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Procès climatiques : des « défaites paradoxales »

Propos recueillis par Christian Chavagneux

Judith Rochfeld est docteure et agrégée de droit. Autant dire qu’elle traite ses sujets d’étude, par exemple la lutte contre le réchauffement climatique, par le côté juridique. C’est ce qu’elle vient de faire dans un ouvrage passionnant, Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisations citoyennes (Odile Jacob). Elle y décrit les mobilisations de la société civile passant par les « procès climatiques » pour contraindre les Etats à respecter leurs engagements internationaux pris lors de l’accord de Paris et les entreprises à réduire leurs émissions de CO2. On y découvre un monde où l’innovation est de mise pour tenter de trouver les moyens d’une coexistence durable entre la planète et ses habitants. Une réflexion qui s’inscrit depuis plusieurs années dans le cadre d’un travail plus global sur les renouvellements de la propriété et les demandes diverses de partage des usages, sur les biens communs et les communs, qu’ils soient environnementaux ou informationnels. Le tout au sein de groupes de travail réunissant économistes, sociologues et historiens.

Le 23 septembre, Greta Thunberg attaque plusieurs pays, dont la France, pour atteinte à la convention de l’ONU sur les droits de l’enfant du fait de leur inaction dans la lutte contre le réchauffement climatique. Qu’en pensez-vous ?

Levons immédiatement une ambiguïté : si, parmi les pays mis en cause, on retrouve la France, et non les gros pollueurs que sont la Chine ou les Etats-Unis, c’est parce que ces derniers n’ont pas ratifié la convention onusienne concernée. Cela dit, son action est tout à fait emblématique d’une évolution récente, celle de la mobilisation des enfants dans la remise en cause des pratiques des Etats face au réchauffement climatique. Aux Etats-Unis, c’est Our Children’s Trust qui porte le fer juridique, mettant en avant 25 enfants de 9 à 21 ans. Ils ont attaqué l’Etat fédéral américain sous Obama, puis désormais sous Trump en leur nom et au nom des générations futures. Les procès sont toujours en cours, la Cour suprême ayant jugé leur action recevable après que Trump a tenté de la bloquer.

Sur quoi cette mobilisation de Thunberg peut-elle déboucher ?

Sur une reconnaissance que certains droits fondamentaux des enfants ont été bafoués. Cela ne donnerait pas lieu à condamnation ou sanctions, mais au constat que des droits sont violés du fait de l’inaction des politiques publiques en matière climatique, comme le droit à la vie ou à l’alimentation. Cela permettrait, d’une part, d’entériner ces constats de violation, d’autre part, de voir reconnaître juridiquement de nouveaux droits émergents, souvent mobilisés dans les procès climatiques, comme le droit à un système climatique stable ou propre à permettre la vie terrestre.

Les Etats sont de plus en plus attaqués par des citoyens sur ce sujet. Vous dites que ces combats ont parfois entraîné des « défaites paradoxales ».

De fait, il y a beaucoup d’échecs. L’un des exemples récents concerne l’association Plan B au Royaume-Uni, qui a entre autres contesté l’autorisation d’extension de l’aéroport d’Heathrow comme contraire aux engagements du gouvernement de limiter le réchauffement climatique. En mars 2019, la justice a rejeté l’action, considérant que le gouvernement avait le choix des moyens pour mener sa politique. Pour autant, il y a eu une forte mobilisation citoyenne et une grande médiatisation du sujet. En conséquence, quand bien même il débouche sur un échec judiciaire, ce type de procès accélère la mise en conscience des populations.

Et puis, il y a des cas à part. Parlez-nous ­d’Urgenda, aux Pays-Bas.

