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Comment la ville de Phoenix lutte contre des rues à 80 degrés

Romain Jeanticou
10-13 minutes

Avec plus de 40 degrés attendus ce mardi à Paris, la capitale a activé le niveau 3 de son “plan canicule” : ouverture de parcs et jardins la nuit, mise en place de fontaines temporaires et de brumisateurs, etc. Des mesures d’urgence, qui n’adapteront pas Paris à des changements durables. Aux États-Unis, la ville de Phoenix, qui détient les records de chaleur du pays, a développé des techniques de pointe pour vivre sous des chaleurs extrêmes. Et ça fonctionne. Mais seulement dans les quartiers les plus favorisés. Reportage.

Le centre de Phoenix est à l’image de tant de métropoles américaines : un scrupuleux quadrillage, semblable à celui d’un cahier d’écolier, fait d’immenses avenues bordées d’éléphantesques SUV. À un détail architectural près : des centaines de petits abris, tirés entre les bâtiments ou montés sur pergolas. Auvents, marquises, voiles d’ombrage et parasols offrent un peu de répit aux passants. Nous sommes mi-octobre et il fait 33 degrés Celsius. Frisquet par rapport aux 48 enregistrés en juin. Phoenix, capitale de l’Arizona, est la ville la plus chaude des États-Unis. La température de l’asphalte en plein cagnard peut monter jusqu’à 80 degrés. Vous savez, cette plaisanterie qui consiste à dire que vous pourriez faire frire un œuf en plein soleil ? Ce n’est pas une blague ici : une série de vidéos virales sur le réseau social Tik-Tok montre des utilisateurs faisant cuire des œufs, des crevettes ou des saucisses dans une poêle laissée sur le trottoir.

Phoenix, dont l’agglomération est surnommée « la Vallée du soleil », a été construite en plein désert. Une oasis de béton et d’acier sortie de la poussière au milieu des cactus saguaros. Normal qu’on y sue à grosses gouttes. Mais les pics irrespirables, de plus en plus longs, intenses et réguliers, étaient exceptionnels il y a cinquante ans. En 2020, dix-huit records y ont été battus. Comme celui, affolant, de cent quarante-quatre jours au-dessus des 100 degrés Fahrenheit (38 degrés Celsius). Ce chiffre devrait plus que doubler d’ici à 2060, menant la cité américaine vers un climat équivalant à certaines régions de la péninsule arabique. Une conséquence directe de l’activité humaine et de l’expansion urbaine. L’évolution de la température nocturne en est la preuve la plus flagrante : alors que les journées ont pris 2,3 degrés de plus en quatre-vingt-dix ans, les nuits se sont réchauffées de 9,6 degrés, jusqu’à 34,5 degrés (record de 2018). Le responsable ? Le bitume, qui absorbe la chaleur, puis la relâche à la nuit tombée, réchauffant l’atmosphère dans un cycle infernal.

Peu d’arbres, des bâtiments bas : dans les quartiers pauvres de Phoenix, il fait 3 degrés de plus que dans le reste de la ville.

Peu d’arbres, des bâtiments bas : dans les quartiers pauvres de Phoenix, il fait 3 degrés de plus que dans le reste de la ville.

Photo Cassidy Araiza pour Télérama

Phoenix est un « îlot de chaleur urbain » : les températures en ville y sont plus élevées que dans la nature alentour. À cause de la pollution, mais aussi des surfaces sombres et ­imperméables qui couvrent rues et bâtiments. Difficile à croire, mais il fait meilleur dans le désert qui la borde que dans ses avenues garnies de palmiers — un écart de parfois 5 degrés ! Une heure passée dans l’air chaud et ultra sec de la ville suffit à comprendre que l’ombre y est un enjeu ­vital. En dehors des aménagements du centre, elle est difficile à trouver, car les immeubles sont bas et les chaussées immenses — une autoroute à huit voies traverse Phoenix en plein cœur. L’ombre, c’est un des domaines d’étude de la chercheuse Ariane Middel à l’université d’État de l’Arizona. Durant l’été, elle arpente les rues désertes en tirant un drôle de chariot équipé de capteurs météorologiques. « Il mesure plusieurs choses : la température de l’air, la température du sol et la température radiative moyenne. C’est celle-ci qui est la plus significative, car elle évalue la charge de chaleur totale qui s’abat sur le corps depuis toutes les directions. »

