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Hôpital : la crise ne cesse d’enfler aux urgences

 

Avant même la période estivale, de nombreux services se retrouvent obligés de réduire leur activité, parfois même de fermer la nuit. De grands centres hospitaliers comme le CHU de Bordeaux sont désormais touchés.

Par Camille Stromboni, Gilles Rof(Marseille, correspondant) et Claire Mayer(Bordeaux, correspondante)

 

Devant les urgences de l’hôpital Pellegrin, à Bordeaux, le 19 mai 2022. Devant les urgences de l’hôpital Pellegrin, à Bordeaux, le 19 mai 2022. UGO AMEZ POUR « LE MONDE »

Une grande tente dressée à l’extérieur, des membres de la protection civile… l’accueil est pour le moins surprenant à l’entrée des urgences du centre hospitalier universitaire (CHU) Pellegrin, à Bordeaux. Après 17 heures et jusqu’à 8 heures du matin, les patients qui arrivent découvrent en effet porte close. Du jamais-vu. A la place, cet avant-poste avec des bénévoles à l’uniforme bleu marine et orange, chargés de trier les urgences les plus graves. « Hier, quelqu’un est arrivé, il faisait un œdème. On l’a immédiatement fait entrer », raconte l’un d’entre eux posté avec quatre autres diplômés de secourisme, jeudi 19 mai, pour bien signifier que les urgences vitales ou aiguës continuent à être prises en charge. « Quand on a un doute, l’infirmier de garde vient voir de quoi il retourne », rassure-t-il aussi.

Ces bénévoles sont désormais là chaque soir, jusqu’à 22 heures, pour évaluer l’état d’un patient qui se présenterait de lui-même alors que la population a été appelée à en passer par un appel au SAMU avant de venir. Passé ce créneau, les citoyens sont invités à contacter eux-mêmes le 15 à partir d’un interphone.


Un fonctionnement très dégradé le soir et la nuit auquel a dû se résoudre le grand centre aquitain depuis le 18 mai. Et qui inquiète déjà les autres établissements de santé, nombreux à voir la tension monter dans leurs services d’urgence, avant même la période estivale. En cause, explique le professeur Philippe Revel, chef de service des urgences et du SAMU bordelais, la pénurie de personnel médical et paramédical. « Il nous manque 40 % d’effectifs, résume-t-il. Pendant la crise du Covid, tout le monde a fait corps, mais maintenant, tout le monde lâche et les départs se sont accélérés. »

 

Depuis mai, il a fallu descendre à seulement deux médecins urgentistes la nuit, au lieu de trois. « Les conditions de travail ne sont plus acceptables », poursuit le professeur Revel, d’où cette nouvelle configuration qui doit permettre de réduire les entrées au minimum, et d’assurer la sécurité des prises en charge. « L’erreur médicale, c’est ce qui nous inquiète particulièrement, reprend l’urgentiste. Si dans les premiers jours, des problèmes apparaissent, ça sera très compliqué. » Heureusement, la première nuit de fermeture a été plutôt calme. Les urgences voisines de l’hôpital Saint-André ou de la polyclinique de Bordeaux nord restent, elles, ouvertes à toute heure.

 

« Complètement étranglé »

La situation dans la région est néanmoins critique, selon l’urgentiste Chloé Carruesco :« Le marasme est général, la situation de tension devient dangereuse pour les patients. » Les urgences de Sarlat (Dordogne), Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques), Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), Lesparre-Médoc (Gironde), ou encore Jonzac (Charente-Maritime), ferment par intermittence depuis plusieurs semaines.

Le Sud-Ouest est loin d’être un cas isolé. Jour après jour, la liste des services en crise s’allonge, allant des territoires ruraux aux villes moyennes, jusqu’à voir apparaître les « paquebots » du système hospitalier comme Bordeaux, ou encore Rennes et Grenoble. Selon le recensement du syndicat SAMU-Urgences de France, qui vient d’être transmis à la nouvelle ministre de la santé, Brigitte Bourguignon, quelque 120 services – soit environ un sur six – se retrouvent en « difficulté majeure » au 20 mai, obligés d’en arriver à des « fermetures d’activité, partielles ou totales ». Près de la moitié de la trentaine de CHU y figure.


Le dossier explosif risque ainsi de s’imposer bien vite à la nouvelle locataire du ministère de la santé sans pouvoir attendre la fin de la campagne des législatives, pointe-t-on chez les hospitaliers, qui appellent à des mesures immédiates. « La situation est catastrophique, c’est une première d’en arriver là, relève Louis Soulat, vice-président du syndicat et chef du SAMU et des urgences au CHU de Rennes. On ne voit plus de lumière au bout du tunnel. » Lui et ses collègues alertent la ministre dans une lettre sur le « désastre sanitaire » à venir cet été si rien n’est fait.


Comment en est-on arrivé là ? En face d’une pénurie qui touche de plein fouet la médecine d’urgence, les passages dans ces services en première ligne à l’hôpital n’ont cessé, eux, d’augmenter ces dernières décennies. Notamment avec la progression de la désertification médicale, qui s’y est bien souvent répercutée, l’hôpital étant le lieu de dernier recours pour de nombreux citoyens. Et la sortie de la crise du Covid-19 a vu exploser de nouveau les maux récurrents dans ces services d’où était partie la mobilisation inédite des hospitaliers de 2019, dénonçant les conditions de travail et la mise en danger des patients.

