JÉRÔME DUPUIS
Des milliers de feuillets inédits : les trésors retrouvés de Louis-Ferdinand Céline
Disparus en 1944, des milliers de feuillets inédits de l’écrivain, auteur de « Voyage au bout de la nuit » et de « Mort à crédit », viennent de resurgir dans des circonstances étonnantes. « Le Monde », qui révèle cette découverte, a remonté leur piste de la Libération à aujourd’hui.
Il l’a hurlé si fort et si souvent que même ses plus fervents admirateurs avaient fini par en douter. Et pourtant, jusqu’à son dernier souffle, Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961, n’a cessé de le répéter : en 1944, alors qu’il venait de s’enfuir en catastrophe vers l’Allemagne nazie avec les ultras de la Collaboration, des pillards ont forcé la porte de son appartement de Montmartre et lui ont volé de volumineux manuscrits, pour une large part inédits. Parmi eux, a-t-il toujours proclamé, celui de Casse-pipe, le roman qui devait former un triptyque avec ses deux chefs-d’œuvre Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936). Seules quelques pages de ce roman étaient parvenues jusqu’à nous.
Oui, Céline l’a hurlé sur tous les tons. Dans D’un château l’autre, en 1957 : « Ils m’ont rien laissé… pas un mouchoir, pas une chaise, pas un manuscrit… » Dans une lettre à son ami Pierre Monnier, en 1950 : « Il faut le dire partout si Casse-pipe est incomplet c’est que les Epurateurs ont balancé toute la suite et fin, 600 pages de manuscrit dans les poubelles de l’avenue Junot. » Et d’ajouter que ces « pillards » avaient également dérobé un épais manuscrit intitulé La Volonté du roi Krogold, quasiment inédit lui aussi. Quelques jours avant sa mort, le romancier écrivait encore dans Rigodon : « On m’a assez pris, on m’a assez dévalisé, emporté tout ! Hé, je voudrais qu’on me rende ! »
Lui « rendre » ? Depuis 1944, tout ce que la « Célinie » compte de biographes, d’exégètes et de marchands d’autographes a tenté de remonter la piste de ce trésor de papier. Ils ont interrogé les survivants du Montmartre de la Libération. Retrouvé des descendants des fameux « épurateurs ». Guetté le moindre indice dans les ventes aux enchères de province. En vain. Les manuscrits avaient bel et bien disparu. A tout jamais, avait-on fini par se résigner.
Légende noire
Restait donc la légende de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), qui, avec Voyage au bout de la nuit et sa « trilogie allemande » d’après-guerre – D’un château l’autre, Nord et Rigodon – est considéré comme un géant littéraire du XXe siècle. Restait aussi une légende noire, celle de l’auteur de terribles pamphlets antisémites – Bagatelles pour un massacre (1937), L’Ecole des cadavres (1938) –, qui s’est exilé six années au Danemark pour échapper à la prison. Reste enfin l’image du « clochard de Meudon » finissant sa vie dans la maison de la banlieue ouest de Paris, au milieu de ses chiens, en vitupérant un monde qui lui faisait horreur.
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Le 8 novembre 2019, la mort, à l’âge de 107 ans, de l’ex-danseuse Lucette Destouches, veuve du sulfureux romancier, a semblé mettre un terme à tout espoir de retrouver un jour ces fameux manuscrits. Personne ne s’en doute alors, mais cette disparition va au contraire relancer l’histoire de manière inattendue.
Quelques mois plus tard, en effet, un homme prend contact en toute discrétion avec l’avocat parisien Emmanuel Pierrat, spécialiste reconnu du monde de l’édition. Cet homme s’appelle Jean-Pierre Thibaudat. Ce critique dramatique, auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre, a longtemps officié à Libération, avant d’en partir en 2006. Il n’est pas connu comme « célinien », mais ce qu’il révèle ce jour-là à Me Pierrat est stupéfiant.
