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« Pour les catholiques conservateurs, l’adhésion au “grand remplacement” est un prolongement de leur hantise du déclin »

 

Le politiste Yann Raison du Cleuziou analyse, dans une tribune au « Monde », le succès d’Eric Zemmour auprès des militants catholiques, alors même que son obsession pour la théorie raciste du « grand remplacement » s’oppose aux positions du pape. 19 janvier 2022

 

 Le parallèle était saisissant. Le dimanche 5 décembre 2021, en Grèce, le pape François tirait pendant la messe les leçons de sa rencontre avec les migrants parqués à Lesbos : « Je prie Dieu de nous réveiller de l’oubli de ceux qui souffrent, de nous secouer de l’individualisme qui exclut, de réveiller les cœurs sourds aux besoins des autres. » Il ajoutait encore : « Luttons à la racine contre cette pensée dominante, cette pensée qui se concentre sur son propre moi, sur les égoïsmes personnels et nationaux, qui deviennent la mesure et le critère de toute chose. »

 

En France, quelques heures plus tard, Eric Zemmour rassemblait ses partisans lors d’un meeting à Villepinte [Seine-Saint-Denis]. A la tribune, pour le soutenir, les différentes branches du catholicisme conservateur, jusqu’alors divisées entre le Rassemblement national et les Républicains, convergeaient : Laurence Trochu apportait le soutien du Mouvement conservateur (ex-Sens commun), Jean-Frédéric Poisson celui du Parti chrétien-démocrate (créé par Christine Boutin pour prolonger l’action du Forum des républicains sociaux) [et rebaptisé VIA, la voie du peuple, en 2020], enfin la Lyonnaise Agnès Marion engageait le Cercle Fraternité, jusqu’alors défenseur d’une politique familiale conservatrice au sein du Front national.


Sans doute ne faut-il pas perdre de vue que le catholicisme est un univers clivé et que les conservateurs n’en représentent qu’une sensibilité minoritaire. Mais, dans un contexte de déclin de la pratique religieuse, leur influence au sein de l’Eglise est croissante en raison de leurs familles nombreuses, au sein desquelles, tendanciellement, la foi se transmet avec plus de succès que dans l’aile gauche. Le succès d’Eric Zemmour auprès des militants catholiques nécessite donc d’être interrogé, car il peut avoir des effets durables sur le catholicisme français.

 

Faiblesse politique du christianisme

Comment expliquer que l’obsession du « grand remplacement » de l’ancien journaliste du Figaro, si antagoniste avec les positions du pape, ne freine pas le ralliement des catholiques ? Comment réduisent-ils la dissonance cognitive ? Celle-ci est potentiellement d’autant plus forte que Renaud Camus [le polémiste ayant popularisé cette théorie raciste] fut une figure de la cause homosexuelle avant de devenir le contempteur de la décadence nationale. Mais s’intéresser à la réception de son œuvre serait une fausse piste. En fait, la thématique est déjà acclimatée depuis longtemps dans les imaginaires du catholicisme de droite. Si les flux migratoires inquiètent tant, c’est parce qu’ils mettent à l’épreuve une faiblesse politique du christianisme, dont les catholiques conservateurs sont bien conscients et qu’ils tentent d’exorciser.


En 1894, dans le conte Les Serviteurs, Charles Maurras met dans la bouche d’un gardien de l’ordre classique une funeste prédiction : « Un christ hébreu viendra au monde, rachètera l’esclave et, déposant le fort du trône, placera les premiers plus bas que les derniers, pour que sa gloire soit chantée dans la vie éternelle. » En 1920, dans Evangile et Démocratie, le penseur de l’Action française explique rétrospectivement avoir écrit cet avertissement pour faire obstacle à la diffusion du Jésus « de la Réforme et de la Révolution ». Il combat l’exaltation de la sensibilité individuelle, qui favoriserait le triomphe de la compassion sur la raison : « “Dieu est amour”, écrit-il. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que “tout amour est Dieu” ? Bien des âmes que la tendresse de l’Evangile touche inclinent à l’erreur flatteuse de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l’épargne des plus belles générations de l’humanité. » La crainte qu’une charité sacralisée ne finisse par détruire les conditions de la perpétuation de l’ordre national et catholique perdurera.