Il y a trois sortes d’ombre : celle, légère, des parasols ; celle des arbres ; et celle des immeubles, la plus efficace.

Il y a trois sortes d’ombre : celle, légère, des parasols ; celle des arbres ; et celle des immeubles, la plus efficace.

Photo Cassidy Araiza pour Télérama

La chercheuse et ses étudiants ont analysé l’impact sur ces températures de plusieurs revêtements de route ou de toit, mais aussi des différentes formes d’ombre. « Il y en a trois, poursuit Ariane Middel : l’ombre légère, créée par un parasol ou une toile, l’ombre d’éléments urbains comme un tunnel ou bâtiment, et l’ombre naturelle des arbres. » Verdict : c’est l’ombre « urbaine » qui est la plus efficace pour faire baisser la température, suivie de celle des arbres, puis des toiles. À partir de ces résultats et des données météorologiques planétaires, l’équipe conçoit pour les pouvoirs publics un précieux simulateur permettant d’évaluer l’efficacité d’un aménagement en ombre, n’importe où dans le monde. « En choisissant une ­localisation, un jour, une heure et par exemple la taille d’un arbre à planter, nous pourrons estimer la baisse de température induite. » Les arbres ont d’autres avantages : ils rafraîchissent l’écosystème urbain via l’eau qu’ils expulsent — c’est l’évapotranspiration. En 2010, la Mairie de Phoenix a voté l’augmentation de 10 à 25 % sur vingt ans de la surface de la ville consacrée aux arbres, ce qui permettrait de diminuer la température de 2 degrés. Mais elle est en retard sur ses objectifs. Planter est cher et complexe : il faut composer avec les réseaux souterrains, les systèmes électriques et les ressources en eau.

Cela s’avère aussi, pour les habitants, inéquitable. Car la carte de la densité végétale locale et celle du niveau de revenu se superposent parfaitement. Les quartiers riches de Phoenix, au nord, sont verdoyants, tandis qu’au sud les zones les plus défavorisées prennent la couleur poussière de leur sol nu. « Si la municipalité plante un arbre dans une zone résidentielle, c’est aux habitants d’en assurer l’entretien sur leur propre budget, expose Eva Ordóñez Olivas. Pour les familles locataires et en difficulté, ce ne sera jamais une priorité. » Cette native de la capitale arizonienne est à la tête de la Phoenix Revitalization Corporation, une ­association d’aide au développement des quartiers populaires. Petite, elle marchait pieds nus dans la rue. « Aujourd’hui, c’est inimaginable. » Elle se demande s’il sera possible pour ses ­petits-enfants de continuer à vivre ici. Son bureau est situé dans le quartier à majorité noire de Central City South, une poche de chaleur coincée entre l’autoroute, l’aéroport et les zones industrielles. Le revenu mensuel moyen d’un foyer s’élève à 1 580 dollars (environ 1 350 euros) et seulement un résident sur quatre possède un véhicule, dans une ville construite pour la voiture. Des personnes âgées ou des femmes enceintes marchent en pleine chaleur sur le bitume de rues sans arbre ni trottoir pour aller attendre le bus sous le soleil. Les arrêts sont de simples poteaux, dépourvus d’abri. Les habitants en meurent : c’est ici que l’on recense le plus grand nombre de maladies liées à la chaleur de tout l’Arizona.

En plein soleil, la température de l’asphalte peut atteindre 80 degrés.

