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source: telerama.fr

 

L'Etat-nation serait-il un modèle dépassé?

 

 

Les frontières gommées, la démocratie diluée, l'intérêt général menacé... les Etats-nations n'en mènent pas large face à la globalisation. Au point de bientôt disparaître ?

« L'Etat-nation est devenu un cadre obsolète », déclarait sans ambages le sociologue Albert Ogien, dans un récent entretien à Télérama. « Les élites au pouvoir le savent bien, elles se sont mondialisées depuis longtemps. Les frontières des Etats n'ont plus de sens quand le capital n'a plus de limites, quand la finance s'est autonomisée, quand la libre circulation est devenue la norme, quand les entreprises sont multinationales », poursuivait-il, établissant d'emblée un lien entre mutations de l'Etat et du capitalisme.

Les élites ne sont pas les seules à sentir ce déclin de l'Etat. Aujourd'hui, la crise du système représentatif, la montée de l'abstention aux élections traduisent un constat général d'impuissance des politiques et donc de l'Etat. L'Etat-nation, né sous l'absolutisme, démocratiquement constitué en Europe depuis le XIXe siècle, serait-il un modèle dépassé ? Et où trouver les nouvelles formes institutionnelles de régulation et de démocratie s'il est en si piteux état ?

Sur le plan du diagnostic, il n'y a guère de doute : c'est plus qu'une grosse fatigue, tous les spécialistes sont d'accord là-dessus. Avec la mondialisation, l'Etat perd « à la fois de sa signification et de sa capacité », pour reprendre les termes de Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po. « Le monde qui s'est constitué à partir de la Renaissance reposait tout entier sur la compétition d'Etats-nations qui étaient de poids à peu près égal, de culture semblable et vivaient dans une sorte de perpétuelle association-rivalité. La guerre a ainsi contribué à asseoir ces Etats dans leurs territoires et leurs souverainetés. »

“Aujourd'hui, le territoire ne fait plus sens, parce qu'il n'est plus un obstacle, ni un support aux échanges entre les individus.”

Aujourd'hui, tout a changé. La globalisation a remplacé « la logique de souveraineté par celle d'interdépendance », les frontières ont perdu une grande partie de leur sens, « le marché mondial venant se superposer et bientôt se substituer à la géographie des Etats ». Or ceux-ci sont un phénomène essentiellement territorial. « Aujourd'hui, le territoire ne fait plus sens, poursuit Bertrand Badie, parce qu'il n'est plus un obstacle, ni un support aux échanges entre les individus. »

Pour l'anthropologue Marc Abélès, notre époque est ainsi caractérisée par des phénomènes de circulation intenses : celle des marchandises, de la finance, de l'information, ou encore des populations à travers les migrations. Le problème de l'Etat-nation, c'est qu'il n'arrive plus à maîtriser ces flux. Que peut-il faire seul face aux problèmes liés aux migrations, aux déséquilibres économiques mondiaux, ou confronté à des questions aussi vastes que le dérèglement climatique et les menaces sur l'environnement ?

De nouveaux types de citoyenneté émergent

Contraint par l'adversité, serré dans un costume de plus en plus étriqué, l'Etat doit en rabattre à tous les niveaux. Désormais détenteurs d'identités multiples, sociale, économique, religieuse, les citoyens tendent à lui échapper, ces nouvelles formes d'identification relativisant l'allégeance directe de l'individu à l'Etat. De nouveaux types de citoyenneté émergent ainsi à travers les mouvements altermondialistes ou l'écologie politique.

Comme le note le sociologue Christian Laval, « les institutions publiques produisent la France, produisent les Français, cette étrange réalité politique et culturelle qu'est une nation. Mais on voit se produire des phénomènes que certains, comme le sociologue allemand Ulrich Beck, ont appelé des processus de cosmopolitisation, c'est-à-dire des phénomènes d'hybridation, de pluralisation des identités. Les gens ne sont pas seulement français, ils sont plus que français, autres que français, d'autant plus qu'ils sont bien insérés socialement et disposent d'atouts culturels. »

Transferts de compétences

Les individus ne sont pas seuls à s'autonomiser. C'est également le fait des acteurs économiques et financiers, comme le souligne le professeur de sciences économiques François Morin dans un essai passionnant, L'Hydre mondiale, sur le pouvoir de « l'oligopole bancaire » : auparavant, c'étaient les Etats qui géraient taux de change et taux d'intérêt. Aujourd'hui, c'est un oligopole de banques privées qui s'en charge. Tant pis pour l'intérêt général !

Limités, contournés, les Etats ont dû s'adapter et consentir de substantiels transferts de compétences. Leurs pouvoirs se sont réduits comme peau de chagrin, grignotés par le haut et par le bas. Au niveau supranational, les Etats de l'Union européenne, par exemple, ont abandonné l'essentiel de leurs prérogatives en matière de politique économique et budgétaire. Tant pis pour la démocratie ! Au niveau infranational, ils ont cherché, sous la pression des intéressés, à promouvoir des formes d'autonomie régionale.

