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Mondialisation, inégalités, dérèglement climatique : qui du capitalisme ou des Etats est-il le plus dans l’impasse ?

 

 

Interrogé par le Point, Bruno Le Maire a critiqué un capitalisme dans l’impasse, rejetant d’un côté le « capitalisme financier américain » et le « capitalisme d'Etat chinois ». Il a insisté sur certains défauts du capitalisme : hausse des inégalités à l’échelle mondiale, problèmes environnementaux, montée des régimes autoritaires.

Atlantico.fr : Pour autant, le capitalisme tel que nous le connaissons n’a-t-il pas des avantages ? Quels sont ces avantages et quels sont les véritables problèmes qu’il crée ?

Michel Ruimy : Le capitalisme repose sur un ressort essentiel : l’accumulation du capital dans le but unique d’accroître encore et toujours la rentabilité de celui-ci (le profit). S’il est dominant aujourd’hui dans le monde en tant que modèle économique, sa généralisation apparaît comme ambivalente : il est un facteur de progrès mais également un facteur d’inégalités. Pour appréhender ses avantages, un critère objectif d’appréciation est, sans surprise, la croissance économique.

Dans une perspective historique, le capitalisme a été un bon moyen, pour nos sociétés, de s’enrichir et de se développer. Son avènement a été, par exemple,bénéfique à la Révolution industrielle du fait de nombreuses innovations et / ou de l’apparition de nouvelles branches industrielles. Mais, il a été favorable aussi au développement économique dans le sens, où la hausse du facteur capital a influé sur la productivitédu travail et permis une certaine « libération de la main-d’œuvre », notamment les enfants et les vieillards qui, avant cela, étaient obligés de travailler. En complément de cette libération, de nouvelles lois sont apparues : loi Ferry (1882) assurant un enseignement pour une partie des enfants, lois limitant le travail des enfants. Puis, on a pu également constater une ébauche par rapport aux droits de retraite en Allemagne (1890) ou en France (1910). Ainsi, une certaine amélioration du bien-être a pu découler de cette libération. 

Aujourd’hui, le capitalisme n’est pas uniquement américain ou chinois. Il est protéiforme. Primo, il y a le « capitalisme dirigé », où l’Etat essaie d’orienter le marché, en soutenant les industries qu’il pense prometteuses que l’on peut rencontrer en Asie du Sud-est (« capitalisme à la chinoise »). Secundo, il y a le « capitalisme oligarchique », caractérisé par une concentration du pouvoir et de la richesse entre quelques mains (la majorité des pays de l’Amérique Latine et de l’Afrique, le Moyen Orient). Tertio, il y a le « capitalisme de grande entreprise », où l’essentiel de l’activité est mené par les grandes entreprises (Europe continentale, Japon) et enfin, le « capitalisme entrepreneurial », qui laisse un rôle significatif aux petites entreprises innovantes (les Etats-Unis).La particularité de cette typologie est que, dans la réalité, ces différents types de capitalisme peuvent se combiner et donner, à une époque et un pays donnés, un mélange spécifique. La France d’après-guerre, celle de la reconstruction, est un mélange de « capitalisme dirigé » et de « capitalisme de grande entreprise ».

Le capitalisme actuel des pays développés oscille entre le « capitalisme de grande entreprise » et le « capitalisme entrepreneurial ». Les avantages du premier peuvent se résumer aux économies d’échelles. Les grandes firmes se caractérisent, en effet, par l’ampleur de leurs moyens de production et de leurs marchés, et peuvent rentabiliser leurs investissements au fur et à mesure qu’elles produisent : le coût par unité produite décroît avec l’échelle de la production. Cela permet de diffuser rapidement et à grande échelle de nouveaux produits et de nouvelles techniques, mais en même temps elles conduisent à la formation d’oligopoles et de monopoles, à la création de rentes de situation, qui n’incitent pas véritablement à innover, mais plutôt à dissuader les innovateurs et concurrents potentiels. Quant au « capitalisme entrepreneurial » que l’on peut définir comme le système où un grand nombre d’acteurs au sein de l’économie ont non seulement une incitation et une volonté incessante d’innover, mais aussi entreprennent et commercialisent des innovations qui peuvent être disruptives. 

Frédéric Farah : Les propos de Bruno Le Maire sont pour le moins curieux, car déplorer d’un côté certains travers du capitalisme, et de l’autre les nourrir par la politique économique conduite par le gouvernement auquel il appartient est pour le moins singulier. 

