Chaque semaine, Courrier international explique ses choix éditoriaux, les hésitations et les débats qu’ils suscitent parfois dans la rédaction. C’est l’Amérique latine, où la colère gronde de l’Équateur à la Colombie en passant par la Bolivie, qui s’est imposée à la une du numéro en kiosque ce jeudi 28 novembre.
Il a suffi d’une image, celle de militaires déployés à Santiago dès le début des manifestations contre la hausse des prix du métro, le 18 octobre, pour que nous mesurions à quel point la situation au Chili avait atteint un stade critique. “Nous sommes en 2019, et j’écris pendant un couvre-feu. Un mot d’une autre époque, d’une période que le Chili croyait avoir dépassée pour toujours. La dernière fois que les militaires ont patrouillé dans Santiago pendant un couvre-feu, c’était en 1987 [Pinochet était encore au pouvoir]”, s’était ému d’emblée le journaliste Daniel Matamala sur le site de CNN Chile.
Depuis, Sebastián Piñera, le président chilien, a limogé une partie de son gouvernement, levé l’état d’urgence, annoncé une réforme constitutionnelle pour 2020… Mais les manifestations continuent, malgré les morts, malgré les concessions. La coupe est pleine, semblent dire les manifestants, qui attendent des changements de fond.
Deux semaines avant les événements au Chili, c’est d’Équateur que le séisme politique qui semble frapper toute l’Amérique latine est parti. La Confédération des peuples indigènes s’est mobilisée contre les réformes économiques imposées par le Fonds monétaire international. Et puis il y a eu la Bolivie, la “réélection”, largement contestée – pour un quatrième mandat –, d’Evo Morales, rapidement contraint de démissionner et de s’exiler au Mexique. Lâché par les militaires, après quatorze années à la présidence, il n’a pas renoncé à revenir au pouvoir, et des jours sombres s’annoncent pour son pays.
C’est en raison du départ d’Evo Morales que nous avons décidé de consacrer la couverture de ce numéro à l’Amérique latine. Jusque-là, nous avions traité les manifestations, la colère, pays par pays. Mais la contagion des crispations a orienté nos recherches vers d’autres articles qui expliqueraient ce que vit le continent. Comme cet article de fond publié par Animal Politico. Pour ce site mexicain, au Chili, en Bolivie, en Équateur…, les citoyens, lassés par la corruption et la ségrégation sociale, refusent aujourd’hui d’être les laissés-pour-compte de démocraties élitistes et clientélistes. “L’Amérique latine est la région la plus inégale du monde, écrit le site, non seulement en matière de revenus mais aussi d’accès aux droits.”
En Équateur, le gouvernement a fini par céder. C’est peut-être un espoir pour les autres pays. Dans un continent marqué par des années de dictature, au Chili, en Argentine, au Brésil…, les démocraties restent fragiles, et les fantômes des caudillos ne sont jamais très loin. Au Nicaragua, où Daniel Ortega réprime à tout-va ses opposants depuis des mois ; au Venezuela, où malgré les ressources pétrolières le peuple meurt de faim, et où les espoirs nés des révolutions (sandiniste, bolivarienne) ont tourné court. L’échec du Parti des travailleurs au Brésil a favorisé l’élection de Jair Bolsonaro. De même que l’acharnement d’Evo Morales à se maintenir au pouvoir a conduit les militaires à revenir dans le jeu. C’est tout un continent qui est en train de s’effondrer sous nos yeux, tel un château de cartes. Gare au retour de flamme.