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« Il y a un raidissement du pouvoir » : l’alerte de l’avocat William Bourdon

« Il y a un raidissement du pouvoir » : l’alerte de l’avocat William Bourdon

L’avocat alerte sur la contre-offensive de la corruption dans la société, et sur la criminalisation d’actions de désobéissance civile de la part du pouvoir. Il revient sur son engagement à l’occasion de la sortie de son livre et s’explique sur la mention de son nom dans une note récupérée chez un agent d’influence soupçonné de corruption au profit du Qatar.

L'avocat William Bourdon estime que le contre-terrorisme est détourné pour intimider, arrêter des militants qualifiés d’« écoterroristes ». EPA/Mohammed Badra.
L'avocat William Bourdon estime que le contre-terrorisme est détourné pour intimider, arrêter des militants qualifiés d’« écoterroristes ». EPA/Mohammed Badra.
Par Jean-Michel Décugis, Le Parisien
Le 6 octobre 2023 à 18h40

 

L’avocat William Bourdon, président-fondateur de l’ONG Sherpa, à l’origine de la poursuite contre Total en Birmanie ainsi que de la notion de « biens mal acquis » qui a conduit à la condamnation de dirigeants africains raconte son engagement dans « William Bourdon - Sur le fil de la défense » (éditions du Cherche Midi).

À la suite de nos révélations de ce jeudi 5 octobre, l’avocat s’explique aussi pour la première fois sur la présence de son nom dans une note récupérée chez un agent d’influence soupçonné d’avoir corrompu politiques et journalistes français pour des opérations d’influence au profit du Qatar.

 

À la lecture de votre livre, on a l’impression que votre vie d’avocat, c’est l’histoire du pot de terre contre le pot de fer ?

WILLIAM BOURDON. L’ambition de ce livre, c’est de raconter une vie d’engagement. Il est une tentative de comprendre ses sources, sa portée et ses limites. Pour tous les citoyens du monde qui ont tenté d’améliorer la cité, il y a toujours eu une asymétrie avec les puissants. Mes actions, menées avec d’autres, c’est de rendre responsables ceux qui veulent rester dans l’irresponsabilité, en France ou ailleurs, au moment où ceux qui ont le pouvoir d’agir n’ont jamais été aussi défaillants et ignorants des promesses faites. Alors que les menaces existentielles et les fractures sociales n’ont jamais été autant de sources de peurs et de colères.


 

Pour vous, la lutte contre les atteintes à la probité est-elle en recul, et l’action des ONG entravée ?

Il y a eu une sorte « d’âge d’or » de l’anticorruption, et aujourd’hui il y a une contre-offensive nette. L’entre-soi veut continuer à fonctionner dans une tranquillité juridique, même si certains acteurs ont fait des efforts. Qui ne voit pas le raidissement du pouvoir, qui supporte de moins en moins les interpellations des ONG et cherche à les bâillonner ? Le contre-terrorisme est détourné pour intimider, arrêter des militants qualifiés d’« écoterroristes » qui, au fond, agissent pour dire ce qui est vraiment terroriste pour la nature et pour l’humanité, c’est-à-dire, par exemple, l’agrobusiness ou l’extension sans frein des projets fossiles. Cela s’inscrit dans une logique sourde, mais de plus en plus visible, de contrôle par l’État : loi sur le séparatisme, mise en examen de journalistes d’investigation et de membres des services secrets, mise au pas d’associations comme Anticor, criminalisation d’actions de désobéissance civile… Plus un pouvoir est illégitime, impuissant, mis en cause, et plus il se raidit dans une inflexion autoritaire.

 

Entre la traque des criminels de sang et celle des prédateurs économiques, quelle est la plus difficile ?