Le capitalisme est un système économique et pas une doctrine, et ne doit pas se confondre avec une doctrine comme le libéralisme.  Le terme capitalisme a fait l’objet d’approches bien différentes. Pour certains, c’est un mot de combat. La littérature économique et historique est suffisamment abondante pour nous inviter à admettre qu’il existe plusieurs formes de capitalisme dans le temps et dans l’espace.  Des auteurs divers Marx, Weber, Sombart, Braudel ou de manière plus récente des économistes comme B Amable nous offrent les caractéristiques ou des définitions du phénomène. 

Ces précisions sont importantes, car ce mot dans la bouche des acteurs et des commentateurs revêt des significations changeantes.  Comme aurait dit Marx à propos du capital plus que du capitalisme « c’est un processus sans sujet » En somme, personne n’a rencontré le capitalisme ou la mondialisation, dire le capitalisme veut telle ou telle chose est étrange car ce ne sont pas des sujets qui expriment des volontés. 

A des fins de clarté, je retiendrai la définition de P Dockes dans son monumental travail « le capitalisme et ses rythmes »,« le capitalisme est un système économique où les propriétaires de capitaux détiennent une forme ou une autre de domination sur le travail, récupèrent l’essentiel du surplus au-delà des coûts de production, orientent l’économie »

Cette définition est éclairante car elle montre bien des avantages et inconvénients de ce système. Il permet une accumulation du capital sans précédent, base de l’investissement, de ce fait, il autorise par sa plasticité de diffuser l’innovation et de s’adapter. Par dérivation ou abus de langage, on peut dire qu’il crée de la richesse. En réalité, la valeur est créée par les travailleurs, et les capitalistes récupèrent ce surplus.  Ici Marx est un penseur fécond sur la notion de plus-value et sur son extraction. Ce système garantit aussi les droits de propriété qui ont été jugés par certains comme essentiels au développement économique. 

Mais ce système qui mobilise de manière impressionnante main d’œuvre et capital produit certes une richesse, mais est profondément inégalitaire, dévoreur d’énergie et génère de la pollution, fabrique des crises de surproduction, et crée des rapports de domination. Il fabrique aussi de puissants monopoles de fait qui devraient inquiéter les défenseurs de la concurrence

Ce système a réussi brièvement à se stabiliser après la seconde guerre mondiale car il a été arraisonné par la démocratie économique, la répression financière d’après-guerre a empêché le retour des crises de ce type, et les mécanismes de redistribution ont limité sa dimension inégalitaire. 

Depuis les années 1980, ce système retrouve des marges de manœuvre et son expansion prend le nom de mondialisation, et provoque à nouveau inégalités. Les atteintes à l’environnement continuent et n’ont jamais cessé d’ailleurs. Les Trente glorieuses n’affichent pas à ce niveau des résultats très encourageants. La croissance d’après-guerre est très polluante. 

Mathieu Mucherie : Si le capitalisme financier a bien des effets négatifs, ceux-ci auraient pu être résolus par l'Etat s'il avait été composé de ministres efficaces, de gens de pouvoir influents et légitimes. Ce n'est pas le cas de Bruno Le Maire. D'ailleurs, le fait que ce soit Bruno Le Maire qui émette cette critique est intéressant. Bruno Le Maire est quelqu'un dont le patron a gagné trois millions en trois ans chez Rothschild alors qu'il ne connaissait rien au M&A à l'âge de 29 ans puisqu'il n'avait aucune compétence en fusion-acquisition. Il faudrait donc d'abord que Bruno Le Maire et Emmanuel Macron regardent leur propre CV avant de parler de capitalisme financiarisé. Bruno Le Maire avait fait 3% chez LR : il a réussi à bien se revendre auprès de LREM, idem pour Emmanuel Macron auprès des Français. Il faut néanmoins une bonne dose de sans gène pour récupéré des chèques de plusieurs millions et annoncer que le capitalisme est "fou", comme l'a dit Macron dans un sommet il y a deux semaines. Ceci est un préalable : il faut que ces personnes s'interrogent sur leur CV, leur environnement et soient un peu plus conséquents dans leurs paroles. Ils ne sont pas les mieux placés pour nous parler de ces dérives.