Il le raconte aujourd’hui au Monde : « Il y a de nombreuses années, un lecteur de Libération m’a appelé en me disant qu’il souhaitait me remettre des documents. Le jour du rendez-vous, il est arrivé avec d’énormes sacs contenant des feuillets manuscrits. Ils étaient de la main de Louis-Ferdinand Céline. Il me les a remis en ne posant qu’une seule condition : ne pas les rendre publics avant la mort de Lucette Destouches, car, étant de gauche, il ne voulait pas “enrichir” la veuve de l’écrivain. »
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Quand ce don a-t-il eu lieu ? « Il y a plus de quinze ans, je travaillais encore à Libération », assure Jean-Pierre Thibaudat, sans autre précision. Est-il vraiment possible de détenir de tels documents sur une aussi longue période sans en parler à quiconque ? « Oui », jure-t-il. Qui était ce mystérieux donateur ? « Secret des sources »,répond-il en souriant. A-t-il demandé une contrepartie financière ? « Pas un centime. »
Un mètre cube de papier
De retour chez lui, le journaliste examine les feuillets épars. Certains sont rongés par l’humidité, sans doute après un séjour prolongé dans une cave. L’ensemble représente environ un mètre cube de papier. « Il y avait des milliers de pages, un peu en vrac, et il m’a fallu des mois uniquement pour les classer », poursuit-il. Certaines liasses de feuillets sont encore reliées entre elles par les pinces à linge en bois que l’écrivain utilisait rituellement. C’est seulement alors que M. Thibaudat prend vraiment la mesure de ce qu’il a entre les mains.
Il y a là les 600 feuillets du fameux Casse-pipe, un gros roman inconnu intitulé Londres, 1 000 feuillets de Mort à crédit et des dizaines d’autres écrits et documents. « Une découverte littéraire comme il en arrive rarement en un siècle », estime Me Pierrat. « Un événement inouï »,surenchérit Emile Brami, biographe de Louis-Ferdinand Céline.
Pendant des années, sans en parler à quiconque, Jean-Pierre Thibaudat retranscrit les manuscrits. « Je suis arrivé à plus d’un million de signes, soit l’équivalent d’un livre de 600 pages », précise-t-il. Et puis, donc, survient la mort de Lucette Destouches, à l’automne 2019. L’heure est venue de dévoiler l’existence de ces documents. Me Pierrat entre alors en relation avec les deux ayants droit de la veuve de Céline.
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L’un, François Gibault, avocat âgé de 89 ans, est l’auteur de la biographie de référence de l’écrivain. Depuis les années 1960, il a défendu son amie Lucette Destouches au milieu des tempêtes – et il y en eut, notamment à propos des fameux pamphlets. L’autre ayant droit est une femme de 69 ans, Véronique Chovin, une amie de la vieille dame, laquelle fut sa professeure de danse dans sa jeunesse. Depuis trente ans, il n’était pas une semaine, parfois pas un jour, sans que Véronique Chovin « monte » voir « Mme Céline », route des Gardes, à Meudon (Hauts-de-Seine). Les deux femmes publieront d’ailleurs un livre ensemble chez Grasset, en 2001. « Voilà soixante-quinze ans que l’on se demandait où étaient passés les manuscrits de Céline disparus à la Libération : l’annonce de leur redécouverte a été un véritable choc pour nous », confie François Gibault au Monde.
Plainte pour recel de vol
Le 11 juin 2020, une rencontre entre les deux ayants droit et Jean-Pierre Thibaudat est organisée au cabinet de Me Pierrat, boulevard Raspail, à Paris. Abasourdi, François Gibault, qui a pisté ces manuscrits un demi-siècle durant, se dit partisan de leur publication chez Gallimard. M. Thibaudat précise qu’il aimerait ensuite les remettre à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, un centre d’archives littérairesinstallé dans une abbaye près de Caen, qui dispose déjà d’un copieux fonds Céline. « Je n’ai jamais envisagé une seconde de les vendre », insiste-t-il. Une précision importante quand on sait le prix atteint par la moindre page de cet écrivain sur le marché. « La valeur de ces inédits se chiffre en millions d’euros », souffle un expert.
Ce jeudi de juin 2020, pourtant, rien ne se passe comme prévu. Au sortir du rendez-vous, Véronique Chovin s’indigne : « Lucette aurait été scandalisée par ce qui est train de se passer. Ces manuscrits ont été volés et lui revenaient de droit. En conséquence, ils doivent aujourd’hui être restitués à ceux qui défendent ses droits moraux et patrimoniaux. A nous de décider de leur sort. »
Début 2021, l’affaire prend un tour judiciaire. Mme Chovin et M. Gibault mandatent un avocat, Jérémie Assous, pour récupérer le trésor célinien. « Pourquoi M. Thibaudat pourrait-il disposer à sa guise de manuscrits qui ont été volés à la Libération ? Comment pourrait-il en ignorer l’origine, alors qu’il suffit de s’intéresser un tant soit peu à Céline pour le savoir ? », justifie Me Assous. Dans la plus grande discrétion, tous trois décident donc de porter plainte pour recel de vol devant le tribunal de grande instance de Paris.
