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Le passé retrouvé de Missak et Mélinée Manouchian

Par Ariane Chemin (Erevan, envoyée spéciale)

Quatre-vingts ans après son exécution et celle de ses camarades au mont Valérien, Missak Manouchian ainsi que son épouse, Mélinée, seront inhumés le 21 février au Panthéon. Désireuse d’en apprendre davantage sur le destin percuté de ce couple, leur petite-nièce Katia Guiragossian a mis ses pas dans ceux de sa grand-tante. Ils l’ont menée à Erevan, en Arménie, jusqu’à de précieux carnets perdus.

Le matin, elle ne sort jamais sans son rouge à lèvres pétard, la bague en or rose de sa grand-tante à son majeur, et cerne généreusement de noir ses yeux brillants de questions. « Vous êtes sûr que vous n’avez rien ? Aucune archive, ni sur tante Mélinée ni sur Missak ? » En cette fin décembre 2023, la voix rauque et gouailleuse de Katia Guiragossian presse de questions le directeur du Musée d’histoire militaire du ministère de la défense arménien, le lieutenant-colonel de réserve Valéri Hakobian.

Le gradé, un ancien étudiant de l’université de Stepanakert (chef-lieu du Haut-Karabakh) puis de l’université militaire de Moscou avant la chute du communisme, s’excuse en secouant la tête. « Vous savez, ici, les héros ont été soviétiques avant d’être arméniens. Nous commençons à peine après quatre-vingts ans à découvrir l’histoire de ces résistants qui se battaient en France. Pour nous, Manouchian était un poète, point. Je n’ai appris qu’il y a deux ou trois ans que sa femme, Mélinée, avait vécu à Erevan après la guerre. »

 

Nous sommes sous la statue de Mère-Arménie, gigantesque guerrière de 51 mètres qui domine la capitale arménienne, son glaive pointé pile vers la Turquie. Un fascinant musée méconnu empli de trésors soviétiques se niche dans son piédestal. L’officier supérieur remplit à nouveau les verres à cognac (il est 11 heures du matin) et nous écoute dérouler l’histoire qui nous amène jusqu’à lui. « Je suis la petite-fille d’Armène, la sœur de Mélinée Manouchian, décline Katia Guiragossian. Donc la petite-nièce de Missak. »

 

« Cette histoire, c’est mon arlésienne » »

Missak Manouchian était le chef militaire d’un groupe parisien de résistants étrangers, tous communistes (juifs d’Europe centrale et orientale en large majorité, roumains, hongrois, polonais, et aussi Espagnols, Italiens ou Arméniens), que le président de la République française va honorer en faisant entrer son corps accompagné de celui de son épouse au Panthéon, quatre-vingts ans après la traque zélée des brigades spéciales de la préfecture de police de Paris et l’exécution de vingt-deux d’entre eux, le 21 février 1944.

Cet honneur rendu à Manouchian – « à prononcer “ch”, pas “k”, chez nous on ne fait pas de piano ni de chaussures », précise sa petite-nièce en riant – agite depuis l’automne 2023 plusieurs historiens, réalisateurs ou anciens militants internationalistes. Pourquoi le panthéoniser seul, ont demandé les pétitionnaires à Emmanuel Macron ? Quid de ses autres camarades des Francs-tireurs et partisans (FTP) de la MOI, l’organisation du PCF qui regroupait la main-d’œuvre immigrée, dont les visages hirsutes trônaient avec le sien sur la fameuse affiche de propagande placardée à quinze mille exemplaires dans les rues ou le métro par les nazis pour dénoncer « l’armée du crime » ?

 

Katia Guiragossian s’est tenue à l’écart de cette querelle, qui succède à une polémique d’un autre genre, « l’affaire Manouchian », en 1985 : cette année-là, le Parti communiste français a tenté de censurer le film de Mosco Boucault Desterroristes à la retraite, qui, en sortant de l’ombre ces militants étrangers et en s’interrogeant pour la première fois sur la chute du groupe, posait la question de la responsabilité de la direction clandestine du PCF. Katia Guiragossian préfère se concentrer sur sa quête, les pieds dans les pas de sa grand-tante et de son grand-oncle.

« Petite, quand d’autres allaient sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise, moi j’allais sur celle de Missak et Mélinée au cimetière d’Ivry. Cette histoire, c’est mon arlésienne », confie l’ancienne fille de Villemomble et du « 9-3 », qui vient de fêter ses 50 ans. « Dès le lycée, je m’étais replongée dans l’histoire familiale. J’ai cherché les derniers témoins, écumé (sans succès) les archives françaises du film à Bois-d’Arcy et à l’INA pour retrouver les images de cette parodie de procès de février 1944, devant la presse collabo et nazie. Et puis, au milieu des années 1990, j’étais encore à la fac, j’ai filmé en Betacam trois heures d’entretien avec ma grand-mère Armène. »

Ces images sont à retrouver le 22 février dans Missak et Mélinée Manouchian, un documentaire diffusé sur France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur. Katia Guiragossian, une des responsables de l’éditorial pour un bouquet de chaînes de télévision privées, vit depuis 2019 à Marseille, nez et fenêtres sur le port de la Joliette, « là où ils sont arrivés comme des milliers d’apatrides, au début des années 1920 ».