Au CHU de Rennes, le nombre de passages a crû de 30 % par rapport à la même période avant le Covid-19, rapporte le docteur Louis Soulat. Avec un mécanisme qui vient percuter plusieurs grands centres hospitaliers : le report des patients des centres alentour qui ferment en cascade de plus en plus souvent. En l’occurrence Redon, Vitré, Fougères (Ille-et-Vilaine) ou encore Laval (Mayenne). « On est complètement étranglé », reconnaît Louis Soulat.

 

« Résignation »

Aux hôpitaux universitaires de Marseille (AP-HM), « la dégradation a commencé il y a deux ans mais s’est accélérée lors des six derniers mois », rembobine Jean-Luc Jouve, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HM, qui y voit des « causes multifactorielles ». Vagues successives du Covid-19, changement dans la gouvernance des services qui a un temps déstabilisé les équipes, fatigue générale face à des conditions de travail sans cesse plus dégradées, attrait d’un secteur privé qui paye mieux avec moins de contraintes : l’AP-HM a vu les médecins s’éloigner, un par un. Avec désormais 20 urgentistes manquants, sur les 48 postes des services de la Timone et de l’hôpital Nord. « Il y a deux ans, ils descendaient encore dans la rue pour défendre l’hôpital public. Aujourd’hui, ils s’en vont en silence. C’est de la résignation », note, désemparé, le professeur Jouve.


Amine Ayari est l’un de ces médecins qui sont partis. Après la deuxième vague du Covid-19, très violente à Marseille, fin 2020, ce généraliste a préféré quitter un service qu’il dit apprécier, « épuisé par la charge de travail et le mode de management féodal de l’hôpital ». Rappelé ces derniers jours par ses anciens collègues, il reviendra pourtant leur prêter main-forte cet été. « Pas pour l’argent, mais pour ne pas laisser tomber les copains », reconnaît-il, estimant qu’il sera payé « trois fois moins que dans le privé ». « Ils ne sont pas nombreux ceux qui acceptent de revenir », tempère Céline Meguerditchian, chef de service de la Timone depuis février, qui a décroché son téléphone pour battre le rappel et se dit aujourd’hui « très inquiète pour l’été ». A Marseille, la belle saison est synonyme de hausse de près de 20 % de passages aux urgences.

Pour tenter de faire face, l’AP-HM a préparé un bataillon de mesures, avec des renforts de médecins d’autres services, des spécialistes algériens et tunisiens, des généralistes, l’organisation d’une meilleure régulation pour répartir la traumatologie bénigne dans d’autres établissements, ou encore un élargissement des horaires des maisons médicales de garde à partir du 1er juin… « Avec les congés, le tableau d’août n’est pas bouclé, reconnaît néanmoins la cheffe de la Timone. Si on n’y arrive pas, il faudra penser à des mesures radicales, comme à Bordeaux. »

« Nous prenons plus de risques »

Les causes de ce mal sont complexes, au-delà du manque d’urgentistes. « Les urgences cristallisent les problèmes de tout l’hôpital et de l’ensemble du système de santé », pointe Rémi Salomon, à la tête de la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU. Les fermetures de lits dans tous les autres services de médecine, qui se sont multipliées depuis la rentrée faute d’infirmiers en nombre suffisant, viennent ainsi les percuter directement. C’est la question récurrente des lits « d’aval », introuvables pour les urgentistes qui veulent hospitaliser leurs patients. Résultat : c’est l’engorgement. Et le cercle vicieux de soignants qui n’en peuvent plus de chercher des lits et quittent les services.


Au centre hospitalier régional d’Orléans, le décès d’une patiente, retrouvée sur un brancard, le 28 mars, alors que les infirmières avaient sous leur responsabilité plus d’une vingtaine de patients – contre un ratio de 8 à 10 jugé acceptable –, a été la goutte d’eau de trop. La quasi-totalité des personnels paramédicaux se sont retrouvés en arrêt-maladie, et le service a réduit au maximum son activité, avant une reprise progressive ces derniers jours, au retour des équipes. « On n’a pas eu d’avancées significatives, donc quand l’activité va reprendre normalement, on va se retrouver dans la même situation, et ce sera des départs massifs de soignants », craint le docteur Matthieu Lacroix, toujours en « grève » avec ses collègues (et réquisitionnés pour travailler).


« Avec parfois 40 patients à gérer en même temps par médecin, le risque d’erreur est important et chacun le redoute, confirme le docteur Marc Blancher, chef des urgences adultes du CHU de Grenoble. Nous nous mettons en danger psychologiquement et physiquement, mais nous craignons surtout de mettre les patients en danger. » Une quinzaine d’urgentistes ont quitté les urgences grenobloises en mai, obligées de réduire la voilure, alors que les quatre autres services du territoire fonctionnent eux aussi en mode dégradé, pour certains avec des fermetures. « Nous tenons encore le coup grâce à l’effort collectif de l’ensemble des équipes des urgences, des acteurs du territoire, et des médecins des autres services, tout le monde se mobilise, souligne Marc Blancher. Mais on redoute que ce fragile équilibre lâche bientôt. » La situation extrême bordelaise, avec ce tri à l’entrée des cas les plus graves la nuit, a pu se produire parfois ces dernières semaines à Grenoble, mais seulement quelques heures. « On fait tout pour ne pas en arriver là », soutient-il.


La régulation des appels au SAMU devient elle aussi acrobatique. « Nous prenons plus de risques », reconnaît Marc Blancher. Pas pour les urgences vitales, mais pour d’autres appels : « Nous n’avons parfois plus aucune solution à proposer. »