Près de 900 citoyens se sont mobilisés avec l’association Urgenda pour attaquer l’Etat néerlandais, responsable à leurs yeux d’avoir failli dans sa politique climatique. Un premier jugement, en 2015, puis une cour d’appel en 2018 leur ont été favorables : la justice a reconnu que l’Etat néerlandais s’était, dans le cadre de l’accord de Paris, engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre et qu’il n’avait pas mis tout en œuvre pour suivre la trajectoire annoncée de baisse des émissions ; qu’il avait donc l’obligation de s’y conformer.

Dans ce procès, les citoyens ont été considérés comme des acteurs légitimes pour donner force à un engagement qui ne relevait, jusqu’à présent, que de négociations entre Etats. Ce n’est pas sans soulever des questions sur la légitimité de ces citoyens à rappeler leur Etat à l’ordre. Le débat sur leur représentativité face aux élus est légitime. Pour autant, on peut d’autant plus reconnaître leur droit à agir que nous sommes dans une situation d’urgence climatique. C’est maintenant que se décident les trajectoires qui nous permettront, ou non, de maîtriser le réchauffement climatique. Ces questions rebattent donc les cartes du débat politique sur la représentativité : les populations se mobilisent au plus près des territoires et de leurs relations à la nature, face à des Etats dont les décisions apparaissent insuffisantes.

Comment établir un lien de causalité entre une entreprise précise et le dérèglement climatique ?

C’est extrêmement difficile, même si les connaissances et rapports scientifiques divers progressent. On dispose maintenant d’études portant sur les entreprises polluantes et modélisant, entreprise par entreprise, la contribution de chacune aux émissions de CO2 selon plusieurs phases historiques. Mais la causalité reste diffuse et plurielle : il y a plusieurs causes au réchauffement ; celles-ci évoluent dans le temps, etc. Il est donc difficile d’attribuer à chacune une part de responsabilité et, partant, une part d’indemnisation.

Par ailleurs, ce n’est pas toujours une réparation qui est demandée. La ville de New York, qui est appelée à être très impactée par le réchauffement et la montée des eaux, a attaqué de grandes entreprises pétrolières en leur réclamant de participer aux dépenses d’adaptation. Elle a été déboutée.

On voit donc, aux Etats-Unis par exemple, se dessiner une autre voie, la même que celle suivie face aux cigarettiers dans les années 1990 : comme le lien de causalité entre leur activité et la survenance d’un cancer est difficile à tracer, ils ont été attaqués pour tromperie sur la nocivité de leurs produits. Aujourd’hui, des villes et des Etats américains tentent ainsi de démontrer que certaines « Carbon Majors » ont menti à leurs actionnaires et à leurs clients sur les conséquences de leurs activités en matière de réchauffement. Aux Pays-Bas, par ailleurs, 17 000 personnes mènent une action contre le pétrolier Shell : elles lui reprochent son inaction climatique ainsi que son lobbying face à la connaissance qu’il aurait eue des effets néfastes de son activité.

C’est l’une des façons de contourner le problème lié au fait que même si des activités sont polluantes, elles restent légales ?

En effet. Il faut réaliser que les juges sont mis face à de lourdes responsabilités : se saisir ou non de questions qui comportent des dimensions économiques – des bassins d’emplois sont concernés – mais aussi politiques, tenant notamment à la séparation des pouvoirs puisqu’on leur demande de considérer, voire d’ordonner, des réparations pour des activités autorisées et légales. Ce n’est toutefois pas la première fois que l’on a à traiter de problèmes de cet ordre : lorsqu’à la fin du XIXe siècle, la révolution industrielle introduit des machines faisant de nombreuses victimes dans les usines, il n’a pas été dit que les machines étaient illégales ; on a mis en place une responsabilité « du fait des choses » permettant aux victimes d’être indemnisées (ce qui donnera la loi sur les accidents du travail). Le droit de la responsabilité a toujours su évoluer à travers l’histoire.

Parlez-nous de la procédure originale entamée par le Péruvien Saul Luciano Lliuya.