J’ai participé dans les années 1990 à la mondialisation de la justice pour essayer d’écorner l’impunité des grands criminels de sang. Paradoxalement, certains actes d’accusation n’ont pas été si difficiles à dresser même s’il y a eu des résistances fortes, notamment politiques. Je pense à ces années durant lesquelles des suspects du génocide au Rwanda ont été protégés ici en France. Mais les criminels de sang laissent parfois beaucoup de traces. Ce sont des obsessionnels, des archivistes de la souffrance, des bureaucrates qui laissent des mémoires écrites de leurs crimes.

Pour les prédateurs économiques, la mondialisation a été un facteur d’aggravation de leur impunité. Celle-ci rend très opaque les processus de décision, et l’identification des lieux d’enrichissement. La complexité des circuits financiers, les paradis offshore sont autant de murs. Il faut aller sur place, ce qui demande des moyens, et faire en sorte de ne pas aggraver la situation des victimes, des acteurs et des témoins.

 

C’est une responsabilité éthique et c’est parfois compliqué. Il reste des trous noirs considérables qui sont autant d’illustrations de la logique du pas vu, pas pris. Les multinationales ont multiplié les communications éthiques et en même temps les procédures baillons, les SLAPP proceedings, qui exercent une forme d’intimidation sur les ONG.

 

N’y a-t-il pas, malgré tout, des failles dans lesquelles les ONG peuvent s’engouffrer ?

Oui, il y a un talon d’Achille : le risque réputationnel. Il peut conduire des multinationales à reculer ou à rentrer dans une logique de dialogue plutôt que de risquer un feuilleton judiciaire qui abîme leur image. Mais le paradoxe est immense entre le développement de dizaines de départements consacrés au développement durable, à la lutte contre la corruption au premier étage des grands cabinets d’audit ou des grands cabinets d’affaires, quand au dernier étage parfois, on se livre à une surenchère effrénée dans l’optimisation fiscale qui frise parfois l’évasion fiscale.

 

Pour les ONG ce sont des défis compliqués à relever, même si elles se sont beaucoup professionnalisées et qu’une solidarité mondiale entre elles s’est créée. C’est l’effet vertueux de la mondialisation. Mais le compte à rebours est là. Il exige d’imaginer des stratégies imaginatives et offensives. Il y a une quinzaine de jours, par exemple, j’ai déposé une plainte pour quatre ONG, entre les mains du procureur du Tribunal judiciaire de Nanterre, pour climaticide (qui recouvre différents délits, en lien avec les projets fossiles développés par Total, notamment en Ouganda).

 

« Il y a encore un certain nombre de multinationales qui privilégient l’intimidation ou le licenciement du lanceur d’alerte. »
William Bourdon

Il y a aussi les lanceurs d’alerte ?

Le lanceur d’alerte, c’est l’homme ordinaire qui devient extraordinaire parce que tout d’un coup, il rebat toutes les cartes pour révéler de graves menaces auxquelles la politique ne répond pas, et que la loi ne permet pas de poursuivre. C’est indispensable pour la démocratie et l’intérêt général. Il y a une amélioration de leur protection à travers la loi Sapin 2 et la loi Waserman. Mais il y a un vieux monde qui continue à lutter avec tous ces lobbies puissants, à Bruxelles, en France. Il y a encore un certain nombre de multinationales, pas toutes, qui privilégient l’intimidation ou le licenciement du lanceur d’alerte pour éviter tout mimétisme.

 

Comment articulez-vous la défense d’un criminel de droit commun et votre engagement pénal pour de grandes causes ?

Il y a bien sûr une profonde cohérence entre les deux, entre la défense d’un individu dans sa singularité, sa solitude, et la défense de l’intérêt général, mais également à travers les causes que nous portons pour différentes associations. C’est l’avocat au service de la Cité et au service de l’individu. Pour ces grandes causes, ce sont des millions d’individus qui, au-delà des ONG, sont concernés.

 

Cet engagement m’oblige à la vigilance. Il faut toujours veiller à être Bourdon compatible, comme je le dis dans le livre. Il y a des dossiers que je refuse depuis des années. Des personnes viennent parfois chercher ma « couverture éthique », demandant une communication qui serait à rebours de mon expression publique, Cela me rend impossible de les assister. Il y a un an, un trafiquant d’armes, très romanesque, m’a demandé de le défendre, j’ai refusé.

