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Gilets jaunes : "C'est le moment pour Emmanuel Macron de renverser la table"

Source: L'OBS Par Mael Thierry 23 décembre 2018 à 11h29

 

Pascal Canfin, actuel directeur général du WWF France; l’ancien ministre et député européen EELV Pascal Canfin plaide pour transformer la crise des gilets jaunes en une opportunité démocratique. Il a même trouvé la méthode : les conférences de consensus.

 

Des mesures pour le pouvoir d’achat, la promesse d’un grand débat national : la réponse d’Emmanuel Macron aux gilets jaunes est-elle à la hauteur pour sortir de la crise ?

Nous ne sommes pas face à une crise mais face à des crises. Pour moi, les gilets jaunes envoient trois messages :

 

  • d’abord une critique du président de la République qui s’exprime par des " Macron démission " sur les ronds-points. C’est un peu le troisième tour de la présidentielle sur lequel nous n’avons pas, nous ONG, à nous prononcer.
  • Ensuite une critique sociale sur les inégalités, l’ISF, le pouvoir d’achat… Au WWF, nous avons été parmi les premiers à dire qu’il fallait un accompagnement social de la transition écologique et de la hausse de la fiscalité sur le carburant. Cela n’a pas été à l’époque validé par Bercy et Matignon pour des raisons budgétaires. Ils se sont retrouvés sur une seule jambe, la fiscalité sans le social, et donc se sont cassé la figure.
  • Troisième critique, plus "culturelle", liée à la voiture. Certains gilets jaunes sont contre les radars, les 80 km/h, ou ont des 4X4... Avec ceux-là il faut assumer notre désaccord, dire qu’une société où chacun roule tout seul dans sa grosse voiture, cela nous amène à un monde à 5 degrés en plus. C’est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique, il faut avoir le courage de le dire. Il faut sortir du modèle de la voiture thermique individuelle. Notre rapport à la voiture doit forcément changer. Le seul projet de société qui puisse allier les réponses à "la fin du mois" et "la fin du monde" c’est la transition juste.

Sur les ronds-points, on entend beaucoup qu’au nom de l’écologie on taxe les petits, mais pas les gros pollueurs : les plus riches, les grandes entreprises…

Le WWF se bat contre toutes les niches fiscales anti-écologiques. La niche sur l’huile de palme, qui bénéficiait aux gros importateurs, vient d’être supprimée par l’Assemblée : c’est une première victoire. On pourrait aussi taxer le kérosène sur les vols intérieurs, cela rapporterait 300 millions d’euros en plus par an pour financer l’accompagnement social de la transition. Il y a par ailleurs des gagnants à l’augmentation des prix du pétrole, au premier rang desquels Total.

On peut donc se poser la question : comment l’Etat peut-il récupérer une partie de la rente liée à l’augmentation des prix du pétrole ? Il faut trouver un mécanisme qui s’enclenche quand les prix du baril augmentent. Il serait normal que l’Etat prélève, sur ces bénéfices exceptionnels, des recettes pour financer l’accompagnement social. Nous souhaitons que ce sujet soit posé dans le grand débat, puisqu’une des quatre thématiques choisie est la fiscalité.

Cette crise est partie d’une fronde contre la taxe carbone. Le principe de la fiscalité écologique est-il désormais définitivement « plombé » ?

 

Le sujet de la transition, c’est moins la taxe que la norme ! Il ne faut pas laisser penser que le premier outil de la transition, c’est la fiscalité. Ce n’est pas vrai. Sur les transports, sur le logement, sur l’énergie, la vraie réponse, c’est la norme. L’Europe vient par exemple d’adopter une directive exigeant une performance accrue des nouveaux moteurs des voitures en termes d’émissions. Si ces moteurs consomment 30% de moins, c’est autant de CO2 en moins pour la planète et autant d'économies en plus pour les particuliers. Une politique normative sérieuse, qui résiste aux lobbies, c’est  aussi une politique de gain de pouvoir d’achat réclamée par les gilets jaunes.

Et puis ce qui a mis le feu aux poudres, ce n’est pas la fiscalité écolo mais l’augmentation des prix du pétrole. Au moment où le prix à la pompe était le plus élevé, 75% de la hausse était due aux cours mondiaux. Qu’est-ce que cela prouve ? Que notre modèle d’étalement urbain est insoutenable dès que les prix du pétrole augmentent. La seule ville « soutenable », comme le disent les écologistes depuis des décennies, est une ville compacte. Mais là on touche aux désirs contradictoires des uns et des autres, des maires qui créent des zones pavillonnaires, des Français qui veulent s’y installer, du marché du logement non encadré qui repousse les classes moyennes de plus en plus loin des centres villes…. L’écologie n’est pas responsable de cela, c’est l’absence de politique écologique depuis des années qui l’est.

On voit mal cependant comment on pourra à nouveau utiliser la taxe carbone sans provoquer une levée de " gilets "…

Ce qui a été annulé par le gouvernement, ce n’est pas la taxe carbone, c’est la hausse prévue l’année prochaine. Il faut une réflexion plus large sur ce sujet. D’abord rappelons que 5% seulement des impôts en France visent la pollution. On est l’avant-dernier pays en Europe sur le sujet !

 

Ensuite, comme je l’ai dit, il faut tenir un discours de vérité  sur les déplacements en voiture individuelle : si sur les années 2016 et 2107 la France n’a pas tenu ses engagements de réduction des gaz à effet de serre, c’est parce que la baisse des prix du pétrole a augmenté le nombre de déplacements en voiture. C’est clair. Il faut une taxe carbone, accompagnée de mesures d’accompagnement sociales et avec la possibilité d'ajustements en fonction des prix mondiaux du pétrole. Je propose de la différencier selon trois critères, pour la rendre plus juste :

  • le territoire ;
  • le revenu ;
  • la puissance de la voiture.