 

Durant l’après-guerre, c’est alors le communiste qui est pensé comme l’élu potentiel de cette charité subversive. Jean Madiran [disciple de Charles Maurras]surveille et dénonce la complaisance supposée des catholiques engagés dans la mission ouvrière. La guerre d’Algérie favorisera le passage de relais vers le « fellagha ». La résistance au tiers-mondisme durant les années 1960 et 1970 élargira encore la figure de cet ennemi potentiel. Alors que les prétentions de l’Occident sur le monde sont mises en accusation par le jeune clergé, [l’écrivain]Jean Raspail publie Le Camp des saints, en 1973. Un roman dans lequel il imagine la décomposition de la France face au débarquement de cohortes de migrants. L’Eglise catholique est complice de l’« invasion » en raison de sa morale qui lui fait prendre le parti des faibles, sans autre discernement. Les héros de Raspail exècrent cette posture qu’ils interprètent comme la manifestation d’une sourde haine de soi : « La déplorable, l’exécrable, la haïssable pitié ! Vous l’appelez : charité, solidarité, conscience universelle, mais lorsque je vous regarde, je ne distingue en chacun de vous que mépris de vous-même et de ce que vous représentez. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela veut dire et où cela mène-t-il ? Il faut être fou, ou désespéré, il faut être dévoyé pour admettre, comme vous le faites, toutes les conséquences en chaîne de votre complaisante pitié ! » En fait, la description d’une soumission à l’étranger au nom de la charité qui lui est dû vient incarner la dénonciation du renoncement des autorités ecclésiales à assumer la foi chrétienne comme une vérité supérieure, matrice d’une civilisation elle aussi supérieure.

 

Au XXIe siècle, la hantise des flux migratoires et le soupçon sur l’usage exorbitant de la compassion chrétienne débordent hors de la droite réactionnaire. Ils se retrouvent parmi les libéraux qui, lecteurs de Tocqueville, pensent les destins du catholicisme et de la démocratie comme étroitement liés, les dérives de l’un ne pouvant qu’entraîner le déclin de l’autre. En 2006, dans La Raison des nations, [le philosophe] Pierre Manent met en garde contre les effets pervers que peut entraîner la dynamique de l’égalité qui porte les démocraties : « Il ne s’agit plus seulement de respecter l’humanité en tout homme, nous sommes requis de voir l’autre comme le même. Et si nous ne pouvons nous empêcher d’apercevoir ce qui en lui est différent, nous nous le reprochons comme un péché. » Dans [la revue]Commentaire, [l’historien] Alain Besançon dénonce la dérive « humanitaire » du catholicisme : « C’est comme un article de foi : nul n’est un ennemi. Les seuls ennemis qui subsistent sont ceux qui ont encore des ennemis et qui considèrent que la métamorphose imaginaire des ennemis en amis est une entorse à la réalité des choses. » Comme Maurras avant eux, Manent et Besançon y voient une pathologie du commandement d’amour du prochain. Pierre Manent critiquera d’ailleurs l’interprétation de la parabole du bon Samaritain faite par le pape François [en 2020] dans l’encyclique Fratelli tutti.

