Au fait, qu’est-ce qu’une espèce ?
Par Nathaniel Herzberg et Hervé MorinEnquêteTout le monde croit pouvoir répondre à cette question. Pourtant, les définitions varient selon les spécialités scientifiques. Les chercheurs naviguent entre les disciplines pour décrire la dynamique du vivant et protéger au mieux une biodiversité menacée.
Dès les premières lignes de L’Origine des espèces (1859), Charles Darwin (1809-1882) qualifie celle-ci de « mystère des mystères », reprenant une formule du philosophe et botaniste John Herschel (1792-1871). Dans cet ouvrage révolutionnaire, le naturaliste anglais réalise le tour de force de proposer le mécanisme de sélection naturelle qui explique l’évolution des espèces, sans jamais dire précisément ce qu’elles sont. « Je ne discuterai pas (…) ici les différentes définitions qu’on a données du terme “espèce”. Aucune de ces définitions n’a complètement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d’eux sait vaguement ce qu’il veut dire quand il parle d’une espèce », prévient-il dans le deuxième chapitre du livre, où le terme apparaît plus de 2 000 fois.
Il serait donc présomptueux de prétendre répondre à une question – qu’est-ce qu’une espèce ? – que le savant britannique avait, dans sa grande sagesse, jugé bon d’écarter. La poser conduit cependant à éclairer des pans fascinants de la dynamique de la vie sur Terre et à proposer des stratégies pour protéger la biodiversité, à partir de sa « brique » élémentaire, l’espèce.
Pour illustrer la difficulté de l’exercice, rendons-nous dans les profondeurs des forêts de Madagascar, une île qui présente une faune et une flore à maints égards uniques. Les lémuriens, en particulier, ne sont présents nulle part ailleurs. Parmi eux se distingue le sympathique microcèbe. De grands yeux surmontant un corps de 8 centimètres et une queue de 12 centimètres : ce « lémurien souris », comme l’ont baptisé les Anglo-Saxons, est le plus petit primate du monde. Mais aussi l’un des plus controversés quant à sa taxonomie, autrement dit sa situation dans l’arbre du vivant.
Découverte en 1777, la classification de cet animal faisait, jusqu’à la fin du XXe siècle, l’objet d’un relatif consensus, avec deux espèces, estimait-on. L’une occupait les forêts sèches de l’ouest de l’île, l’autre habitait les forêts humides de l’est. Apparence, climat, alimentation, distance géographique : les différences paraissaient assez claires. Mais la révolution de l’ADN est passée par là. Le développement du séquençage a permis de comparer les génomes de spécimens échantillonnés en divers points de l’île. Les divergences observées ont transformé le doux paysage en puzzle.
Réalité immuable
En 2020, on comptait officiellement 25 espèces de microcèbes. Une bonne nouvelle pour la biodiversité, direz-vous. Sauf que ce morcellement a conduit à réduire chaque population. Et à augmenter la fragilité de chaque espèce. A peine décrites, six d’entre elles se sont retrouvées dans la catégorie « vulnérable » de la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), onze « en danger d’extinction » et même quatre « en danger critique ».
« Explosion », « inflation taxonomique » : certains primatologues, à l’image de Mitchell Irwin, de l’université du Nord de l’Illinois, ne cachaient pas alors leurs réserves. Un article publié le 27 septembre 2024 dans la revue Nature Ecology & Evolution est venu les conforter. Une équipe internationale conduite par Jordi Salmona, de l’Institut de recherche pour le développement, a ramené à 19 le nombre d’espèces. Une petite prouesse, tant il apparaît toujours plus facile – plus gratifiant, aussi – d’annoncer la découverte d’une nouvelle espèce que d’en faire disparaître.
« En réalité, tout ça est une affaire de convention », affirme, la voix joyeuse, Guillaume Lecointre, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, spécialiste de systématique, la classification des êtres vivants. Pour comprendre cette affirmation apparemment provocatrice, un petit retour en arrière s’impose. Lorsqu’il procède à la première classification générale du vivant, en 1735, le Suédois Carl von Linné en a une approche fixiste. Genre, famille, ordre et jusqu’au règne, les catégories qu’il énonce paraissent éternelles. Et la brique élémentaire, l’espèce, est une réalité immuable, une création évidemment divine.
