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Pour changer le monde, la gauche doit changer de monde

Par Nicolas Truong Publié le 04 mars 2022

Le désarroi de la gauche française n’est pas seulement dû à la faiblesse de ses camps politiques, mais aussi à l’évolution de sa sociologie et, plus largement, de la société, qui ne cesse d’inventer des nouvelles manières de s’émanciper. Parue le 5 mars, cette enquête est proposée en lecture estivale.

Des électeurs désespérés. Une gauche désespérante. Non pas une défaite, mais une débâcle annoncée. Tel est le sentiment largement partagé au sein du camp progressiste à la veille de l’élection présidentielle. Loin de la Norvège, de l’Allemagne, de l’Espagne ou du Portugal, la social-démocratie française ne parvient pas à coaliser des forces et à nouer des compromis afin d’exercer durablement le pouvoir. Après de notables percées, notamment lors des « mouvements des places » des années 2010 (d’Occupy Wall Street à Nuit debout), le populisme de gauche semble s’essouffler. Une forme de socialisme paraît achever un cycle historique avec le déclin du parti issu du congrès d’Epinay (1971).

 

Le communisme institutionnel séduit davantage par sa défense de l’industrie nucléaire et de la francité que par ses mesures pour l’égalité. L’écologisme, qui pourrait porter le grand récit émancipateur à l’heure du réchauffement climatique, n’a pas encore de base sociale constituée et peine à intégrer les révolutions de la nouvelle pensée du vivant. Le trotskisme est réduit à une culture minoritaire et presque patrimoniale, ponctuée par quelques apparitions électorales. Sans parler de la mouvance insurrectionnelle, certes indifférente aux élections « pièges à cons », qui se déchire sur le conspirationnisme ou les procès en véritable anticapitalisme.

 

Plusieurs raisons sont souvent avancées. Un refus d’union et d’unité, même si la gauche a régulièrement gagné en affirmant ses singularités, comme en 1981 ou en 2012. Des partis parfois réduits à des écuries électorales et dont certains révèlent au grand jour leur incurie idéologique et sociale. Une gauche fracturée sur la question de l’immigration, de l’islam et de la laïcité, dont une partie estime que le combat pour l’égalité a été abandonné au profit de la défense de la diversité. Une classe politique largement désintellectualisée qui a délégué à des think tanks éloignés de ses militants et de ses adhérents le soin de penser. Des syndicats souvent décalés par rapport aux nouvelles manières de produire, de consommer et de travailler. Une gauche dite « de gouvernement » associée à une série de reniements.

Sans oublier une perte d’hégémonie au sein d’un espace public qui a troqué la lutte des classes pour la « lutte des clashs » et une « droitisation » accentuée par l’avènement d’une société du commentaire où s’est engouffrée la mouvance néoréactionnaire. La gauche n’est pas un « spectre [qui] hante l’Europe », comme l’écrivait Marx à propos du communisme. Elle n’est même plus « un grand cadavre à la renverse », comme le disait Jean-Paul Sartre. Mais un fantôme, tant elle semble s’être évaporée. A tel point que beaucoup estiment qu’il serait temps de changer de dénomination.

« Un état de décomposition avancé »

Mais le mal vient de plus loin. C’est le sol de la gauche qui s’est dérobé sous ses pieds. De la même manière qu’une pensée conséquente de l’écologie établit que nous avons changé de cosmologie, une philosophie politique cohérente permet de comprendre que nous avons changé de sociologie. Car le « peuple de gauche », cette alliance sociale-historique des catégories populaires et des classes moyennes intellectuelles, a changé. Il s’est métamorphosé au fur et à mesure que les entrepôts ubérisés et les usines tertiarisées remplaçaient les anciens sites industriels de l’automobile ou de la sidérurgie. Il a muté avec l’extension de la scolarité, la métropolisation et la périurbanisation, mais aussi avec le vieillissement de la population.

Avec la nouvelle révolution industrielle, la société numérisée, la mutation démographique et la division sociale du travail d’une économie globalisée, les emplois et les rapports de production se sont modifiés, mais aussi les mœurs et les mentalités. En France, près d’un actif sur deux est un employé ou un ouvrier. Beaucoup sont chauffeurs-livreurs ou manutentionnaires, aides à domicile, agents de nettoyage ou magasiniers. Caissières, aides-soignantes ou assistantes maternelles, convient-il d’ajouter. Car le prolétariat s’est largement féminisé. Il est autant atomisé qu’il s’est autonomisé et individualisé. Et les nouvelles classes intellectuelles en sont majoritairement éloignées.