Le village de ce guide péruvien est en risque d’inondation car il est situé à proximité d’un glacier que le réchauffement climatique fait fondre. En 2017, il décide donc d’attaquer l’entreprise allemande RWE, l’un des gros pollueurs européens (opérateur de nombreuses centrales à charbon). Sur le fondement d’études récentes mesurant la contribution de certaines entreprises au réchauffement climatique, dont RWE, et en arguant que cela trouble la jouissance qu’il a de sa propriété – reproche que l’on fait généralement à des voisins ! –, il porte l’affaire devant la justice allemande, soit à plus de 10 000 kilomètres de chez lui ! Fin 2017, celle-ci juge l’action recevable. Depuis, une phase d’analyses techniques s’est ouverte pour déterminer le rôle concret et précis de RWE. Et il faut préciser ce que cette personne réclame : une participation aux travaux pour mettre à l’abri sa maison et son village, soit 17 000 euros calculés en fonction de la part attribuée à l’entreprise dans le réchauffement climatique.

Peut-on accorder des droits à la nature ?

La question se pose déjà dans certains pays comme la Nouvelle-Zélande, qui a admis la personnalité du fleuve Whanganui, ou la Colombie, qui a reconnu la partie colombienne de l’Amazonie comme un sujet de droit en 2018, devant bénéficier d’une protection contre la déforestation, ou encore en Inde. Il faut préciser que, dans ces cas, il existe des communautés qui entretiennent avec la nature un lien très fort (religieux ou de parenté) assis sur des cosmologies spécifiques.

Pour nos pays, il est difficile d’adopter ce type de représentation. Certains juristes pensent qu’il faut suivre ce chemin car, sans considération d’une personne, les batailles juridiques en défense d’entités naturelles seraient perdues et les intérêts des personnes humaines l’emporteraient. Cette voie ne garantit pas pour autant l’efficacité : en Colombie, l’Amazonie a bien été reconnue comme une personne avec des droits ; mais les conséquences de cette reconnaissance, à savoir l’élaboration de plans municipaux et intergénérationnels pour assurer sa protection, n’ont pas (encore ?) été mises en œuvre. Il est certain que notre représentation de la nature comme un ensemble d’éléments et d’interactions que l’on maîtrise et que l’on possède doit être revue. Une voie serait de reconnaître la nature comme un commun, un système de « ressources » autour duquel des communautés s’organisent à dessein de protection, sur fond d’élévation de la place de cette protection dans nos systèmes juridiques. C’est d’ailleurs cette idée qui se trouvait introduite dans la proposition de reformulation de l’article premier de notre Constitution : la France « garantit » la protection de la biodiversité et du système climatique. Mais, fin août 2019, ce « garantit » a été transformé en « favorise », pour précisément ne pas engager l’Etat français à cette protection.

L’Affaire du siècle en France représente une originalité dans toutes ces procédures.

Deux millions et demi de personnes ont signé une pétition en faveur de la protection du climat, ce qui a donné une forte visibilité à l’action. Celle-ci se fonde sur deux innovations : elle demande le respect, et la reconnaissance, d’un droit à un système climatique stable qui permette la vie humaine ; elle utilise la notion de préjudice écologique, c’est-à-dire la reconnaissance, possible depuis une loi de 2016, que la nature peut subir un préjudice et que celui-ci doit être compensé.

Comment voyez-vous l’avenir de ces mobilisations juridiques ?

Elles réclament des transformations profondes de nos modes de pensée. Cela prendra du temps, alors que face à l’urgence climatique, nos juges en ont peu pour modifier leurs raisonnements. Il est vrai que, pour eux, la charge est lourde. A terme, l’idée serait d’arriver à dépasser les actions judiciaires pour mettre en place des systèmes locaux ou nationaux d’organisation collective de prise en charge des entités naturelles. Il faut aussi placer les connaissances et les institutions au niveau le plus local pour que les citoyens puissent décider, ensemble, de la façon dont ils veulent protéger leur avenir.