 

Les enfants du génocide arménien

La France de l’après-guerre avait besoin de main-d’œuvre et ouvrait alors ses portes aux orphelins de ce que l’on ne nommait pas encore génocide : un million et demi d’Arméniens exterminés par le gouvernement ultranationaliste jeune-turc entre 1915 et 1918. Des hommes triés puis abattus, des enfants, des femmes et des vieillards regroupés à l’entrée des villages puis déportés dans des camps comme ceux de Deir ez-Zor, dans le désert syrien.

Mélinée, fille d’une famille bourgeoise de Constantinople (son père était haut fonctionnaire des postes ottomanes), a 2 ans au début du massacre et Missak Manouchian, fils de paysans né en 1906 dans le village turc de Adiyaman, en a 8. Comme elle, il est un miraculé : son père est assassiné par les Turcs alors qu’il défendait les siens armes à la main, sa mère meurt de la famine. Bringuebalé d’orphelinat en famille d’accueil, il quitte à 18 ans son internat libanais sur un navire à vapeur des Messageries maritimes.

Dans sa poche, le fameux passeport Nansen créé en 1922 pour les réfugiés apatrides et étendu aux Arméniens en 1924, mais pas de carte d’identité, le meilleur sésame pour trouver du travail. C’est aux chantiers navals de La Seyne-sur-Mer, dans le Var, que Missak et son frère Garabed, formés à la menuiserie, deviennent soudeurs un an durant, avant de rejoindre Paris, capitale fantasmée de toutes les libertés et de toutes les révolutions.

Mélinée et sa grande sœur Armène arrivent en 1926, apprennent cette fois le français – après l’arménien, le grec, le turc et l’anglais. Le récit de ces exils, on les lit dans le témoignage de Mélinée Manouchian paru en 1974 aux Editeurs français réunis, maison dirigée au départ par l’écrivain communiste Louis Aragon. « Maître », comme elle l’appelle : c’est lui qui, en 1955, d’un seul poème, Strophes pour se souvenir, a sorti les résistants communistes étrangers de l’oubli volontaire auquel le parti les avait condamnés. Ils sont vingt-deux à être fusillés au mont Valérien, sur les hauteurs de Paris, auxquels Aragon adjoint Olga Bancic, décapitée plus tard à Stuttgart. « Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent/Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps/Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant… »

 

Le nom de Manouchian n’est pas prononcé, mais il est question d’une Mélinée, d’un grand amour et d’une orpheline. Quand Léo Ferré met le poème en musique, le couple devient iconique (une chanson encore reprise récemment par le groupe de pop Feu ! Chatterton). Les autres camarades de l’Affiche rouge sont plongés dans l’anonymat ; les strophes de Ferré inscrivent en revanche définitivement l’histoire d’amour du couple résistant dans les écoles de France.

 

« Ma petite orpheline bien-aimée »

Quand sort le disque, en 1961, Katia Guiragossian n’est pas encore née. C’est plus tard, petite fille puis adolescente, qu’elle rencontre régulièrement la veuve de Missak. Dans les années 1980, les mercredis ou pendant les vacances scolaires, Katia quitte sa banlieue pour retrouver « Mémé », couturière à Paris, et partager avec « tante Mélinée », installée à Belleville, les midya dolma, les moules farcies, spécialité des Arméniens ottomans. Ses souvenirs ? Une mise en plis intimidante et des yeux bleus « sévères », convient-elle.

Devant la jeune fille, les deux sœurs ouvrent la boîte à souvenirs et les « r » roulent lorsqu’elles ressuscitent leurs années clandestines. Il y a cette fin 1943 où, juste après l’arrestation de Missak, Mélinée « part se cacher chez les Aznavourrrian, les parrrents de Charles Aznavourrrr ». Ou ce 28 novembre 1944, lorsque, avec neuf mois de retard (le cachet sur l’enveloppe en atteste), elle reçoit la fameuse lettre de son « Manouche » qu’on mène au poteau d’exécution.

Missak Manouchian écrit de la poésie depuis qu’il a 12 ans et ses mots courageux, et si protecteurs, déchirent le cœur. « Ma petite orpheline bien-aimée, dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. (…) Je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. » Dans la nuit d’Erevan, Katia Guiragossian fait écouter sur son téléphone sa version préférée de la « lettre à Mélinée », lue par l’acteur Simon Abkarian.