 

« La gauche est un monde défait », estime le politiste Rémi Lefebvre, dans Faut-il désespérer de la gauche ? (Textuel, 160 pages, 15,90 euros). « La gauche est en état de décomposition avancé et doit se détacher de ses atavismes et de ses identités partisanes arrimés au XXe siècle », constate le sociologue Laurent Jeanpierre, coauteur, avec Haud Guéguen, de La Perspective du possible (La Découverte, 336 pages, 22 euros). « Nous vivons sans doute un bouleversement aussi grand que celui de la révolution industrielle, qui a débuté à la fin du XVIIIe siècle », explique l’historienne Marion Fontaine, professeure à Sciences Po. Une modification des façons de travailler et de vivre « qui touche la gauche de plein fouet », poursuit la directrice des Cahiers Jaurès. Ainsi la gauche oscille-t-elle entre abandon et victimisation, glorification et nostalgie, remarque la revue Germinal, dans son numéro consacré à « La politique des classes populaires », que Marion Fontaine a coordonné avec le sociologue Cyril Lemieux (n° 3, novembre 2021).

Gauche brahmane contre droite marchande

L’éloignement d’une partie des classes populaires fut analysée par le groupe de réflexion Terra Nova, dans une note désormais célèbre et largement décriée. Dans un rapport intitulé « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Olivier Ferrand, fondateur du laboratoire d’idées progressistes, et Bruno Jeanbart, à présent vice-président de l’institut de sondage OpinionWay, constatent, dès 2011, que « la coalition historique de la gauche, centrée sur la classe ouvrière, s’efface ». Un conflit de valeurs oppose désormais le libéralisme culturel des urbains diplômés et le conservatisme social des ouvriers déclassés, assurent-ils. « La nouvelle gauche a le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé », affirment-ils, à rebours d’« un électorat qui considère que “la France est de moins en moins la France”, “c’était mieux avant”, un électorat inquiet de l’avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif ». La stratégie électorale de la gauche devait donc, selon eux, s’appuyer sur cette nouvelle coalition électorale : les diplômés, les jeunes, les minorités et les femmes.

 

Ce rapport reste fortement contesté. « Suinte de cette note un racisme social qui imprègne malheureusement souvent le discours de gauche depuis quelques années », déplore Rémi Lefebvre. Mais il témoigne aussi d’une certaine réalité : les partis de gauche sont devenus des « partis de diplômés », constatent les économistes Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty, auteurs de Clivages politiques et inégalités sociales (Seuil/Gallimard, 2021). « La “droite” continue de représenter les élites marchandes, tandis que la “gauche” incarne désormais l’électorat diplômé des grandes villes », remarquent-ils. La « gauche brahmane » des élites intellectuelles fait désormais face à la « droite marchande » de l’élite commerciale.

 

Puisque ce rapport de 2011 est « de nouveau sur le banc des accusés », constate Thierry Pech, directeur général de Terra Nova depuis 2013, il convient d’analyser « l’hétérogénéité » du monde des classes populaires, plus instruit et ouvert aux autres mondes sociaux qu’autrefois, clivé par de fortes disparités et inégalités, explique l’essayiste. Ce dernier affirme avoir « pris [ses] distances » avec la note incriminée, mais considère que la gauche n’apprécie décidément pas qu’on lui révélât un « secret de famille » en dévoilant la nature majoritairement élitaire et non populaire de sa nomenclature électorale. Sans oublier que « les cadres sont désormais aussi nombreux que les ouvriers et n’ont ni plus ni moins de droits que les autres à participer aux scrutins », fait-il remarquer.

Conclusion : « La nostalgie ne fait pas une politique. Il ne suffit de déclarer sa fidélité au monde populaire pour le rencontrer » (« Chacun cherche son peuple », Terra Nova, 2021). Ceux qui se demandent pourquoi la gauche perd n’évitent, en effet, pas toujours la nostalgie pour le monde d’hier. « Comment, en effet, les rappels nostalgiques concernant la dignité ouvrière perdue, qu’il s’agirait de reconquérir, pourraient-ils parler à celles et ceux qui voient dans l’effondrement du monde ouvrier et de ses institutions paternalistes un progrès pour leur liberté individuelle ? », se demandent l’historienne Marion Fontaine et le sociologue Cyril Lemieux.