Un siècle plus tard, Charles Darwin bouleverse tout ça. A chaque génération, les individus évoluent, annonce-t-il. Très peu, certes. Mais, au fil du temps, ces changements deviennent majeurs, des populations divergent. De nouvelles branches apparaissent dans l’arbre du vivant. Jusqu’où vont-elles se ramifier ? Autrement dit, à quel moment peut-on parler d’espèces distinctes ?
Echange de gènes
Depuis Darwin, les biologistes n’ont pas été avares de définitions. Benoît Loeuille, botaniste au Kew Gardens de Londres, en a compté pas moins de 33. Morphologiques (basées sur les traits), écologiques (sur les niches et les comportements), génétiques (sur les différences entre génomes ou l’absence de flux de gènes)… Et la plus célèbre, dite « biologique », proposée par le biologiste germano-américain Ernst Mayr (1904-2005), en 1942.
« “Une espèce est un ensemble d’individus qui se ressemblent, qui se reconnaissent comme partenaires sexuels et font ensemble de la descendance fertile”, c’est encore ce qu’on trouve dans les programmes scolaires, explicite Guillaume Lecointre. Et, en effet, dans le temps présent, les chats ne font pas de petits avec les chiens. L’espèce nous semble réelle. Mais, à nos yeux, le Soleil tourne aussi autour de la Terre. L’espèce doit se concevoir dans l’épaisseur du temps, comme un segment généalogique isolé des autres et non scindé, c’est la définition phylogénétique. L’espèce devient conventionnelle. C’est nous qui décidons quand une espèce en est une. Les définitions usuelles n’en sont pas, ce sont des critères qui nous aident à prendre notre décision. »
L’enjeu peut apparaître purement philosophique. « Après tout, c’est bien un philosophe, Aristote, qui le premier a parlé d’espèce, et en tant que catégorie logique », rappelle Benoît Loeuille. Sauf que sa portée est bel et bien réelle. Prenons les ours blancs et les ours bruns. Deux espèces, à n’en point douter. Les autorités internationales comme les livres d’enfants en conviennent. Pourtant, depuis que les deux lignées se sont séparées, il y a un demi-million d’années environ, elles ont échangé des gènes à plusieurs reprises.
Aujourd’hui encore, pour peu que l’environnement s’y prête et qu’ils se croisent, ils peuvent parfaitement se reproduire, et même donner une descendance fertile. Le réchauffement climatique tend, du reste, à multiplier ces occasions. Quel statut, dès, lors donner à ces hybrides ? « Dans une conception réelle de l’espèce, ce sont des monstres, conclut Guillaume Lecointre. Dans une conception conventionnelle, les fruits de deux segments généalogiques insuffisamment scindés. »
L’ADN bouleverse la donne
Installé dans un autre bâtiment du Muséum, Nicolas Puillandre, taxonomiste et spécialiste des mollusques, partage cette conception. « Mais, interroge-t-il, comment puis-je prendre en compte le temps de façon opérationnelle ? Comment savoir que deux segments sont scindés et ne se rejoindront pas ? Je ne peux pas remonter le temps, encore moins prédire le futur. Alors, je fais des hypothèses avec pour critères ce que l’on appelait des “définitions”. »
L’isolement reproductif en est un. La morphologie, un autre, longtemps dominant, particulièrement pour les plantes où l’omniprésence de l’hybridation et les différents modes de reproduction – sexué, asexué, voire les deux – rendent l’approche biologique largement inutilisable. La géographie, l’habitat, l’alimentation ont été mis à contribution.
Mais, depuis le début du siècle, un nouveau venu a littéralement bouleversé la donne : l’ADN. Installé dans son bureau qu’il conserve à l’université de Guelph, au Canada, Paul Hebert, 77 ans, raconte avec délectation comment, en 2003, il s’est débarrassé de sa collection de papillons pour se lancer dans l’identification génétique des espèces. Convaincu que l’on peut trouver une séquence de quelques centaines de bases suffisamment stables à travers le vivant pour permettre des comparaisons, il passe en revue plusieurs gènes. Il jette finalement son dévolu sur le gène CO1, dans l’ADN mitochondrial.