De la prison de Fresnes, ce 21 février 1944, Missak adresse aussi une lettre à Armène. Il la supplie aussi de convaincre Mélinée de se marier et d’« avoir des enfants ». Ce ne sera pas le cas. Peu le savent : Mélinée est tombée enceinte au début de la guerre, alors qu’elle s’occupait « de littérature antinazie », et a décidé d’avorter. Un choix de militante qui la « libère ». « J’allais pouvoir enfin me donner entièrement à la cause pour laquelle je combattais », écrit-elle. « Manouche » n’était pas de cet avis et l’avait « implorée » de garder leur bébé. Sa dernière lettre (« j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi ») paraît plus émouvante encore lorsqu’on le sait.

On découvre aussi, quatre-vingts ans plus tard, que figure à côté de la signature un mystérieux « Djanigt » : « ton chéri en Arménien », traduit Katia Guiragossian. « C’est écrit tout petit, car il n’y avait pas beaucoup de place sur la feuille de papier. Comme personne n’a compris, les retranscriptions ont toutes laissé de côté ce mot doux. » On peut désormais le lire dans l’édition augmentée de l’ouvrage de Mélinée Manouchian qui vient de paraître aux Editions Parenthèses. La fin de la « lettre à Mélinée » dit aussi : « Tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. » Ces deux phrases, évidemment, résonnent aux oreilles de Katia Guiragossian.

 

Mélinée piégée en Arménie

L’Arménie ! Et si c’était là qu’il fallait chercher les derniers trésors enfouis ? Mélinée Manouchian y a débarqué pour la première fois de sa vie à 31 ans, « le 28 septembre 1945 exactement, invitée par le gouvernement d’Arménie soviétique à visiter le pays », révèle sa petite-nièce, qui a eu accès aux documents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) – et non en 1947 avec les sept mille Arméniens de France montés à bord de deux paquebots soviétiques, comme le racontent encore des livres qui paraissent à l’occasion de la cérémonie du Panthéon.

L’Arménie est soviétique depuis 1920 et un autre frère de Missak, Haïk, s’y est déjà installé pour devenir gardien dans un kolkhoze. Après guerre, « beaucoup de communistes – à l’époque, ils étaient internationalistes – s’en vont construire le socialisme dans leur pays d’origine, rappelle l’historienne Annette Wieviorka. C’est le cas d’Artur London, l’auteur de L’Aveu, qui part en Tchécoslovaquie, d’Adam Rayski, parti en Pologne, ou encore de Boris Holban », l’ancien chef militaire des FTP-MOI de Paris avant Manouchian, exilé, lui, en Roumanie. Mélinée n’aurait jamais laissé derrière elle à Paris les carnets et agendas de son mari, se dit sa petite-nièce. Et si elle les avait mis en sécurité à Erevan, où elle a vécu jusqu’en 1963 ?

Ce n’était pas prévu, mais quatre mois après son arrivée, lorsque Mélinée Manouchian réclame un visa retour pour rentrer un jour en France, elle n’obtient « jamais de réponse », indique-t-elle bien plus tard de son écriture sage sur sa fiche de l’Ofpra. La voilà « piégée », dit sa petite-nièce, assignée à résidence dans la capitale arménienne, où elle entame des études de philologie et enseigne à l’université. Le soir, elle rejoint seule son studio de l’avenue Staline (aujourd’hui avenue Machdots), l’une des deux grosses artères de la ville.

Au 5, l’adresse de Mélinée, face aux étals de grenades et de figues sèches vendues en vrac sur le trottoir, l’immeuble est resté dans son jus. Les marches de l’escalier de pierre grise sont creusées par les années. Pas de plaque : il y a encore moins de traces de Mélinée Manouchian à Erevan que de références à Missak. La capitale n’a donné son nom qu’à une école francophone et, en 2014, à un square du centre-ville, « jardin public de Missak Manouchian », sans plus d’explications. Depuis la fenêtre de l’appartement 3, aujourd’hui occupé par un vieil homme, Mélinée pouvait apercevoir la statue de Staline, finalement déboulonnée en 1962 et remplacée cinq ans plus tard par la fameuse Mère-Arménie.

Justement, le directeur de ce fameux musée caché dans les entrailles du monument nous téléphone : des documents de Mélinée Manouchian ont été « retrouvés par l’institut d’histoire de l’Académie nationale des sciences de la République d’Arménie », et notamment une carte de combattante des Forces françaises de l’intérieur (avril 1943) délivrée par Arsène Tchakarian, un ancien du groupe Manouchian et des FTP-MOI. D’où vient-elle ? Mystère et boule de gomme. Ce que l’on sait, c’est qu’ elle tapait les comptes rendus des actions transmis dans la foulée aux responsables de la MOI.