Deuxièmement, Bruno Le Maire s'exprime beaucoup. Il convient de rappeler qu'aujourd'hui, le Ministre de l'Economie en France n'a plus aucun pouvoir, contrairement aux années 1980 : il n'a plus le contrôle des changes, la réglementation est largement assurée par Bruxelles, la monnaie est sanctuarisée à Francfort etc. Bruno Le Maire n'a plus que le ministère de la parole. Macron avait utilisé ce ministère pour faire des relations publiques pendant deux ans, lui s'en sert pour se prononcer dans la presse sur différents sujets en général de façon assez inconséquente. Il a taxé les Gafa dans la presse, crée un internet européen dans la presse etc. : il s'exprime donc beaucoup dans la presse sur un certain nombre de sujets qui le dépassent complètement (le capitalisme en fait partie). Il n'y a plus aucun lien aujourd'hui entre ce que peut dire un ministre de l'économie français et la situation de l'économie : c'est tout l'inverse du rôle de Mario Draghi qui s'est prononcé hier quant à la politique économique de la BCE à partir de septembre. Il ne faudrait donc pas parler de capitalisme financiarisé mais d'un capitalisme qui a été en grande partie sanctuarisé auprès de banquiers centraux indépendants. Les marchés qui font le travail d'exécution des banquiers centraux indépendants et tout cela a été organisé par les prédécesseurs de M. Le Maire dont la parole est donc aujourd'hui démonétisée. Bruno Le Maire répète des poncifs qui ont beaucoup de retard, inspirés par les idées de Michel Albert, la théorie de la régionalisation etc. La réalité a beaucoup évolué depuis et son propos sur le "capitalisme d'Etat chinois" est dépassé. L'Europe est un magma de puissances très contrasté, ne serait-ce qu'à l'intérieur des Etats-nation, entre les métropoles et la diagonale du vide.

L’Etat-nation a-t-il sa part de responsabilités dans l’absence de traitement de ces éventuelles« externalités négatives » du système productif ? Son impuissance face à la mondialisation des échanges financiers ou commerciaux est-elle associée à sa nature ?

Michel Ruimy : On dit souvent que capitalisme et démocratie vont ensemble. Ceci ne se vérifie pourtant pas dans l’Histoire. La Chine, l’Inde, le Japon, les États-Unis…, à chacun son capitalisme.

Ce système économique a, toutefois, existé avant la démocratie, et ce n’est pas vrai aujourd’hui en Chine. On dit aussi que le capitalisme appelle un État minimum, mais historiquement, au cœur des grandes réussites capitalistes, il y a toujours un État fort, et en Chine, il y a un État tout-puissant.Il n’y a donc pas de modèle unique du capitalisme. Malgré l’idéologie de la mondialisation censée conduire à un seul modèle, chaque pays ou zone régionale doit chercher une voie conforme à son Histoire, à sa culture, à sa géographie. En ce sens, un Etat-nation « fort » a encore son utilité. 

Prenons l’exemple de la Chine. Elle est une économie capitaliste sans les institutions habituelles du capitalisme.Le capitalisme chinois est, au fond, assez proche de ce qu’a été jadis le système oligarchique du capitalisme vénitien. Le capitalisme vénitien, c’était l’État. Et l’État, c’était le capitalisme vénitien. Personne ne pouvait s’affranchir du système.Mais, c’est aussi 4 000 ans d’histoire d’un pays obsédé par son unité et la hantise de l’éclatement de l’URSS après les réformes de Gorbatchev. Les grandes menaces aujourd’hui sont la dualité de la société chinoise (la majorité de la population est encore paysanne, et quelques centaines de millions sont dans l’économie mondiale), le développement d’un sous-prolétariat urbain et la modération des salaires qui est en train de céder la place à une explosion de ceux-ci. Cela demande un contrôle social très fort.

Face à la Chine et aux Etats-Unis, la problématique des Etats européens est dès lors de garantir, dans une économie mondialisée, la rentabilité des innovations (intelligence artificielle, technologies quantiques…) en protégeant les droits de propriété, notamment intellectuelle, mais éviter que cette situation ne débouche sur des monopoles conservateurs. Pour cela, elle devrait développer, en dépit de certains dysfonctionnements, une forme de capitalisme conjuguant le « capitalisme de grande entreprise » et le « capitalisme entrepreneurial », le second servant à produire des innovations, le premier à les diffuser sur le marché. L’exemple type de ce mélange réussi et de son effet sur la croissance sont les Etats-Unis de ces dernières années. Or, cette combinaison des deux types de capitalisme revient, en fait, à prendre une position de compromis dans le débat académique sur le lien entre monopole et innovation : les situations de monopole entravent-elles l’innovation, comme par exemple les GAFAM voire les BATXou, à l’opposé, les rentes de monopole garanties par les brevets sont-elles le premier moteur, l’incitation la plus forte, pour la recherche et développement ?