Depuis, l’International Barcode of Life a pris une ampleur énorme. Sur les 2,2 millions d’espèces animales et végétales répertoriées dans le monde, 1,4 million disposent de leur code-barres, annonce Paul Hebert. « En 2029, nous aurons achevé l’inventaire. C’était le rêve de Buffon [1707-1788], nous allons le réaliser. Mais, en plus, nous enrichissons la biodiversité. »
Isolement reproductif
La définition d’une espèce ? Elle est inscrite dans l’ADN, assure-t-il. Avec une méthode on ne peut plus simple pour tracer la frontière : au-dessus de 2 % de différence dans le code-barres offert par le CO1, deux individus appartiennent à deux espèces différentes ; au-dessous de 0,2 %, à la même espèce. Aux taxonomistes le soin de gérer la « zone grise ».
L’arrivée de cette méthode et, surtout, la réduction considérable des coûts du séquençage – moins de 1 centime pour extraire le code-barres d’un individu – a transformé le tableau du vivant. Avec quelque 130 000 espèces identifiées et plus d’un million d’espèces supposées, les mouches trôneraient en haut du palmarès. Mais l’événement le plus symbolique est intervenu à l’autre extrémité du spectre animal.
Depuis Linné, la girafe était considérée comme une seule et même espèce. En 2016, pourtant, forte d’analyses génétiques poussées, une équipe internationale a annoncé que la population de 90 260 individus répartie sur le continent africain cachait, en réalité, quatre espèces distinctes : la girafe du Nord, la girafe du Sud, la girafe réticulée et la girafe masai. Les autorités n’ont pas encore tranché, mais, si elles retenaient cette proposition, les quelque 5 000 girafes du Nord deviendraient en danger critique d’extinction…
C’est encore l’ADN qui a conduit une équipe française à mieux examiner le vairon (Phoxinus phoxinus). Le signal génétique semblait montrer que les différentes populations à travers la France de ce poisson d’eau douce pouvaient bel et bien constituer des espèces distinctes. Un projet de science participative a été lancé. Et l’équipe du Muséum national d’histoire naturelle dirigée par Gaël Denys a découvert que ces poissons, à l’apparence identique, prenaient des robes particulières et très différentes à la période nuptiale, signature d’un isolement reproductif.
Ces deux exemples en cachent des milliers d’autres. On découvre aujourd’hui entre 20 000 et 30 000 nouvelles espèces chaque année. Des animaux ou des plantes jamais observés parfois, mais surtout des entités connues que les biologistes séparent. Dans la communauté, leurs « découvreurs » ont même gagné un nom : les « splitters » (de l’anglais split, « scinder »). La technologie et le sens de l’histoire semblent de leur côté, et avec eux une définition génétique de l’espèce.
Goulot d’étranglement
A l’université de Copenhague, Rasmus Heller invite à la prudence. « C’est ce que nous avons cru, ce n’est pas le cas », assure-t-il. Pour preuve, le professeur de biologie avance deux exemples. D’un côté, les girafes, justement, dont il a réexaminé les données génétiques ; de l’autre, les bœufs musqués, qu’il a longuement étudiés. Répartis dans tout l’Arctique, les seconds ne forment qu’une seule et même espèce.
Sauf que la population passée du Canada au Groenland a vécu un voyage si long et difficile qu’elle a subi ce que les généticiens nomment un « goulot d’étranglement » : peu d’individus, peu de diversité, ce qui entraîne ensuite une grande « dérive génétique ». « Aujourd’hui, il y a autant de différence entre un bœuf musqué du Groenland et son frère du Canada qu’entre deux espèces de girafes. On sous-évalue la diversité intraspécifique et on sanctifie l’espèce. Je crois que l’espèce est une réalité, mais la zone grise est beaucoup plus importante qu’on le pense », poursuit Rasmus Heller.
Pour en sortir, les ornithologues ont choisi un système aussi simple qu’éprouvé : le vote. Il est vrai que leur communauté se débat avec quatre inventaires officiels : deux américains, deux britanniques. Certains acceptent les analyses purement génétiques publiées dans des journaux de biologie moléculaire ; d’autres exigent une analyse taxonomique formelle. Sur le héron strié américain ou même la très familière chouette effraie, aucune des listes ne s’accorde. Une, deux, quatre espèces… Même cacophonie pour la famille des albatros, passée pour certains de 13 à 22 rejetons entre 1990 et 2015, pas pour d’autres. Si bien que sur les quelque 13 000 espèces d’oiseaux répertoriées par la plus tolérante des listes, 2 000 font l’objet de désaccords.
