Le philosophe Matthieu Duperrex : « Enquêtons sur les états sensibles d’une nature altérée »
Par Nicolas TruongENTRETIEN« Les penseurs du vivant » (10/12). Paysages « sentinelles » de la catastrophe écologique en cours, les deltas permettent de comprendre les entrelacements entre nature et société, explique le philosophe qui étudie les processus d’ensauvagement non programmés.
Entretien. Philosophe, cofondateur du collectif « Urbain, trop urbain », Matthieu Duperrex est docteur en arts plastiques et auteur multimédia. Enseignant-chercheur à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille, il est l’auteur de Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (Wildproject et La Marelle, 2019) et le commissaire de nombreuses expositions, ainsi que du festival d’idées Le Cours de l’eau, la cour et l’eau, qui s’est déroulé au centre d’art La Cuisine, à Nègrepelisse (Tarn-et-Garonne), du 27 au 31 juillet 2021.
Pourquoi cet attrait, à la fois sensoriel, philosophique et poétique pour ces milieux hybrides que sont les deltas ?
Les grands deltas fluviaux sont, presque partout à la surface de la planète, des territoires en forte bascule écologique : érosion du littoral, subsidence [affaissement] des sols, salinisation, concentration des pollutions, perte de diversité biotique, risques de submersion… Ce sont, pour moi, des paysages « sentinelles », où l’on peut développer une sémiotique de la catastrophe en cours. L’entrelacement devenu inextricable du géologique et de l’historique, du non-humain et de l’humain, peut y être perçu de façon plus intense qu’ailleurs.
Pour le Rhône et le Mississippi, qui sont deux grands fleuves « travailleurs » – c’est-à-dire qui charrient des sédiments à une échelle continentale – , je me suis intéressé à la façon dont les entités vivantes, animales et végétales, pouvaient témoigner de cet état d’incertitude et de « mal assurance » d’un sol qui hérite d’une longue histoire géologique et organique et devrait normalement garantir la capacité du vivant à se perpétuer. Mais cela n’est plus aussi automatique, c’est ce que les deltas nous enseignent. Comme le dit le philosophe Bruno Latour, nous sommes en pleine crise de l’engendrement !
Comment peut-on élaborer une nouvelle éthique de la nature dans ces terres fortement altérées par la société industrielle ?
Je dis parfois que nous résidons dans le « crassier », terme qui désigne généralement les rebuts et scories de production de processus d’extraction, de raffinage ou de transformation de la matière. Si l’image est forte, elle n’en est pas moins exacte au sens où il n’existe pas de cercle vertueux, exempt de déchets, dans la création d’objets, de valeurs, de ressources pour la continuité des établissements humains. Il y a toujours une « part maudite », comme l’écrivait Georges Bataille.
La caractéristique de notre époque est que cette part maudite ne constitue pas une simple « externalité négative » que l’on pourrait rééquilibrer dans une comptabilité à partie double. C’est notre milieu ! C’est pourquoi je considère que les injustices environnementales devraient être l’une des premières préoccupations de l’écologie politique : il y a des communautés qui vivent en zone sacrificielle, il y a des populations – généralement des pauvres et des minorités de couleur – qui subissent, dans leurs corps, la « nécropolitique » du capitalisme et du productivisme.
Mais une autre dimension écologique de ce crassier, c’est que s’y développent des féralités, c’est-à-dire des processus d’ensauvagement non programmés et bien souvent indésirables. Ce sont toutes les espèces qu’on a coutume de qualifier d’invasives, elles aussi relevant de la part maudite et nous obligeant à des mesures de rééquilibrage des milieux toujours imparfaites et illusoires en définitive.
L’approche décoloniale de l’histoire environnementale permet-elle de comprendre notre relation à ces milieux brouillés ?
Par exemple, le Maghreb a été, à l’époque du maréchal Lyautey [1854-1934], le terrain d’expérimentation d’un colonialisme vert. Il y a une légitimation par un discours idéologique, selon lequel les « indigènes » avaient eux-mêmes détérioré leur environnement, pour que l’administration française reforeste le Maroc et l’Algérie en important des essences exotiques, des eucalyptus notamment.