 

Votre nom apparaît dans une note de comptabilité retrouvée en perquisition chez Nabil Ennasri, un agent d’influence soupçonné d’avoir corrompu politique et journaliste français pour des opérations d’influence au profit du Qatar. Il est évoqué une remise de 20 000 euros en liquide, à votre profit, pour déposer plainte contre un dignitaire émirati pour les intérêts qatariens. Comment l’expliquez-vous ?

Je restitue le contexte. Quand le général Al-Raisi, dénoncé comme au cœur de la politique de torture à Abou Dabi, a postulé pour être secrétaire général d’Interpol il y a plus de deux ans, de nombreuses ONG m’ont demandé ce qui pouvait être fait. Elles m’ont rappelé le sort d’Ahmed Mansoor, détenu politique, depuis 7 ans à Abou Dhabi, victime de tortures.

 

Les deux personnes que vous citez dans l’article sont venues me voir, elles souhaitaient aider Ahmed Mansoor. Une ONG qui défend Ahmed Mansoor depuis des années m’a informée qu’elle souhaitait être plaignante. Elles ont réglé des honoraires, d’un montant tout à fait raisonnable, au regard des travaux qui ont été effectués pendant deux ans. Ils ont été, comme on le fait toujours au cabinet, déposés sur notre compte en banque.

 

Pendant cette période, nous avons multiplié les plaintes (contre le général Al-Raisi), les alertes, une enquête a été ordonnée et un juge d’instruction a été désigné. Cette procédure a été évidemment menée en totale indépendance. Je ne fais pas passer un grand oral à mes clients. Voilà l’histoire telle qu’elle s’est passée. Cette procédure était parfaitement cohérente avec les engagements de mon cabinet. Je n’ai rien fait d’autre que d’exercer mon métier d’avocat dans le respect des règles qui le gouverne.

 

Quelles sont vos plus grandes fiertés ?

Je ne parviens pas à faire de hiérarchie. Il y a quelques acquittements obtenus au bout de la nuit dans les cours d’assises de province à deux heures du matin qui m’ont rempli de bonheur et de fierté. Il y a des moments de grâce vécus dans des enceintes judiciaires où à la fin, les regards se croisent et tout le monde se dit : « La justice a été une puissance d’apaisement, la décision fait sens pour tout le monde. » Ça, c’est une grande gratification.

 

Quand, dans ce bureau, j’ai eu l’idée de déposer une plainte visant les « biens mal acquis », en 2006, tout le monde m’a dit : « Tu n’y arriveras jamais. » C’est devenu une saga mondiale, avec son lot d’emmerdements. J’ai subi de nombreuses menaces. On a tenté de me piéger et de m’instrumentaliser à plusieurs reprises. Ce n’est pas toujours facile à décoder. Quand on approche le cœur de la corruption, on approche une logique de mafia, ça ne rigole pas.

 

Il y a aussi l’accord trouvé en 2005 entre Total et d’anciens travailleurs forcés en Birmanie, qui a changé la vie de milliers de réfugiés birmans à la frontière thaïlandaise. Et aussi la défense d’opposants, de dissidents en Afrique qu’on arrive à faire libérer et qu’on fête ensuite le soir dans les petits bars de Niamey ou ailleurs.

 

Et les échecs, comment les traverser ?

Les échecs, c’est lorsque, jeune avocat, et même après, on est persuadé à tort ou à raison que son client est innocent, et que l’on prend perpétuité. C’est irrémédiable, un immense sentiment de responsabilité sinon de culpabilité. Quant aux échecs dans les grandes batailles citoyennes, je les relativise. Je fais mien les mots de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. » On avance en crabe. Il y a aussi des échecs qui potentialisent des victoires futures et remettent au cœur du débat public des enjeux que beaucoup voulaient laisser sous le tapis.