Taxer davantage quelqu’un qui ne dispose pas d’alternative à la voiture, ça ne sert à rien, à part l’énerver à juste titre. En revanche, si celui qui prend sa voiture pour aller de Neuilly au 7earrondissement paie plus, alors qu’il existe de nombreuses alternatives, c’est normal ! C’est une proposition que nous allons porter.

Les contours du débat proposé par Emmanuel Macron sont encore flous. Comment être sûr qu’il va effectivement avoir lieu et qu’il en sortira quelque chose ?

Il y a deux risques pour le gouvernement : que ce débat soit un défouloir ou qu'il soit un prétexte ne débouchant sur aucune proposition concrète. Dans le premier cas, il génèrera de très nombreuses propositions contradictoires dont le gouvernement ne saura que faire. Dans le second cas,  il sera perçu comme un enfumage.

C’est pourquoi nous poussons le gouvernement à cadrer, à préciser les questions : comment se déplace-t-on en milieu péri-urbain ? Comment se passe-t-on progressivement de la voiture "fossile" individuelle ? Il faut faire de ces débats des "conférences de consensus". C’est une technique qui existe, qui a fait ses preuves : elle a été utilisée en Islande après la crise financière, sur les OGM… Il faut sur chaque thème partir de propositions qu’on met sur la table et construire du consensus.

Comment les organiser ?

Je propose de suivre le principe des "hackathons" dans les start-up : trouver, ensemble, des solutions à des problèmes collectifs que personne n’arrive à résoudre seul. Prenons un exemple : les transports. Si j’habite à 20 kilomètres de Besançon et de Laval et que je dois aller travailler de l’autre côté de l’agglomération, comment je fais ? Il faut tirer au sort une centaine de citoyens concernés par cette problématique et les confronter dans la même salle aux offreurs de solutions : des banques, la Caisse des dépôts, les élus locaux, des start-up de covoiturage, la SNCF, les constructeurs automobiles...

Le rôle de l’Etat est d’être le chef d’orchestre, d’animer l’échange entre demandeurs et offreurs de solutions. Dans certains cas les citoyens tirés au sort découvriront des solutions qu’ils ignoraient : des applis locales de covoiturage, des parkings relais… Dans les autres cas, les décideurs seront confrontés au fait que des demandes concrètes restent sans réponse. Si on ne procède pas comme cela, les demandes vont remonter au gouvernement, qui va les répercuter aux différents décideurs et chacun va se renvoyer la balle, exactement comme aujourd’hui. Cela créera encore plus de frustration et d’énervement.

 

 

C’est en mettant ensemble tout ceux qui ont une partie de la solution, face aux situations individuelles concrètes des français tirés au sort, que l’on pourra enfin se faire se rencontrer les décideurs et les citoyens. Et réduire l’écart grandissant entre les deux, qui est une menace profonde pour notre démocratie.

Les problématiques ne sont pourtant pas les mêmes selon les territoires…

Elles le sont, en grande partie. Prenez les déplacements péri-urbains : les différentes réponses sont connues, ce sont le télétravail, le covoiturage, les navettes électriques autonomes, les services de taxis collectifs, les primes à l’achat d’une voiture d’occasion ou neuve moins polluante, les primes à l’achat de vélo électrique pour rejoindre la gare la plus proche… On peut imaginer deux ou trois conférences territorialisées par thème, puis une conférence de consensus nationale, qui n’ait pas lieu à Paris.

Ensuite il faut déboucher sur un plan d’action, une feuille de route où chacun sait ce qu’il doit faire. Avec des exemples de ce qui a été réussi ailleurs : regardez à Nantes, regardez à Limoges… Il faut enfin que la mise en œuvre de cette feuille de route fasse l'objet d'un suivi par les cent citoyens tirés au sort. Cette méthode déboucherait sur des prises de parole beaucoup plus diverses que ce qu'on constate aujourd'hui et elle permettrait aux gens de se sentir  porteurs de quelque chose de plus large que leur propre intérêt individuel.

 

Une telle méthode s’applique très bien pour les questions de transition écologique. La France n’a pas cette culture :  c’est à rebours de la façon dont l’Etat fonctionne. Mais c’est justement le moment ou jamais pour Emmanuel Macron de renverser la table. Il faut qu’il sorte de l’entre-soi des décideurs issus de deux seuls écoles, l’ENA et Polytechnique, et qu'il réinvente la façon dont l’Etat produit les politiques publiques. C’est indispensable pour sortir de cette crise par le haut.

Plus d’un million et demi de citoyens ont déjà signé la pétition d’Oxfam, de la FNH et de Greenpeace pour attaquer l’Etat en justice sur le climat. Vous associez-vous à leur démarche ?

Nous soutenons la démarche, mais le WWF, fondation reconnue d’utilité publique, ne peut pas juridiquement participer à une action pour attaquer l’Etat en justice.  Toutes les enquêtes d’opinion nous montrent aujourd’hui que les questions climatiques sont prioritaires pour une partie importante de la société. Face à cela, il y a deux réponses : soit la régulation par le droit (c'est ce que recherche cette pétition ou la bataille que j’ai menée avec Nicolas Hulot pour que l’impératif climatique soit inscrit dans la Constitution) ; soit la régulation par la violence : " je suis frustré, je casse tout ".

Attaquer l’Etat en justice c’est faire confiance au droit comme corde de rappel lorsque le politique n’agit pas. Et cette judiciarisation de l’enjeu environnemental va aller croissant puisqu’aujourd’hui, on dispose des connaissances scientifiques permettant de mesurer précisément l’écart entre ce que l’Etat fait et ce qu’il devrait faire. 

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