Reste que les nouvelles catégories populaires se retrouvent dans « une classe sans parti », expliquent Geoffrey Evans et James Tilley, dans un ouvrage consacré à l’exclusion politique de la classe laborieuse anglaise (The New Politics of Class : The Political Exclusion of the British Working Class, Oxford University Press, 2017).

Perte d’influence

L’importance de la fiction ou de l’enquête sociale dont s’empare toute une génération de cinéastes, de vidéastes, de bédéistes et d’écrivains s’avère déterminante afin de porter la voix des populations souvent invisibles ; à l’image du récit documentaire du romancier Arno Bertina, qui suivit trois ans durant la lutte des salariés de l’équipementier automobile GM & S, à La Souterraine, dans la Creuse (Ceux qui trop supportent, Verticales, 2021).

Comme le résume le romancier « transclasse » Nicolas Mathieu, auteur de Connemara (Actes Sud, 400 pages, 22 euros), fils d’une mère comptable et d’un père électromécanicien, portraitiste des petites classes moyennes, « c’est bien qu’il y ait une gauche hypokhâgne, lyrique, érudite, ouverte sur le monde, mais c’est bien aussi qu’il y ait une gauche bac pro, qui s’intéresse aux gens qui bossent dans les entrepôts, aux infirmières, aux gens qui conduisent des camions, des camionnettes, dans les petites villes ».

Mais pourquoi une telle perte d’influence électorale alors que s’étendent nombre d’inégalités sociales ? Le rappel des renoncements de la gauche de gouvernement et du Parti socialiste, affublé du sobriquet de « deuxième droite » par les écrivains libertaires Jean-Pierre Garnier et Louis Janover dans les années 1980, ne suffit pas à l’expliquer, même si le quinquennat de François Hollande a « abîmé la gauche » et a « très durablement discrédité le PS », analyse Rémi Lefebvre.

Et l’adoption de la loi autorisant le mariage pour tous (2013) n’a pas empêché son mandat de glisser vers un « libéralisme sécuritaire assumé », affirme-t-il, notamment avec la « répression des conflits sociaux » comme lors des manifestations contre la loi travail (2016), et le projet de déchéance de la nationalité après les attentats de 2015. Mais la gauche radicale n’est pas non plus parvenue à occuper une position hégémonique. En fait, « la gauche est à la fois minée par la puissance du libéralisme et la prégnance du conservatisme », explique le philosophe Bruno Karsenti, directeur de recherches à l’EHESS. Le socialisme est un mouvement initialement né pour « contrer la poussée individualiste de la modernisation libérale sans tomber dans la réaction nationaliste », mais « il doit à présent faire sa mue », poursuit-il.

 

« La gauche a mis un siècle à répondre aux défis de la révolution industrielle, rappelle Marion Fontaine. Il ne serait pas étonnant que sa recomposition prenne quelques décennies. » En effet, explique-t-elle, après la phase de « résistance » à la mécanisation de la production par le mouvement luddite et celui des canuts entre 1810 et 1830, la période de « politisation » des années 1840 à 1870, marquée par la révolution de 1848 et la Commune de Paris, les partis de gauche ne se sont réellement structurés qu’au début du XXe siècle, où, bien avant l’ère mitterrandienne, ils ont pu enfin accéder au pouvoir, avec le Cartel des gauches (1924-1926), lors du Front populaire (1936-1938), puis à la Libération (1944-1947). « Nous assistons à l’effritement du Parti socialiste français, qui a sans doute rempli sa mission historique », constate Marion Fontaine.

Politisation des sciences sociales

La gauche a-t-elle pour autant disparu ? « La gauche démocratique et modérée ne s’est pas volatilisée, elle vote Macron », assure le politiste Philippe Raynaud, professeur émérite de science politique à l’université Paris-II Panthéon-Assas et directeur de la revue Commentaire. Comme en témoignent un certain nombre de ralliements effectués lors des campagnes de 2017 et 2022, une partie de la gauche libérale se retrouve, en effet, dans le « en même temps » macroniste. Une tendance qui permettrait de battre en brèche l’idée qu’il n’y aurait pas de social-démocratie française ? « Emmanuel Macron n’est pas social-démocrate, il incarne le sommet de son dévoiement », rétorque Bruno Karsenti, notamment parce qu’« il détruit les corps intermédiaires », une « attitude typiquement libérale qui consiste à laisser les individus seuls face à l’Etat et au marché », sa politique est bien « néolibérale et autoritaire ».

