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Gilets jaunes 2018: une bonne crise à la française

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Source: Le Point Cécile Cornudet

La France a connu des manifestations au moins aussi violentes dans les années 1950, 1960 et 1970 (dixit l'historien Stéphane Sirot dans « Le Parisien »). Elle sait ce que sont des oppositions politiques lorsqu'elles sont irresponsables. Elle sait aussi qu'un pouvoir peut être profondément désemparé, malgré la solidité des institutions. Mais ces trois ingrédients mis ensemble, et de cette manière-là, elle n'avait jamais connu. La crise des gilets jaunes flirte depuis le début avec l'inédit.

1/Un mouvement hors normes

Ils ne sont pas si nombreux que cela, au fond. Un million de manifestants en 2010 contre la réforme des retraites n'avaient pas bousculé l'équipe Sarkozy, 100.000 à 150.000 gilets jaunes (si les chiffres sont exacts) plongent le pays dans un samedi de chaos. Ils n'ont pas non plus bloqué la France comme cela avait été le cas avec les bonnets rouges de 2013 et face au plan Juppé de 1995.

Peu nombreux mais redoutablement efficaces (qui a parcouru le pays ces jours derniers l'a vu surligné de jaune partout) et surtout jusqu'au boutistes. Les casseurs d'ultra-gauche et d'ultra-droite réunis ont donné une sinistre coloration à la mobilisation du 1 er décembre. Mais y avait-il une division si nette que cela entre « faux » et « vrais » gilets jaunes, entre les « violents » et les « paisibles » ? Rien d'évident à cela, du moins dans l'esprit. Tous les gilets jaunes n'ont pas lancé des pavés bien sûr, mais tous ont ce samedi, à Paris et ailleurs, exprimé une rage et une colère que rien ne semble devoir arrêter. A fortiori avec la bénédiction bienveillante de la majorité de l'opinion... jusqu'ici du moins.

Ultra-déterminés et totalement insaisissables, c'est l'autre paradoxe des gilets jaunes. Près d'un mois après sa naissance, on ne saurait toujours pas décrire précisément ce mouvement parti de la base, qui récuse les étiquettes, fait se rejoindre sur les ronds points des gens qui ne se fréquentaient pas (gauche et droite, salariés et petits patrons) et sollicite la parole pour demander tout et son contraire.

Deux mots d'ordre surnagent : une vie matériellement moins dure et « Macron démission ». Large programme. Un puissant rejet des élites et une volonté d'être écouté aussi. Mais dans un tel climat de défiance que même une personne issue de ses rangs devient suspecte dans la seconde où elle parle au nom des autres. Si un gilet ne filme pas en direct son entretien avec le Premier ministre, il est aussitôt vu comme un « jaune » prêt à pactiser. Sa vie est menacée par le groupe, s'excuse-t-il en quittant l'entretien.

La crise démocratique atteint là un tel point qu'aucun système alternatif ne semble possible, même « citoyen », même « participatif ». Avec qui parler, sur quoi, comment ? Il n'y a pas UN mouvement des gilets jaunes, il y en a autant qu'il y a de participants. Ils ne donnent aucune prise pour entamer ce qu'ils réclament : un dialogue.

2/Des oppositions prêtes à tout

Face à eux qui trouve-t-on ? Ou plutôt « avec » eux ? Des oppositions politiques prêtes à tout pour ne pas être effacées de l'histoire. Quand les lieux de pouvoir sont visés, quand la tombe du soldat inconnu est souillée, quand le mot « insurrection »est lâché, que font-elles logiquement ? Elles condamnent, voire elles oublient la politique pour construire une réponse commune. Rien de tout cela, ou très peu. Mélenchon juge « historique » ce jour où « l'insurrection citoyenne fait trembler la macronie ». Le Pen joue la prudence pour mieux se mettre du côté des gilets jaunes.

Les anciens partis de gouvernement, de droite et de gauche, condamnent les violences mais ne ratent surtout pas l'occasion de souffler sur les braises d'un mouvement qui fragilise Emmanuel Macron. Ils reçoivent des gilets jaunes (Hollande, Wauquiez...), ils renchérissent de propositions : dissolution de l'Assemblée, référendum sur la taxe carbone... La vengeance est un plat qui se mange chaud.

Les oppositions accroissent ce faisant la pression qui pèse sur le pouvoir. Mais plus inquiétant, elles contribuent à donner le sentiment qu'aucune alternative n'existe. Les gilets ne sont pas dupes, ils gardent leurs distances. Plus les oppositions courent derrière les gilets jaunes, plus la manoeuvre se voit et plus on voit leurs limites. Où se cachent les hommes - et femmes - d'Etat ?

3/Les doutes du pouvoir

Enfin, il y a le pouvoir. Presque sans voix ce week-end, si ce n'est pour montrer des muscles sécuritaires au moment où les images prouvent qu'il n'en a plus. Même les syndicats de policiers émettent des doutes sur les ordres qu'ils reçoivent. « Je n'accepterai jamais la violence », assure Emmanuel Macron depuis le G20 d'Argentine.

Derrière le discours toujours officiel de fermeté dans les réformes, le doute s'est ce 1 er décembre insinué au coeur de l'exécutif. La réponse apportée jusqu'ici ne suffit pas, il faut en proposer d'autres. Les concertations territoriales annoncées la semaine dernière ne peuvent se mettre en place puisqu'une bonne partie des acteurs font d'un moratoire sur la taxe carbone un préalable. Elles butent sur le discrédit du pouvoir lui-même : impossible de laisser les préfets, figures de l'Etat, animer de telles réunions, disent des gilets jaunes. Alors les élus ? Oui mais ce sont des opposants à la majorité actuelle, s'inquiète l'exécutif.

Jusqu'ici, toutes les mesures concrètes mises sur la table se sont retournées contre lui. Une prime de 4000 euros pour acheter une voiture, cela ne fait plus que 1000 euros à débourser pour une voiture valant 5000 euros, ont répété les ministres... Sauf que 1000 euros pour qui ne peut mettre 20 de plus dans son plein d'essence, cela devient une provocation. Plus le pouvoir a parlé aux gilets jaunes, plus il s'est éloigné d'eux.

Du temps perdu, une surenchère de revendications jusqu'à l'absurde, un fossé d'incompréhension qui s'est creusé, un pouvoir très seul, et au fond très vert pour affronter une telle colère. Comment on en sort ? C'est tout le défi que doit relever Emmanuel Macron.