L’histoire environnementale est, de ce point de vue, riche en enseignements, car on se rend compte qu’une seule variété d’arbre est alors choisie parmi huit cents poussant en Australie, et c’est justement cette variété (Eucalyptus camaldulensis) qui est actuellement la cible exclusive d’un parasite mortel venu du Mexique, la psylle à gomme. Cette homogénéisation est propice au surgissement de féralités.
Considérez-vous que la crise écologique soit une crise de la sensibilité ?
Je n’irai jamais faire la leçon à un agriculteur qui traite son champ avec des produits phytosanitaires en lui disant qu’il est « insensible ». Ce n’est pas parce que quelques personnes ont appris à réentendre le chant du merle durant le confinement, à la faveur du relatif silence des machines thermiques, qu’on peut parler d’anesthésie de la modernité ou de crise de la sensibilité. Nous vivons, au contraire, un moment où nous n’avons jamais autant enrôlé d’appareils et d’existants pour créer des dispositifs de sensibilité, pour intensifier, justement, notre sensibilité à ce qui nous arrive collectivement. C’est ce que j’ai compris en rencontrant les habitants des deltas, de ces territoires « sentinelles ».
L’esthétique, au sens étymologique du terme, est devenue notre grande affaire. Tout simplement parce que le réchauffement climatique, le cycle de l’azote, les pollutions environnementales ou la sixième extinction des espèces sont de si gros objets que nous devons sans cesse faire un travail d’accommodation et de traduction pour les percevoir. Le développement de la technosphère, qui nous sert de berceau autant qu’elle exige de nous un incessant travail de maintenance, complexifie cette exigence d’intensification de l’expérience.
De grands naturalistes comme Humboldt ou Wallace n’avaient pas à se soucier des milliers de nouvelles molécules chimiques qui sont introduites tous les ans dans nos environnements, ni à se confronter aux perturbateurs endocriniens. Ce qu’on appelait la nature était plus simple, exigeait moins de sensibilité. Or, c’est un impératif anthropologique que d’être sensibles lorsque nous vivons dans une zone critique, dans une fine pellicule propice à la vie, un biofilm où tout compose avec tout.
Pourquoi est-ce par la performance que l’on peut, selon vous, davantage approcher les enjeux du réensauvagement et de ces nouvelles féralités ?
Les pratiques artistiques, la poésie et l’écriture sont si essentielles, parce qu’elles relèvent aussi, avec les sciences, des appareils de sensibilité qui nous rendent disponibles au monde. A condition, bien sûr, que ces créations soient motivées par d’authentiques enquêtes sur les états sensibles d’une nature altérée, et même qu’elles ne consistent qu’en cela : des œuvres comme enquêtes, l’enquête comme œuvre.
Une très grande partie de la création contemporaine est innervée par ce paradigme de l’enquête, ça n’est pas un hasard. J’y vois un espoir d’engagement aussi, car on ne peut déconnecter les avancées en termes de justice environnementale et de droits de la nature, par exemple, des processus d’investigation et de mise en évidence qui permirent à la société civile de se mobiliser. J’ai beau être fermement ancré dans les sciences humaines et sociales, je considère que mes recherches seraient incomplètes sans les pratiques plastiques que je convoque régulièrement (installations vidéo, performances et randonnées artistiques), cela fait partie d’une mise en rituel des savoirs, en quelque sorte.
C’est un peu comme si l’écrivain Allen Ginsberg déambulait le long de l’étang de Berre, comme si le poète Walt Whitman déclamait des vers à Fos-sur-Mer, comme si le philosophe Gaston Bachelard rêvait sur le partage des eaux à Salin-de-Giraud. Avec sa barbe de barde, sa veste kaki, son attirail de captation sonore et ses lunettes octogonales, Matthieu Duperrex parcourt les territoires anthropisés du delta rhodanien. A l’image de ces rizières camarguaises du mas de Guinot, cultivées par Nicolas Crozat, dont les pousses printanières font chatoyer toutes les teintes de vert. Un paysage qui pourrait sembler sauvage. Or, « rien n’est naturel en Camargue », précise Matthieu Duperrex : c’est l’irrigation d’eau douce qui rend la vie possible, sinon toutes les terres seraient salinisées par la mer. Et ce n’est pas pour lui déplaire. Car le philosophe des confins s’intéresse aux féralités, à ces ensauvagements choisis ou subis de notre postmodernité.