 

Désarmement moral de la nation

Les positions du pape argentin déplaisent d’autant plus que les catholiques français sont pris en tenaille entre deux figures obsédantes de leur déclin : l’effondrement de la pratique religieuse hebdomadaire, qui est désormais en deçà des 2 % parmi les 18 ans et plus, et le sentiment que l’islam gagne en visibilité et en influence dans la société française. Cette double angoisse gagne en intensité chez les plus jeunes pour des raisons qui s’objectivent aisément. Dans l’« Enquête sur les valeurs des Européens » (EVS) de 2018, parmi les 18-29 ans, les catholiques déclarés ne représentent plus que 15 % et les musulmans les talonnent à 13 %. Au regard des tendances, on peut imaginer que les courbes de ferveur se croisent dans quelque temps parmi les jeunes générations. Que l’islam puisse supplanter le catholicisme, certes à une échelle minoritaire et non comme religion majoritaire, est un cataclysme symbolique dont l’anticipation fonde l’adhésion à l’idée d’un « grand remplacement » menaçant.


Les catholiques conservateurs partagent déjà le sentiment que le ramadan est devenu un fait de société plus important que le carême. Tout ce qui peut contribuer à accélérer ce destin redouté est dénoncé. En 2006, dans Les Mosquées de Roissy, [l’ancien président du Mouvement pour la France] Philippe de Villiers s’inquiète d’un plan de l’Organisation des Nations unies justifiant la nécessité d’une « migration de remplacement » en Europe. En 2016, dans Les cloches sonneront-elles encore demain ?, il théorise ce remplacement en affirmant que les droits de l’homme offrent des ressources aux musulmans pour imposer leur culture. Dans son film d’entrée en campagne, Eric Zemmour met en scène la décadence de la France avec les images de la destruction (pour cause de vétusté) de l’église Saint-Jacques d’Abbeville [Somme]. Le discours sur le « grand remplacement » a donc toujours un double enjeu, construire une figure de l’ennemi extérieure opportune pour faire voir l’ennemi intérieur. La pression externe est d’autant plus menaçante qu’un vide interne est organisé par des « idiots utiles ». D’après les entretiens que je fais dans cet univers conservateur, la question démographique est très secondaire derrière la décadence morale comme matrice du « grand remplacement ». C’est l’« humanitarisme » de l’Eglise tout autant que les « valeurs » de la République qui sont associés dans une même dénonciation du désarmement moral de la nation.


Lors de l’assassinat du père Jacques Hamel [à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le 26 juillet 2016], sur les réseaux sociaux, ces catholiques conservateurs se partageaient avec une déploration gourmande l’information selon laquelle la paroisse avait offert un terrain à la communauté musulmane pour construire une mosquée. Que le pape François puisse prendre des femmes voilées dans son avion [comme lorsqu’il avait ramené douze réfugiés syriens de Grèce, en 2016] apparaît donc comme le comble d’un « suicide civilisationnel »,pour reprendre une formule qu’assène Laurent Dandrieu, journaliste à Valeurs actuelles. Tout comme pour Eric Zemmour, l’injonction d’un tribunal administratif de retirer la statue de saint Michel d’une place publique des Sables-d’Olonne [en Vendée, en décembre 2021] contribue au « suicide français ». Pour les catholiques conservateurs, l’adhésion au « grand remplacement » est donc un prolongement de leur hantise du déclin. Les immigrés, mais tout autant la République et le pape, en sont les cibles.

 

Pour ces catholiques, un destin comparable aux chrétiens d’Orient est désormais imaginable et leur survie est en jeu. Cette angoisse est d’autant plus facilement mise en sens par la droite réactionnaire que les enjeux du déclin du catholicisme, pourtant un fait social majeur, restent peu réfléchis à l’échelle collective. L’indifférence et l’ennui causent le détachement religieux tout en le rendant invisible. La force symbolique et politique de cet enjeu, jusqu’alors marginalisé par les appareils partisans, explique la profondeur de l’engouement pour Eric Zemmour dans les marges conservatrices et réactionnaires du catholicisme.

 

Yann Raison du Cleuziou est politiste à l’université de Bordeaux, membre de l’Institut de recherche Montesquieu. Spécialiste de l’histoire et de la sociologie politique du catholicisme, il a notamment publié Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019).