Frédéric Farah : L’Etat nation reste l’échelon pertinent pour entendre le monde d’aujourd’hui. La Chine, l’Inde, le Brésil pour ne citer qu’eux se pensent comme des Etats nations, qui désormais s’invitent dans le jeu planétaire depuis plus de vingt ans maintenant. Il n’y a que l’Union européenne qui cède aux chimères du monde post national et a érigé son impuissance politique en système. Les Etats nations particulièrement en Europe se sont dépossédés d’outils d’actions, confiant de plus en plus leurs destins à des forces dites de marchés. Ils ont transféré bien de leurs attributs à des acteurs privés, lorsque vous voyez le pouvoir qui est donné à des multinationales dans les traités dits de deuxième génération comme le CETA ou celui avec le Japon, les Etats organisent leurs faiblesses. On pourrait dire de même en matière numérique, nous aurions pu avoir un autre destin que de celui d’être dépendant des GAFAM si nous n’avions pas vendu où brader nos entreprises dans ce domaine. 

La libre circulation des capitaux et la financiarisation de nos économies, ce sont les Etats qui en ont été les instigateurs. 

Mais les Etats Unis par leur principe d’extraterritorialité de leur droit affiche souvent une puissance redoutable. 

Il n’y a pas de forces économiques qui s’imposent aux Etats, lorsque nos gouvernements déploient la rhétorique de l’adaptation, ils promeuvent un discours de l’impuissance. Brader les actifs publics comme les aéroports, les autoroutes, perdre le levier de sa politique commerciale pour communier dans le libre échange à l’échelle européenne sont des choix conscients et aussi délétères. Mais l’actuel pouvoir a trouvé moyen de se donner un blanc-seing pour toutes ses errances en invoquant en permanence un mantra « j’assume ».

Mathieu Mucherie : Les pays qu'on ne pourrait pas qualifier de capitalistes avancés n'ont pas encore résolu leurs problèmes d'inégalités et d'environnement. Le respect de l'environnement de l'URSS était tout à fait hasardeux. Quant aux pays qui ont renoncé à la voie du capitalisme, notamment le Venezuela, sont fortement frappés d'inégalités. Le capitalisme a toujours été accusé soit d'être inefficace soit d'être trop efficace, soit de ne pas produire assez soit de produire trop, etc. C'est un sujet énorme et ce n'est pas une interview au Point qui peut le faire avancer. Il faudrait que le ministre de l'Economie explique quel type de société il voudrait et quel est le lien entre sa fonction et sa capacité à atteindre cet idéal, surtout s'il nous met dans un chapeau européen sur lequel il n'a aucune prise. Il faudrait par exemple qu'il explique comment démocratiser le capitalisme alors qu'il a donné 80% du pouvoir de régulation économique aux banquiers centraux indépendants, c'est-à-dire des gens qui fonctionnent en vase clos et ne rendent pas compte de leurs business. Si on encourage pas la participation, il n'y aura jamais de capitalisme participatif. Le problème du capitalisme, ce n'est pas son efficacité, c'est qu'il n'y a généralement pas assez de personnes autour de la table pour en profiter. Il s'agit donc d'avoir plus de capitalistes, c'est-à-dire prôner le distributisme. Le Général de Gaulle avait avancé en termes de distributisme mais a été dégagé parce qu'il allait trop loin dans cette voie là. Il faudrait recréer un vrai intéressement aujourd'hui. Le gouvernement a indiqué qu'il souhaitait qu'en 2030 il y ait 10% des salariés dans les entreprises françaises qui soient actionnaires. Dans la presse aux ordres, l'idée est qu'il s'agit d'un programme ambitieux : ce n'est absolument le cas.

"Démocratiser le capitalisme" est un slogan qui ne cache aucune connexion avec la réalité, par exemple obliger les entreprises à augmenter l'intéressement des salariés à leur entreprise etc. La loi PAT, par exemple, ne met rien de concret en place : elle entend réduire les inégalités mais ne s'en donne pas les moyens et ne fait que creuser le déficit. Le ministère de l'Economie a passé 90% de son temps sur la PAC contre 10% sur la nouvelle économie (aéronautique etc.) Bruno Le Maire regarde ce qui se voit et ne s'intéresse pas à ce qu'il ne voit pas, comme tout politique. Or le croissance de demain ne se voit pas, donc il est condamné à adopter des logiques de court-terme. C'est d'autant plus dommage qu'aujourd'hui Bruno Le Maire a des marges de manœuvre politiques, financières (taux d'intérêt négatifs). Il faut commencer par dire qu'il n'est pas légitime à s'exprimer de cette façon-là, ni entrepreneuriale ni de marché. On ne voit pas où il veut en venir, à moins qu'il fasse un petit numéro à la Greta Thunberg : le choc des photos et les poids des mots comptent plus que des mesures concrètes.