Un ami des nazis
Au cœur de ce litige judiciaro-littéraire une question cruciale : comment ces textes ont-ils refait surface soixante ans après la mort de leur auteur ? Pour tenter de percer ce mystère, il faut revenir au début du mois de juin 1944, à Montmartre, plus exactement dans l’appartement que Céline et son épouse occupent au cinquième étage d’un immeuble de la rue Girardon, à deux pas du Moulin de la Galette.
Depuis le début de la guerre, on ne peut pas dire que l’écrivain se soit fait discret. Il a réédité ses pamphlets antisémites, réclamé à cor et surtout à cris que ses ouvrages soient montrés à la terrible exposition « Le Juif en France » (qui s’est tenue du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942) et fréquenté l’ambassade d’Allemagne. S’il n’a pas collaboré au sens « technique » du terme – trop maladivement indépendant pour cela –, il passe pour être l’un des plus célèbres amis français des nazis.
Ce printemps 1944 se présente donc plutôt mal pour lui. Le Débarquement n’a pas encore eu lieu que de petits cercueils arrivent déjà dans sa boîte à lettres. « On serait resté rue Girardon on aurait tout de suite eu notre compte… la “corrida” fignolée… écorcherie à vif, premier temps… Second temps, lardé à la broche, et aux petits oignons, piments, au petit feu », écrira-t-il dans Rigodon.
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Alors, au matin du 6 juin, tandis que les Américains débarquent en Normandie, sa décision est prise : il faut filer au plus vite en Allemagne et de là au Danemark, où il s’est constitué une réserve d’or, enterrée dans le jardin d’une amie. Prévoyant, il dispose de faux papiers au nom de Louis-François Deletang. Idem pour Lucette Destouches, rebaptisée Lucile Alcante.
Le 8 juin, il récupère un laissez-passer des autorités allemandes avant de filer au Crédit lyonnais retirer ses dernières pièces d’or. Sa femme les coud dans un gilet qu’il ne quittera plus durant de longs mois de « cavale ». Il a juste le temps d’aller dire adieu à sa vieille amie Arletty. Entre l’écrivain sur le point de fuir et la comédienne pressentant que ses amours passionnées avec son beau nazi Hans Jürgen Soehring lui préparent des semaines difficiles, la conversation dut être quelque peu fataliste.
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Enfin, Céline prend la précaution de confier certains manuscrits – Guignol’s band II et quelques pages de Casse-pipe – à la fidèle Marie Canavaggia, sa secrétaire particulière chargée depuis toujours de mettre ses romans au propre. Il a vendu celui de Voyage quelques mois plus tôt à un galeriste parisien contre un petit tableau de Renoir et 10 000 francs. Mais d’énormes liasses de feuillets restent rue Girardon, posées sur une armoire. Parmi elles, l’essentiel de Casse-pipe, La Volonté du roi Krogold, Mort à crédit et des centaines d’autres pages…
Rejoindre le maréchal Pétain
Le 17 juin 1944, Céline et Lucette Destouches glissent leur chat Bébert dans une besace et filent gare de l’Est, direction Baden-Baden, où ils seront bientôt rejoints par un ami, le comédien Robert Le Vigan. L’étape suivante les conduira à Sigmaringen, où ils retrouveront le maréchal Pétain et ses derniers fidèles, tous férocement portraiturés, plus tard, dans D’un château l’autre.
Arrive la libération de Paris. Le 25 août, le général de Gaulle prononce son fameux discours devant l’Hôtel de ville. Sur la butte Montmartre, des résistants des Forces françaises de l’intérieur élisent la brasserie Junot comme quartier général. On y fait défiler tous ceux que l’on soupçonne d’avoir collaboré avec l’ennemi. Et, à l’occasion, on perquisitionne leurs logements, de façon plus ou moins légale. C’est sans doute entre le 25 et le 30 août 1944 que des résistants vont ainsi se rendre dans l’appartement de Céline. Question cruciale : lequel d’entre eux est reparti avec les manuscrits sous le bras ?
L’écrivain avait sa petite idée : « Oscar Rosembly, juif corse, qui volait les chaussures à Popol [Gen Paul, peintre montmartrois et grand ami de Céline], et qui est venu après mon départ ravager mon appartement », écrit-il le 26 mai 1949 à un autre ami, Henri Mahé. Il en fera même le personnage du « juif Alexandre » dans une version primitive de Féerie pour une autre fois (1952). Cette hypothèse est corroborée par le professeur Henri Godard, grand spécialiste de Céline, dans son édition de la Correspondance de l’écrivain en Pléiade : « Le pillard de la rue Girardon est Rosembly. »
Oscar Rosembly et ses secrets
Qui est cet Oscar Rosembly ? Il a vu le jour le 4 avril 1909 à Poggiolo, un village corse perché à flanc de montagne entre Ajaccio et Corte. Selon le Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline (Du Lérot, 2012), cet esprit original a été successivement employé d’une entreprise de tuyauterie, journaliste pour Gringoire ou Vogue, puis employé à la mairie du 9e arrondissement de Paris. Il aurait également travaillé auprès de Camille Chautemps, ministre du Front populaire.