“la prolifération de petites nations multiplierait les comportements égoïstes comme le dumping social ou fiscal”

Avec le risque de la fragmentation, comme s'en inquiète l'éco­nomiste Laurent Davezies dans un livre au titre explicite, Le Nouvel Egoïsme territorial. D'autant plus que si, historiquement, les revendications d'indépendance étaient le fait des régions pauvres, qui s'estimaient perdantes dans le jeu de l'intégration nationale, « depuis une vingtaine d'années, avec la mondialisation et la mise en compétition généralisée des territoires, elles viennent des régions riches, comme la Catalogne, l'Ecosse ou le nord de l'Italie. Les conséquences, prévient-il, seraient catastrophiques en termes de redistribution et de solidarité. On entrerait alors dans un système compliqué et dangereux de prolifération de petites nations qui multiplierait les comportements égoïstes comme le dumping social ou fiscal. »

« C'est grave, docteur ? » Oui, répondent les spécialistes. Au point que l'Etat serait devenu une forme obsolète ? Les avis divergent. Pour Marc Abélès, dont le livre porte un titre en forme de manifeste (Penser au-delà de l'Etat), c'est évident. « Interdépendance et interconnexion sont devenues l'alpha et l'oméga des logiques qui dominent la planète. A chaque fois qu'un problème se pose, nous voilà contraints de chercher des solutions au plan supra- ou trans-national. Il est urgent de sortir de cet imaginaire des années 1960, arrimé à une territorialité, encadré par des frontières. On voit bien que les questions liées au terrorisme, au développement économique, aux questions financières, ne sont pas assignables à un lieu. Elles portent une part de localité mais en interdépendance avec la globalité. »

L'Etat-nation, une idée jeune

Pour Laurent Davezies, au contraire, l'Etat-nation est une idée jeune, dont la forme moderne ne remonte qu'au début du XXe siècle, liée à l'expansion de la social-démocratie. « A quoi sert-il ? A mettre en œuvre des dispositifs qui sont utiles au plus grand nombre, par des mécanismes de mutualisation et de redistribution, l'éducation publique, la sécurité publique, et toutes les politiques qui permettent de lutter contre les inégalités. C'est tout sauf ringard ! »

Voila la question qui fâche et divise la gauche : l'Etat est-il un rempart contre les excès du néolibéralisme ? Certains soutiennent que le cadre national est le seul qui donne prise, parce qu'il y a encore un Etat qui peut agir ; d'autres défendent la nécessité d'une action solidaire internationale, impérative face aux pouvoirs économiques et financiers eux-mêmes internationalisés. D'autant plus, note Christian Laval, que l'Etat, loin d'être une victime de l'expansion du marché, en a au contraire favorisé le développement. « Il a changé de fonction. Il était le garant de l'indépendance nationale, administrant un territoire et une population, il était devenu la grande agence de redistribution en faveur de la croissance et d'une certaine égalisation des conditions de vie. Avec le néolibéralisme, il participe à la construction de l'espace économique mondialisé en contraignant ses populations aux logiques de compétitivité et de concurrence : réduction des droits sociaux, réformes du marché du travail, etc. »

Développer le multilatéralisme

Il serait pourtant prématuré de rédiger nécrologie et faire-part. Même affaibli, l'Etat exerce toujours ses fonctions, des formes de régulation, de production juridique, dans de nombreux domaines où il garde sa légitimité et son efficacité : l'éducation, la santé, les transports. Il dispose d'autre part de la justice, de la police, de l'armée. Mais il va probablement devenir un niveau parmi d'autres de gouvernance et de démocratie.

Pour Bertrand Badie, ce qu'il faut développer pour l'instant, c'est le multilatéralisme, c'est-à-dire l'organisation interétatique. A la fois global et social, car la mondialisation est porteuse de graves inégalités. « Le multilatéralisme doit être un peu moins obsédé par les questions géostratégiques classiques et plus porté à interroger les questions sociales internationales. Et s'il devient social, les Etats n'en seront plus les acteurs uniques. Il faudra y associer les ONG, les syndicats, les réseaux associatifs, les collectivités locales. »

Des fédérations de communs à tous les niveaux

Dans son livre Commun, écrit avec le philosophe Pierre Dardot, Christian Laval met en avant le retour du citoyen actif, impliqué dans tous les domaines de la vie quotidienne, logement, santé, éducation, énergie. Les deux auteurs montrent comment ce mouvement du « commun », érigé en principe politique selon lequel les participants établissent eux-mêmes leurs règles de fonctionnement, peut devenir une alternative aux systèmes représentatifs actuels. Ils imaginent des fédérations de communs à tous les niveaux, jusqu'à l'échelle mondiale. « Nous espérons, précise Christian Laval, que des juristes, des politiques, des associations se saisissent de cette idée pour inventer, envisager quelles pourraient être les institutions les plus viables. C'est ainsi que se créent des mondes politiques nouveaux. »

Dans un tel cadre, l'Etat et les administrations, les collectivités locales, les grandes métropoles, seraient pris dans un ensemble d'interdépendances et d'interactions, échangeant expériences et réflexions. « Le système serait plus fluide et la question de la spécificité nationale, de plus en plus transgressée », note Marc Abélès, qui parie lui aussi sur l'élargissement de l'imaginaire citoyen. Les nouvelles manières de considérer la démocratie que l'on a vues à l'œuvre récemment, partout dans le monde, dans les mouvements de protestation, rassemblements ou occupations de place, pourraient ainsi préfigurer les formes que prendront demain la politique et ses institutions. L'Etat n'est pas mort, il faut le réinventer.