Rien n’est naturel, ni les écrevisses « américaines », espèce invasive dont les galeries affaissent les batardeaux [barrages provisoires], ni les flamants roses, espèce artificiellement sauvegardée et irrésistiblement attirée par les plans de riz. « Le flamant rose est notre pire ennemi, j’en fais des cauchemars toutes les nuits », s’emporte Nicolas Crozat, qui déploie gyrophares ou pistolets d’effarement afin d’éviter que ces oiseaux emblématiques envahissent massivement ses arpents et « bousillent tout les semis ». Matthieu Duperrex ne souhaite pas opposer les mondes, celui des défenseurs de la nature et celui des promoteurs de l’agriculture. Il sait que tout est mêlé dans notre monde corrodé. Comme dans la zone portuaire de Fos-sur-Mer, temple de la pétrochimie où stationnent des wagons remplis de chlore et où les fumées des usines de PVC saisissent les yeux, la gorge et le nez.
« Aimer ce monde azoté »
Là, c’est avec Philippe Chamaret, directeur de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions, qu’il a rendez-vous pour un relevé lichénique. En effet, la Xanthoria parietina, ce lichen ordinaire – également appelé « parmélie des murailles » – que chacun peut observer sur un arbre ou un plot en béton –, est une « espèce sentinelle », un « bio- indicateur » dont l’analyse permet de connaître le taux de dichlorure d’éthylène dans l’air, puisque les lichens se nourrissent des particules aériennes, tout comme les coraux le font avec l’eau, explique Philippe Chamaret. Alliance de la nature et des naturalistes : les lichens, mais aussi les oursins, les congres ou les moules renseignent sur le niveau des particules fines présentes sur terre et sur mer. Tout comme la « fourmi moissonneuse », qui récolte des graines tout autour du nid dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres et contribue à la fertilisation de la plaine du Crau, désertifiée par le pastoralisme et le passage de pipelines.
Dans ce paysage aride, où l’on pourrait croiser Cary Grant poursuivi par un avion dans La Mort aux trousses, Matthieu Duperrex lance : « J’essaie d’imaginer ce que pourrait être le cabanon de David Thoreau dans une zone industrielle portuaire. » Une poétique et une politique de la catastrophe écologique inspirées par les enquêtes de l’anthropologue californienne Anna Lowenhaupt Tsing sur « les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme » (Le Champignon de la fin du monde, La Découverte, 2017). Un goût pour « la part maudite » de la mondialité sans doute inscrite depuis l’enfance. En Afrique de l’Ouest, notamment, où son père était conducteur de travaux sur des grands chantiers d’infrastructures et d’où lui viennent des souvenirs de « pêche à la dynamite sur le fleuve Niger et de cruels combats de scorpions » qu’improvisait sa bande de gamins expatriés.
Mais aucune tentation effondriste chez ce bluesman de l’anthropologie des deltas, qui ne déteste pas se mettre à l’harmonica. « Il n’y a pas de désenchantement du monde », déclare celui qui a « besoin d’aimer ce monde azoté ». Au contraire, « il y a comme une mystique profane dans cette révélation d’être un sédiment en devenir, traversé par des minéraux, des éléments chimiques, des forces telluriques, et une vraie qualité de résonance au paysage habité ». C’est même « le point d’appui nécessaire à toute volonté de changement, à tout espoir de lutte écologique », analyse Matthieu Duperrex qui, telle une étonnante fourmi de ces zones pétries d’industries, moissonne les nouvelles terres de la philosophie.