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« C’est ça, un adulte »

« C’est ça, un adulte »

 

CHRONIQUE. A quoi un enfant consent-il quand il suit un adulte ? Sophie Fontanel revient sur ce si fragile - et malmené - consentement des enfants.

Le Nouvel Obs, publié le 30 décembre 2019 à 18h18 · Mis à jour le 31 décembre 2019 à 10h53
Temps de lecture 3 min

 

Il est tristement l’homme du moment. Je n’ai pas de sympathie pour cet homme que je croisais parfois, lorsque j’étais adolescente, vers la Piscine Deligny (piscine qui était alors sur le quai Anatole France, à Paris). Et je n’ai pas envie de parler de lui, spécifiquement. Car contrairement à ce qu’en pensent beaucoup d’hommes et de femmes, l’urgence n’est pas de le juger (lui et tous ceux qui ont souri de ses fameuses scènes de dépucelage en tout genre), mais de comprendre, à partir de lui, pourquoi sa revendication n’est pas recevable.

 

Si Gabriel Matzneff a pu agir en s’en vantant presque, c’est que, malgré des tas de discours sur le consentement des enfants, beaucoup de gens sont restés longtemps dans une confusion immense. Ils ont laissé planer cette confusion immense car ils savent l’évidence, à savoir que toute source du désir est confuse, trouble, pleine de zones sombres, d’ailleurs nécessaires. Une vérité, oui c’en est une. Mais dire cela, est-ce que ça suffit ?

 

Une fois qu’on a dit que nous sommes faits d’ambivalences, d’un rapport à la sauvagerie, sans doute même à la cruauté, que le monde n’est pas tout rose, que l’enfant lui-même n’est pas « blanc-bleu »… est-on plus avancé ? Non.

 

Car on sait bien, on devrait savoir, que la réponse n’est pas complète.

 

Pour autant, une fois qu’on a dit le contraire, à savoir que l’enfant est une bulle d’innocence, qu’il n’a pas de désirs sexuels en propre et ne fait que subir le désir des adultes, dit-on le vrai ? Non.

La vérité, c’est peut-être qu’une toute jeune personne, justement parce qu’elle a des désirs, et du genre vertigineux, est à protéger. C’est parce qu’une jeune personne est capable de se précipiter dans la gueule des loups les plus carnassiers, et même en rêvant de se faire dévorer, qu’il faut, en face, des adultes prévenants, responsables. Et pas des prédateurs trop heureux de l’aubaine.

 

Je me souviens de Marc, un ami de mes parents. J’avais 12 ans et, lui… la cinquantaine. Je le trouvais irrésistible, une sorte de Gary Cooper, et j’aimais le respirer. Il m’adorait. Une fois, on faisait tous la sieste, étendus sous des arbres dans le sud de la France. J’ai roulé contre son dos pour le respirer avec encore plus d’insistance que d’habitude. Au milieu du sommeil de tous les autres, je ne sais pas ce que j’essayais, mais j’essayais. Il s’est défait de mon étreinte, s’est retourné et, avec une fermeté totale qui ne m’a pas échappé, m’a dit : « Stop ». D’un simple mot, il m’a permis de grandir sans me perdre dans un dédale.

 

C’est ça, un adulte.

J’ai beaucoup pensé à cet homme ces derniers jours, avec tout ce qu’on entend, et sur ce qu’est un pervers, et sur ce qu’est un enfant.

 

Où serais-je si cet homme n’avait pas dit « Stop » ? Ce jour-là, je ne suis pas allée me coucher près de cet homme parce qu’il m’avait attirée là. C’est moi qui ai insisté pour le coller. Je n’ai pas été coincée par un « vieux messieurs » (je mets le pluriel exprès, comme je le faisais enfant), j’ai bel et bien essayé de voir ce que ça pouvait donner si je continuais d’avancer, aveuglée (mais portée) par ce qu’il faut bien appeler un grand désir.

 

Où serais-je si cet homme, profitant de ce que tout le monde dormait et de ce que l’occasion était trop belle, en plus avec une gosse tellement « consentante », m’avait appris que, si l’on cherche, eh bien l’on trouve… ? !

 

Où serais-je si cet homme en avait profité, puisque j’avais l’air si bien disposée, pour faire avec moi l’éventail de ce que les autres femmes refusaient de faire avec lui, parce que, pas folles les guêpes, adultes et averties, elles ne se faisaient plus avoir, elles savaient l’envoyer se faire voir ?

J’en frémis, rétrospectivement.

 

Ce Marc a bien vu que, si je consentais à tout, c’est parce que je ne savais rien. Il a vu que « pressentir », ce n’était pas « savoir ». Il a vu que « rêver », n’est pas « savoir ». Il a vu que, enfant, bah j’étais assez consentante, comme souvent les enfants : je consentais aussi à manger tous les bonbons à la fois, à rester au soleil des heures, à écraser des abeilles avec la fourchette, à traverser hors des clous…

 

Il a vu. Et il a dit : « Stop ».

 

Parce que c’est ça, un adulte.