Une gauche écologique et sociale a, malgré tout, émergé. Pourtant, elle n’est pas parvenue à politiser le virus, alors que « le premier confinement induit par la pandémie de Covid-19 laissait augurer une sortie de crise à gauche, observe Rémi Lefebvre. Fin du productivisme, démondialisation, relocalisation de la vie économique : l’imagination était à gauche »,rappelle le politiste. Or, il semblerait ne plus y avoir de « monde d’après », même à Saint-Germain-des-Prés, pourrait-on avancer avec Juliette Gréco. Nombre de Français ont applaudi chaque soir les soignants, salué « les premiers de corvée » et redécouvert un principe inscrit dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » –, capable de renverser les hiérarchies sociales. Ce qui n’a pas évité un retour à la normale.

 

Cependant, tempère Rémi Lefebvre, « la gauche a trouvé un nouveau récit, l’écologie ». Tel l’horizon indépassable de notre temps, « l’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes », affirme le sociologue Bruno Latour, coauteur, avec Nikolaj Schultz, d’un Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, 96 pages, 14 euros). Mais il lui faut, pour cela, « sortir du XXe siècle », rompre avec le productivisme et l’extractivisme qui furent des matrices du socialisme et du communisme. La critique écologique de l’économie politique permet de « se réapproprier un progressisme social détaché des illusions de la croissance » et devient un moyen de « poser une coalition sociopolitique qui intègre les classes populaires à la demande de justice écologique », explique le philosophe Pierre Charbonnier (Politique de l’écologie, AOC, 40 pages, 8 euros).

La crise sanitaire nous a remis « face à la réalité du capitalisme, explique Bruno Karsenti, sur le fait qu’un système d’extraction des ressources et d’usage des forces productives, une certaine division et organisation du travail, une forme déterminée de rapports d’échange, d’accumulation, de circulation et de concentration de richesses ont engendré la situation présente et exigent maintenant de notre part une réaction ». Mais « il ne suffit pas d’invoquer le capitalisme, de lui imputer nominalement les fautes », prévient-il. Il convient de mêler socialisme et écologie, ces deux courants apparentés mais dont la ligne est encore « mal tracée ». Un objectif que s’est fixé la revue Germinal, dirigée par Nathan Cazeneuve et animée par de jeunes trentenaires. Une volonté de porter un « socialisme écologique » et républicain à partir d’une politisation des sciences sociales plutôt qu’à partir de la pensée critique de la gauche radicale. Un souci de s’inscrire dans une lignée au sein de laquelle, à l’image du sociologue Emile Durkheim et du socialiste Jean Jaurès, le savant et le politique s’influençaient.

Nouvelles alliances

Le désarroi de la gauche est paradoxal. L’adhésion des Français à ses « valeurs » (comme l’égalité ou la justice sociale) et ses « fondamentaux » (de la défense du service de santé publique au rétablissement de l’impôt sur la fortune) ne correspond pas à ses résultats électoraux. « La France est politiquement de droite et sociologiquement de gauche », résume le sociologue Manuel Cervera-Marzal, qui a mené une vaste enquête sur La France insoumise (Le Populisme de gauche, La Découverte, 2020) et estime, même si Jean-Luc Mélenchon est le candidat de gauche le plus haut dans les sondages à quelques semaines de l’élection présidentielle de 2022, que « le cycle populiste qui s’est ouvert en 2014-2015 avec Jeremy Corbyn à la tête du Labour en Angleterre, Alexis Tsipras en Grèce, le mouvement Podemos en Espagne et Bernie Sanders aux Etats-Unis est en train de s’achever ». Manuel Cervera-Marzal reste, malgré tout, optimiste : « De Nuit debout au mouvement des “gilets jaunes”, des marches pour le climat à celles pour le comité Adama, la gauche sait encore se mobiliser. »

Autre paradoxe : comme le soulignent les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, Emmanuel Macron gouverne la France « avec le soutien (socialement minoritaire) du bloc bourgeois », composé des sociaux-libéraux et de la droite modérée, mais « la constitution d’un hypothétique front antibourgeois qui devrait réunir l’ensemble des classes populaires fait face à des contradictions majeures », notamment sur « la question environnementale, sans parler des migrations ou des libertés publiques » (L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, 2018).

D’où la tentation de certains de constituer, face à un « bloc élitaire », un « bloc populaire » articulant la question sociale et le sentiment national. D’autant qu’un courant républicaniste ne cesse de penser, comme l’historien Jacques Julliard, que la gauche devrait « s’affirmer clairement et hautement comme le parti de la justice sociale, mais aussi celui de la sécurité des Français et de l’identité de la France » (Comment la gauche a déposé le bilan, Flammarion, 290 pages, 10 euros).