En plein soleil, la température de l’asphalte peut atteindre 80 degrés.

Photo Cassidy Araiza pour Télérama

« Ces différences d’aménagement créent des écarts de température qui montent jusqu’à 3 degrés entre quartiers riches et quartiers pauvres », observe la chercheuse Ariane Middel. « Les populations les plus défavorisées, noires et latinos, se retrouvent dans les zones les plus chaudes de la ville, et donc en danger », résume Eva Ordóñez Olivas. La question n’est pas de savoir si nos villes peuvent être durables, puisque les moyens et les avancées scientifiques existent, mais durables pour qui ? L’ombre, à Phoenix, est devenue un marqueur social. Un indicateur du niveau de vie et un enjeu de santé publique. Avec le Covid et la fermeture des lieux accueillant les sans-abri, cinq cent vingt personnes sont mortes à cause de la chaleur dans l’Arizona en 2020. Deux ans plus tôt, une retraitée précaire de 72 ans était morte de chaud après que son fournisseur d’électricité lui eut coupé le courant, donc la climatisation, pour un impayé de 52 dollars, alors qu’il faisait 42 degrés dehors. La chaleur est un tel danger à Phoenix que la ville possède le seul centre de santé des États-Unis consacré aux brûlures. Dans le pays, elle fait chaque année plus de victimes que tempêtes, inondations et incendies combinés.

Des tonnelles sur un parking de l’université, où l’ombre est un sujet de recherche. 

Des tonnelles sur un parking de l’université, où l’ombre est un sujet de recherche. 

Photo Cassidy Araiza pour Télérama

« Quand vivrons-nous un Katrina de chaleur ? » se demande Mikhail Chester, professeur d’ingénierie durable à l’université d’État de l’Arizona, en référence à l’ouragan ayant provoqué la mort de près de deux mille personnes en 2005. « Car nous en vivrons un, sans aucun doute. » Phoenix, avec ses cinq millions d’habitants, est la cinquième plus grande ville des États-Unis et celle qui connaît la plus forte croissance démographique. Grignotant toujours plus le désert, elle dépasse Los Angeles en superficie. « Il faut absolument maîtriser l’étalement urbain et rendre nos infrastructures plus souples pour pouvoir les adapter à la pression qui s’accroît sur elles », insiste Mikhail Chester. Réseaux d’eau, d’électricité et de transport risquent la surchauffe. « Un jour d’été de 2019, six cent cinquante pannes de courant ont été comptabilisées. Avec la climatisation et les pompes d’eau potable à l’arrêt, combien de temps tiendrions-nous ? » Le chercheur plaide pour une ingénierie résiliente, qui anticipe les pannes et limite leurs effets, plutôt que d’essayer en vain de les éviter. Avantage de vivre déjà dans les extrêmes, la communauté scientifique de Phoenix profite d’un peu d’avance sur les autres. « Notre tout récent tramway a été conçu pour résister à de très hautes températures. Cet été, les rails de celui de Portland ont fondu ! Notre environnement a fait de nous des experts de la chaleur et nos connaissances seront utiles au monde entier. »

Transformer la structure d’une cité tentaculaire comme Phoenix est titanesque. « Mais l’adaptation est possible, assure Mikhail Chester. Comme dans certaines régions du Canada, configurées en prévision de la neige et du froid. Nous y travaillons tous les jours avec les services de la Ville. » La maire démocrate de Phoenix, Kate Gallego, diplômée d’études climatiques, veut en faire « la première ville durable dans le désert ». Elle a engagé un plan combinant développement des transports, poursuite de la végétalisation, rénovation des ­bâtiments et déploiement de l’énergie solaire. Scientifiques et associations l’ont accueilli avec enthousiasme, mais attendent son exécution. Tous espèrent que Phoenix tracera dans le sable de son désert le chemin à prendre vers un avenir urbain viable pour tous.