Si l’Etat n’est plus le bon échelon pour réduire ces problèmes, comment construire une « gouvernance » mondiale qui prenne en compte les exigences démocratiques des peuples ? Ce problème vous semble-t-il insoluble comme peut le montrer le triangle d’incompatibilité de Rodrik ?

Michel Ruimy : Tout d’abord, à de rares exceptions près, le fait que la démocratie et le capitalisme allaient de pair était jusqu’ici considéré comme une « parole d’Evangile ». L’ascension actuelle de la Chine nous oblige à remettre ce dogme en question.

Les théoriciens chinois officiels de la société brossent un tableau du monde contemporain qui n’a pas changé depuis la « guerre froide ».Pour eux, la lutte mondiale entre le capitalisme et le socialisme se poursuit sans relâche. Le fiasco de l’URSS dans les années 1990 n’a été qu’un revers temporaire. Aujourd’hui, les deux grands concurrents ne sont plus les Etats-Unis et l’URSS mais l’Amérique et la Chine qui reste un pays socialiste !L’explosion du capitalisme en Chine est un exemple « hors-norme » de ce qu’on appelait au début de l’Union soviétique, la « Nouvelle politique économique ». N’oublions pas que « capitalisme à la chinoise » est la traduction occidentale de l’expression « socialisme de marché ». Ainsi, nous avons, en Chine, un nouveau socialisme ayant des « caractéristiques chinoises » : le Parti communiste reste au pouvoir et dirige et contrôle étroitement les forces du marché. Dans une certaine mesure, le « miracle chinois » repose sur les noces du Parti communiste et d’une bourgeoisie soumise.

Dès lors, dans ce contexte, une coordination mondiale pouvant réduire les inconvénients du capitalisme (non-respect des normes environnementales, « insécurité économique » …) est illusoire. Autrement dit, la situation actuelle peut donner raison au trilemme de Rodrik pour lequel il est impossible d’avoir simultanément une intégration économique poussée, des États souverains et la démocratie. Ainsi, seules deux de ces composantes peuvent être réunies, le paramètre d’ajustement étant le degré de démocratie de nos sociétés puisque les États sont désormais contestés par des multinationales privées.

Frédéric Farah : Votre question point le cœur du problème, celui des rapports entre le capitalisme et la démocratie.  L’histoire économique, social et politique qui commence à partir des années 1980 en occident et pas seulement c’est l’histoire d’une dépossession.  Certes nous jouissons de droits civils, sociaux, politiques sans précédent dans l’histoire. Mais les citoyens ne sont plus en mesure de contrôler ou de pouvoir réorienter les choix économiques. Tout est fait pour qu’économiquement il y ait alternance mais pas alternative. 

Opacité des négociations commerciales dans les traités signés par l’UE, banques centrales indépendantes, votes des citoyens non respectés comme celui de 2005 ou des grecs contre l’austérité. La démocratie meurt d’absence de gouvernement et de sa version abâtardie, la gouvernance. 

En Europe, il est frappant d’observer que les orientations économiques majeures sont inscrites dans le marbre des traités : promotion de la libre concurrence, obsession budgétaire, promotion de la libre circulation des capitaux. Tout cela est retiré de la délibération publique de ce fait la démocratie est menacée.

Rodrik a raison et si on revient à sa thèse. Si l’on prend en exemple le monde d’après-guerre, celui de Bretton Woods, celui de la « répression financière », il s’agit de préserver les souverainetés, la démocratie et contenir l’intégration économique mondiale. Dit autrement l’enseignement de Keynes plus que de Marx a été retenu, de ne pas sacrifier l’équilibre interne, croissance et emploi au profit de l’équilibre externe. Aujourd’hui, ce qui est à préserver c’est la démocratie, la libération des forces de marché la menace. 

Le capitalisme dont nous parlions tout à l’heure n’entraîne pas dans son sillage la démocratie et peut s’accommoder d’un capitalisme d’Etat autoritaire de type chinois par exemple.  Dans les années 1970 1980, il était de bon ton dans les milieux libéraux de célébrer l’exemple chilien comme réussite économique, en oubliant qu’il y régnait une terrifiante dictature et qu’aujourd’hui ce pays après s’être libéré de Pinochet est lacéré d’inégalités. 

Le capitalisme doit être plus que jamais contenu, limité par les forces démocratiques. Pour ma part, redonner du pouvoir aux citoyens en matière économique et social est central. Lorsque l’on voit comment le présent gouverne malmène la démocratie sociale, la préoccupation ne peut que grandir.