« Ce n’est pas possible, nous ne pouvons pas laisser la décision aux organisations de conservation de la nature, aux compagnies minières ou aux autorités nationales qui ont chacune leur intérêt », insiste l’ornithologue australien Leslie Christidis. Car une espèce protégée peut représenter une aubaine pour les uns, un mauvais coup du sort pour les autres. En 2021, il a été chargé par l’Union internationale des ornithologues de faire le ménage. Un panel de neuf experts a été désigné, qui passe en revue tous les désaccords. Il devrait aboutir, en 2025, à une « AviList » presque consensuelle, puisque trois des quatre registres ont accepté les règles du jeu. « Il y aura forcément des déçus, car découvrir une nouvelle espèce, c’est un peu le graal », avertit toutefois l’Australien.
« Absurdité de la situation »
« Le graal, ça dépend pour qui », tempère Nicolas Puillandre. Dans la salle des « collections moléculaires » du Muséum, il montre les dix rayons consacrés aux néogastéropodes. Quarante-deux mille coquilles, fruits de nombreuses récoltes sous-marines, rangées dans ces grands tiroirs de bois qui semblent ne pas avoir bougé depuis Buffon. Parmi elles, de 500 à 1 000 appartiendraient à de nouvelles espèces, si l’on en croit les analyses ADN… Pour en décider, le chercheur passera chaque candidat au crible de la taxonomie dite « intégrative ». Une méthode qui consiste à croiser les données génétiques avec les autres critères, morphologiques, géographiques, comportementaux…
« Prendre en compte les apports essentiels de la génétique tout en évitant ses excès », résume le taxonomiste. Le même principe, en vérité, qui a guidé Jordi Salmona dans son examen des microcèbes, à Madagascar. « Sauf que, moi, je n’aurai peut-être jamais le temps de décrire ce que j’ai découvert, poursuit Nicolas Puillandre. C’est l’absurdité de la situation : on évalue le nombre d’espèces à 8 ou 10 millions, on n’en connaît donc que le quart. Avec la crise de la biodiversité en cours, on sait aussi qu’une bonne partie des espèces inconnues disparaîtront avant même d’avoir été découvertes. Or on ne peut protéger que ce que l’on connaît. Et, malgré tout, il n’y a jamais eu aussi peu de taxonomistes. » Son collègue Aurélien Miralles, spécialiste des reptiles, avec qui il a développé cette méthode, attend toujours un poste, dix-huit ans après sa thèse.
Comment sortir de cette contradiction ? « Former et embaucher », plaide Nicolas Puillandre, sans grandes illusions. « Séquencer en masse, doter tous les naturalistes d’un petit séquenceur, ça coûte le prix d’une paire de jumelles », rétorque Paul Hebert. Oublier, au passage, la dénomination scientifique latine héritée de Linné et l’exigence descriptive qui l’accompagne pour adopter le Barcode Index Number (code BIN) qu’il a conçu : trois lettres et quatre chiffres, avec AAA1111 pour Homo sapiens.
Au comité français de l’UICN, le chargé de programme Florian Kirchner n’est pas prêt à sauter le pas. Il est vrai que la liste rouge, registre de référence des entités à protéger et joyau de l’UICN, est organisée par espèces. Il avance toutefois un autre argument. « Pour combattre la crise climatique, on dispose de nombreux indicateurs ; pour la crise de la biodiversité, on en manque cruellement. On ne peut pas abandonner celui-là. Il faudrait, au contraire, doubler le rythme d’analyses. » Ce qui permettrait de boucler l’inventaire d’ici… un siècle, au mieux. Si bien qu’aujourd’hui la protection de la biodiversité a changé de stratégie, explique l’écologue.
Dans l’accord mondial Kunming-Montréal sur la biodiversité, adopté lors de la COP15 en 2022, qui fixe le plan stratégique pour la décennie 2020, seules quatre des vingt-trois cibles contiennent le mot « espèce ». Priorité, désormais, à la protection des « espaces » et à la lutte contre les menaces telles que la déforestation, la surexploitation des ressources ou la pollution… Le crépuscule de l’espèce ? « Je ne crois pas, estime Rasmus Heller. Ce n’est pas une très bonne unité, mais ça reste la meilleure dont nous disposions. »