Pendant la guerre, Rosembly est proche du peintre Gen Paul, chez lequel il se cache, en raison de ses lointaines origines juives. Il monte de temps à autre chez Céline, domicilié juste en face, pour manger des bretzels ou faire les comptes de l’écrivain. « Cela paraît fou, mais Céline, auteur de pamphlets antisémites, avait choisi Rosembly pour tenir sa comptabilité, justement parce qu’il pensait qu’il était juif ! », commente Emile Brami.
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A peine Paris libéré, voilà que Rosembly réapparaît en lieutenant FFI à Montmartre. Avec quelques comparses, il profite de la confusion générale pour « visiter » les appartements de personnalités en fuite. Le dessinateur d’extrême droite Ralph Soupault y a droit. Le comédien Robert Le Vigan, speaker à Radio-Paris, aussi, qui désignera d’ailleurs nommément Rosembly dans un texte manuscrit de six pages versé à la justice. Et, donc, Louis-Ferdinand Céline.
Ces « perquisitions » ne vont pas passer inaperçues. Le 5 septembre 1944, Rosembly est arrêté. Selon un procès-verbal de l’époque, que Le Monde a pu consulter, on lui reproche ses « agissements malhonnêtes ». Il est même incarcéré à Fresnes. « Et, pour qu’un résistant soit emprisonné en 1944, il fallait vraiment qu’il ait fait des choses graves », observe Emile Brami.
Rosembly finit pourtant par sortir de prison et file se faire oublier un temps de l’autre côté de l’Atlantique. Une légende prétend même qu’il deviendra une sorte de gourou en Californie. Plus tard encore, il aurait travaillé pour Dior. Des habitants de Poggiolo, où il revint s’installer à la fin de sa vie, se souviennent l’avoir vu méditer pieds nus dans la montagne et se baigner dans le plus simple appareil dans la fontaine du village. Il meurt en 1990, emportant avec lui tous ses secrets.
La piste corse
Un homme, pourtant, va tenter de les percer. Une dizaine d’années plus tard, Emile Brami, qui tient alors sa librairie « célinienne » du côté de Montparnasse, essaie de remonter la piste Rosembly. « En 1999, j’ai identifié 160 Rosembly dans l’annuaire et leur ai écrit, raconte-t-il. Un jour, j’ai reçu une réponse qui m’a permis de retrouver la fille d’Oscar, Marie-Luce. Elle habitait à Corte, et pendant des années nous avons conversé par téléphone une fois par semaine. Elle m’a dit que son père conservait des archives dans des boîtes entreposées dans sa maison du maquis. Elle m’a parlé de Casse-pipe et de La Volonté du roi Krogold. Quand je lui ai demandé à voir ces pièces, elle a tout d’abord semblé accepter, avant de se rétracter au dernier moment. Je n’ai jamais pu la rencontrer physiquement. »
Ayant eu vent de cette piste, l’auteur de ces lignes sollicite à son tour Marie-Luce Rosembly. En 2003, une première rencontre a lieu à Paris, puis une autre à Corte, avec l’espoir d’accéder enfin aux fameuses « boîtes ». Mais, au dernier moment, la visite prévue dans la maison corse d’Oscar Rosembly est annulée. Marie-Luce Rosembly a elle aussi emporté ses mystères avec elle : elle s’est éteinte le 4 novembre 2020, à Corte.
Page du manuscrit inédit de « Casse-pipe », roman que l’on croyait définitivement perdu depuis la guerre. Ce texte devait former un triptyque avec « Voyage au bout de la nuit » et « Mort à crédit ». JPT
Les manuscrits exhumés par Jean-Pierre Thibaudat proviennent-ils, directement ou après quelques détours, d’Oscar Rosembly ? Ou, autre piste, viennent-ils d’Yvon Morandat, un grand résistant, proche de Jean Moulin, qui, début septembre 1944, réquisitionne l’appartement de Céline dans lequel il vivra ensuite plusieurs années ? L’écrivain lui-même l’a suspecté un temps : « Mon occupant rue Girardon m’a foutu à la poubelle la suite manuscrite de Guignol’s et encore trois autres romans en train ! C’est un dénommé Morandat ami de De Gaulle », écrit-il le 4 septembre 1947 à son ami Henri Poulain.