 

Mais la volonté de dépasser les oppositions factices entre social et sociétal domine, notamment parce qu’elles servent de fonds de commerce aux partis de la « réaction ». « L’effondrement de la gauche est l’une des raisons importantes qui peuvent expliquer la place qu’occupe un polémiste comme Eric Zemmour dans le débat public, explique l’historien Gérard Noiriel. C’est grâce à l’affaire Dreyfus, puis à la victoire du bloc des gauches en 1902, que le polémiste d’extrême droite Edouard Drumont a perdu son crédit politique. A chaque fois que la gauche est parvenue à élaborer des programmes associant la lutte contre les inégalités sociales et contre les discriminations, elle a pu devenir hégémonique. » D’où la volonté de forger de nouvelles alliances qui dépassent les origines et les appartenances, loin des clivages usés et éculés entre les prolos et les bobos.

Changer de nom ?

C’est d’ailleurs ce que George Orwell (1903-1950) proposait déjà, en son temps. Dans Le Quai de Wigan (1937), grande enquête immersive et réflexive au cœur du pays minier et de la classe ouvrière du nord de l’Angleterre, l’écrivain, qui a « reçu une éducation bourgeoise » mais était contraint de « vivre avec un revenu d’ouvrier », expliquait que « des classes distinctes peuvent et doivent faire front commun ».

Tous « ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée d’un prochain loyer à payer » doivent « unir leur force », enjoignait-il. Ce qui revient à dire que « le petit actionnaire doit tendre la main au manœuvre d’usine, la dactylo au mineur de fond, le maître d’école au mécano ». Une alliance qui reste, en dépit des changements survenus dans les corps de métiers, largement d’actualité. A condition, précisait-il, qu’une partie de la gauche renonce à s’attaquer « de manière souvent très bête » aux « valeurs bourgeoises », attitude que l’on retrouve chez de nombreux pamphlétaires aujourd’hui – « qui ne sont eux-mêmes rien d’autre que des bourgeois », comme le disait déjà l’auteur d’Hommage à la Catalogne – moquant notamment l’intérêt des classes moyennes ou supérieures pour l’écologie.

Autre paradoxe frappant, c’est aussi le décalage entre l’inventivité sociale et le manque de relais politique, entre la richesse de la recherche et l’incapacité des partis de gauche à s’en inspirer. « Il existe, en effet, un hiatus entre le foisonnement des analyses critiques, des alternatives locales ou sectorielles, des propositions d’autre monde que celui où nous vivons, et la faiblesse persistante des forces sociales et politiques de gauche aux échelles nationale et mondiale »,écrivent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre. Or, des monnaies locales au communalisme municipal, des jardins aux habitats partagés, de l’économie sociale et solidaire aux reprises de terre, une politique est en train de s’inventer.

C’est pourquoi « la gauche doit renouer avec l’expérimentation », insiste Rémi Lefebvre. Pour cela, « il faut donc que cessent les querelles de chapelle », lance l’historienne Ludivine Bantigny dans L’Ensauvagement du capital (Seuil, 72 pages, 4,50 euros), et « mettre entre parenthèses les vieux conflits idéologiques afin de cartographier les possibles »,prolonge Laurent Jeanpierre.

Mais faut-il, pour autant, changer de nom ? La gauche est-elle un signifiant dépassé ? Faut-il désormais parler de « progressisme » ? Doit-on réhabiliter le mot « communisme » ou lui préférer désormais celui de « communalisme » ? Refonder un parti écologiste ou structurer un mouvement « terrestre » ? Restaurer la social-démocratie ou lui préférer la « démocratie radicale » ? Parler d’« écosocialisme », d’« éco-communisme libertaire » ou de « socialisme écologique » ? Le débat n’est pas tranché. D’autres, notamment géopolitiques, ne le sont toujours pas non plus et il est possible que la guerre en Ukraine fracturera un progressisme atlantiste et une gauche soucieuse de faire sortir la France de l’OTAN.

Mais peut-être que la gauche pourrait s’inspirer d’un intellectuel à la fois révolutionnaire et antitotalitaire qui a su trouver la bonne ligne de conduite en son temps. « Le socialisme, écrivait également George Orwell, c’est l’abolition de la tyrannie, aussi bien dans le pays où l’on vit que dans les autres pays. » Une phrase qui résonne particulièrement à la lumière du courage des Ukrainiens meurtris et de celui des dissidents en Russie.

Nicolas Truong