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Mort de Tom Verlaine, héros rimbaldien du punk new-yorkais

Le chanteur et guitariste américain, leader du groupe Television et amateur de poésie française, s’est éteint à l’âge de 73 ans.

Par Bruno Lesprit

 

Il est des musiciens dont la carrière irradie à partir d’une courte période. D’autres dont l’importance ne se mesure pas au volume des ventes, mais à l’influence exercée sur les pairs – ce qu’on appelle des « musiciens pour musiciens ». Les deux remarques s’appliquent au chanteur et guitariste américain Tom Verlaine, mort samedi 28 janvier à New York, à l’âge de 73 ans.

Il restera en effet d’abord comme le maître d’œuvre de cette pierre angulaire que fut en 1977 l’album Marquee Moon, acte de naissance du groupe Television. Un disque fondateur pour avoir établi que l’énergie du punk rock n’était pas incompatible avec la maîtrise technique et une sophistication héritée du jazz et du goût pour l’improvisation

 

L’annonce de sa disparition a été faite au New York Times par la musicienne Jesse Paris Smith, fille de Patti Smith, autre figure centrale de la scène new-yorkaise de la fin des années 1970 qui gravitait dans le quartier mal famé du Bowery autour du club CBGB’s. Amants de jeunesse lors de leurs années bohème, Tom Verlaine et Patti Smith partageaient d’ailleurs une troublante parenté vocale, avec un timbre androgyne à mi-chemin de la complainte et de la psalmodie.

L’obsession de Patti Smith pour Arthur Rimbaud est bien connue. Mais le culte romantique du proto punk de Charleville-Mézières était en fait répandu dans un cercle de fréquentations puisque Thomas Miller avait lui-même choisi son nom d’artiste, Tom Verlaine, en référence à l’autre moitié du scandaleux couple formé par Rimbaud.

En résidence au CBGB’s

Né le 13 décembre 1949 à Denville (New Jersey), l’adolescent avait découvert qu’il partageait les mêmes passions – poésie maudite et musique – qu’un condisciple de la Sanford School (Delaware), Richard Meyers. Celui-ci devait se rebaptiser Richard Hell par allusion à Une saison en enfer de Rimbaud. Miller et Meyers publieront en 1973 un recueil de poèmes, Wanna Go Out ?, en l’attribuant à Theresa Stern, personnage d’origine juive allemande et portoricaine, dont le visage sur la couverture associe ceux des auteurs, tous deux travestis.

A New York, les amis fondent un premier groupe éphémère avec le batteur Billy Ficca, The Neon Boys, qui mute en Television en 1973 après l’arrivée d’un deuxième guitariste, Richard Lloyd. Avec les Ramones, la nouvelle formation est une des premières à bâtir la réputation du CBGB’s, mentionnée aussitôt en des termes élogieux par la rock critique Patti Smith dans l’hebdomadaire alternatif SoHo Weekly News.

Mais rapidement le conflit de leadership s’exacerbe entre Tom Verlaine et Richard Hell, qui n’entendent pas céder sur leurs prérogatives d’auteurs. Attiré par la spontanéité et le chaos, le second irrite le premier par ses outrances scéniques – inspiré par la photo de Rimbaud par Etienne Carjat, Hell serait l’initiateur de la coupe punk, taillée au ciseau sans miroir – et l’insuffisance de son jeu de basse. En retour, la compétence technique est alors considérée comme une tare dans l’underground new-yorkais, et le Television que souhaite Verlaine s’oriente visiblement vers ce déviationnisme.

Début 1975, Hell s’en va en emportant son hymne de ralliement Blank Generation pour fonder The Heartbreakers avec deux dissidents des New York Dolls, Johnny Thunders et Jerry Nolan. Il est remplacé par le bassiste Fred Smith, peu convaincu que son précédent groupe, autre pilier du CBGB’s, ait un avenir – il s’agit de Blondie.


Stable, le quatuor peut se concentrer sur son premier album alors que, grâce à ses résidences au CBGB’s, la cote de Television est au plus haut sur la scène new-yorkaise. Plusieurs maisons de disques sont sur les rangs, et c’est le label Elektra – celui des Doors et des Stooges – qui l’emporte à l’été 1976. Entretemps, Verlaine s’est offert le luxe de rejeter des maquettes produites par le grand Brian Eno. L’arrogant obtient finalement de réaliser lui-même l’enregistrement, assisté par l’ingénieur du son Andy Johns, qui a fait ses preuves auprès de Led Zeppelin et des Rolling Stones.

Débarrassé de Hell, il peut s’imposer comme le songwriter de Television – à l’exception de Guilding Light, cosigné par Richard Lloyd, les huit titres de Marquee Moon sont de sa plume. Sa connaissance de la poésie française est mise au service d’une errance nocturne dans Manhattan et le long d’un « Broadway médiéval », derrière un titre qui associe à la Lune les enseignes de néon des théâtres. Pour ajouter à la curiosité que susciteront ses textes cryptiques, Verlaine refusera toujours d’en donner le sens, affirmant lui-même ne pas le saisir.

Blues, rock’n’roll et jazz

Mais Marquee Moon résulte aussi d’un intense travail collectif et de semaines de répétition qui permettront de capter live le groupe en studio et de valider des premières prises. Sa grandeur repose sur l’éblouissante interaction entre les guitares de Verlaine et de Richard Lloyd, entre des rythmiques sous tension et des contre-chants mélodiques, qui s’interpellent, se répondent et finissent par s’entremêler.

Si la pratique de Lloyd vient du blues et du rock’n’roll, celle de Verlaine est aussi née de l’écoute du jazz de Miles Davis et d’Albert Ayler. Les structures rigides autour de trois (sinon moins) accords basiques, grammaire du punk rock, sont récusées au profit de dynamiques complexes et d’improvisation. En dépassant les dix minutes, la chanson titre se rapproche même des canons du rock progressif honni. Par son refus des stéréotypes binaires, son usage très modéré de la distorsion (à laquelle Verlaine préfère le vibrato), Television devient ainsi à New York l’envers des Ramones, mais cousine, par ses audaces et ses ambitions, avec Talking Heads.

Publié en février 1977 avec une photo des quatre figés par Robert Mapplethorpe, Marquee Moon n’échappe pas à son prévisible destin : louangé par la critique, il est bien accueilli en Grande-Bretagne et ignoré dans son pays. Avant que son aura ne s’étende sur l’ensemble de la new wave puis de l’indie rock. De U2 (de l’aveu du guitariste The Edge) à Sonic Youth, en passant par R.E.M., Red Hot Chili Peppers et évidemment The Strokes, dont les entrelacs de guitares nerveuses portent la marque de Television.


Malgré ses qualités d’écriture et d’exécution, le deuxième album, Adventure (1978), paradoxalement moins aventureux, ne peut que décevoir en comparaison. Les jours du groupe sont déjà comptés devant l’insuccès commercial. Television se sépare, pour se reformer en 1992 autour d’un troisième volume sans titre et sans lendemain et donner des concerts jusqu’en 2019.

Tom Verlaine avait en conséquence lancé sa carrière solo dès 1979 avec un premier album 100 % new-yorkais, rappelant l’influence exercée sur lui par le Velvet underground et Lou Reed. La chanson Kingdom Come sera aussitôt reprise par David Bowie. Accompagné généralement par Fred Smith et Jay Dee Daugherty, batteur de Patti Smith, il en avait livré huit autres dont un diptyque final en 2006, Songs and Other Things et l’instrumental Around, témoignant que sa curiosité s’étendait aux musiques indiennes, africaines et hawaïennes.