Mais lorsque le romancier rentre en France, en 1951, après son exil danois et l’amnistie dont il vient de bénéficier, Morandat le contacte pour lui restituer des manuscrits trouvés rue Girardon. Refus de Céline : selon lui, il ne s’agirait que d’« épreuves-brouillons ». « Ce sont les définitifs manuscrits qui m’ont été secoués par les épurateurs chez moi ! Vous savez que je fais taper trois ou quatre fois de suite mes chers romans, j’épure, j’épure, j’épure, un boulot de Chinois ! », écrit-il, furieux, à son ami Pierre Monnier, le jour de Noël 1950. Morandat souhaite aussi lui restituer ses meubles, entreposés dans un garde-meuble depuis la guerre. Là encore, refus obstiné de Céline.
Coup de théâtre
Alors, Rosembly ? Morandat ? Ou, pourquoi pas, d’autres « résistants » montmartrois qui auraient subtilisé les documents plus tôt, en juin ou en juillet 1944 ? L’homme mystérieux qui les a remis au journaliste de Libération serait-il le descendant de l’un d’entre eux ? « Secret des sources », répète Thibaudat. Une chose semble certaine, néanmoins : les « manuscrits Thibaudat » sont bien ceux qui étaient posés sur l’armoire de la rue Girardon. Et ce sont eux qui, en 2021, se retrouvent donc au cœur d’un imbroglio judiciaire.
A la suite de la plainte pour recel déposée par les ayants droit de Céline, Jean-Pierre Thibaudat est convoqué, en mars, au siège de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) à Nanterre. Comment est-il entré en possession de ces manuscrits, lui demandent les enquêteurs ? « Secret des sources ». Mais, coup de théâtre, le journaliste n’est pas venu les mains vides. Il a décidé de remettre à la justice la totalité des documents en sa possession.
Ce jour-là, cinq policiers comptabilisent un à un les feuillets. Il leur faudra plus d’une heure pour mener à bien cette tâche… « Vous savez, je ne me suis jamais senti propriétaire de ces manuscrits, assure M. Thibaudat au Monde. J’en ai été le dépositaire accidentel. Ma seule crainte était qu’ils disparaissent dans un incendie. Mon plaisir a été de les retranscrire pendant des années et des années. Cela n’a pas de prix. »
Quelques semaines plus tard, les enquêteurs mandatent la directrice du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BNF), Isabelle Le Masne de Chermont, pour expertiser ces documents. Verdict : ils sont bien de la main de Céline. Le procureur de la République ordonne qu’ils soient restitués aux ayants droit de Lucette Destouches. Le 19 juillet, Véronique Chovin et François Gibault se rendent donc au siège de l’OCBC. Ils en repartent avec trois grands sacs Carrefour remplis de pages.
« Ce fut un moment très particulier, raconte Véronique Chovin. Tout le monde pensait que ce trésor avait définitivement disparu. Enfin, non, pas tout le monde. Lucette me disait souvent : “Tu verras, après ma mort, des choses vont ressortir !” Elle avait raison. » François Gibault peine lui aussi à cacher son trouble : « Avoir enfin entre les mains ces pages noircies par Céline est très émouvant. Une fois de plus, même si beaucoup en doutaient, Céline avait dit vrai : on lui avait bien volé ses manuscrits à la Libération. »
Que vont-ils devenir ? François Gibault et Véronique Chovin envisagent de donner l’intégralité de Mort à crédit à la BNF sous forme de dation, ce qui permettrait au passage de régler les frais de succession inhérents à cette découverte. Ce manuscrit rejoindrait ainsi celui de Voyage au bout de la nuit, préempté par l’Etat en 2001 lors d’une vente aux enchères, où il s’était envolé à plus de 1,8 millions d’euros. Quant aux autres manuscrits, ils devraient faire l’objet de publications, sans doute chez Gallimard. Les éditions de Céline en « Bibliothèque de la Pléiade » devraient également être revues, tant ce nouveau fonds va modifier tout ce que l’on croyait connaître de la genèse de ses romans, à commencer par celle de Voyage au bout de la nuit.
Soixante ans après sa mort, du fond de sa tombe du cimetière des Longs-Réages, à Meudon (Hauts-de-Seine), Louis-Ferdinand Céline doit savourer cet incroyable coup du destin. Et se remémorer sa supplique prophétique : « Hé, je voudrais qu’on me rende ! » C’est désormais chose faite.
Jérôme Dupuis