Dans la fiche rédigée pour sa demande de Légion d’honneur, en 1986, archivée par le service historique du ministère de la défense français et transmise au Monde, il est écrit : « Dès la prise de commandement par Missak Manouchian [en 1943], et sous ses ordres, a rempli la fonction de secrétaire », avant d’entrer, à la mort de son mari, « dans la clandestinité sous la fausse identité de Jacqueline Albertini ». « Elle cachait aussi des armes, comme Mémé, qui a d’ailleurs confié une barre à mine au Musée de la résistance nationale de Champigny », rit Katia Guiragossian.

 

Les précieux carnets de Missak

D’autres trouvailles ont précédé. En mai 2023, lors de l’un de ses voyages réguliers à Erevan, la petite-nièce s’était rendue au charmant Musée d’art et de littérature de la capitale arménienne. Le sol brille sous les coups de balai et de serpillière, les plantes vertes aussi, les meubles à casiers sentent l’encaustique. Après avoir patiemment écouté Katia Guiragossian raconter son histoire (« vous n’auriez pas dans votre fonds… »), les conservatrices lui avaient apporté plusieurs chemises. Elles sont à nouveau là, devant nous. Et, rangés dans des enveloppes blanches, des cahiers à petits carreaux : les fameux « carnets de Missak ». « J’imagine que tante Mélinée était venue les mettre ici à l’abri. » « Toucher ce qu’il avait lui-même pris entre ses mains… Les larmes me sont montées aux yeux. »

A l’intérieur, des photos, des articles découpés, des certificats de domiciliation de concierges parisiennes. Alternativement en arménien (les traductions restent à faire) ou dans ce français impeccable appris dans les écoles libanaises sous mandat français, Missak Manouchian consignait sa vie d’immigré sans le sou en notant chaque trajet, chaque dépense : café, timbre, billet de train.

Combien d’adresses a donc eues dans sa courte vie le réfugié Manouchian ? Avant d’emménager 79, rue des Plantes, dans les années 1930, on trouve sa trace à Châtenay-Malabry, dans les Hauts-de-Seine. « Il a passé deux ans à la Cité nouvelle, une maison collective d’une vingtaine de chambres surnommée “le Kolkhoze”, qui abritait des sympathisants communistes français mais aussi des étrangers, juifs polonais pour la plupart, explique à Paris la jeune historienne Astrig Atamian, qui, à la faveur de nouvelles recherches, vient d’exhumer cet épisode ignoré. A mon avis, une étape fondatrice dans son intégration, sa politisation et son adhésion en 1934 au Parti communiste. »

La crise économique de 1929 a traversé l’Atlantique et la vie est dure dans la capitale française, surtout pour un jeune étranger. En 1933, sa demande de naturalisation lui a été refusée (celle de 1940 sera bloquée par la guerre). Le journalier Missak Manouchian est tour à tour ouvrier tourneur aux usines Citroën, ficeleur de paquets, laveur de voitures, monteur téléphonique… Dans les chemises du musée d’Erevan, on comprend que, les jours sans, le jeune ouvrier n’a pas de mal à remplir son emploi du temps. Quelle émotion de voir tomber d’un carnet un buvard taché d’encre du magasin Gibert Jeune du boulevard Saint-Michel !

Au chaud dans les librairies ou à la bibliothèque Sainte-Geneviève – au pied du Panthéon… –, il recopie des cotes de livres (d’Henrik Ibsen à Hippolyte Taine), des pages entières d’Oscar Wilde, des citations de Platon, d’Hugo, de Pouchkine et de Gorki, de Jean-Christophe, de Romain Rolland, un incontournable des bibliothèques militantes communistes, son livre de chevet. « Il avait aussi un cahier écrit en arménien spécialement réservé à la mythologie grecque, une passion », sourit Katia Guiragossian.

Il court les concerts – « Dans un état de désespoir infini, je suis venu et j’ai écouté La Valse de l’adieu, de Chopin, et une partie de Castor et Pollux, de Rameau » –, les bouquinistes, la Cinémathèque, les salles du Louvre, s’inscrit en auditeur libre à la Sorbonne en sociologie et pour des cours d’histoire et d’écriture de scénario. A partir de 1933, et même s’il goûte peu l’exercice, son corps noueux et soigneusement entretenu fait de lui un modèle pour des sanguines, des tableaux ou des œuvres de sculpteurs, comme Jean Carzou. « Je me dévoile devant des inconnus et je le ressens comme un sacrilège », note-t-il.

 

Une histoire d’amour hantée par la montée du fascisme

A en croire ses poèmes (très tôt édités en Arménie et tout juste traduits en français chez « Points Poésie »), le spleen souvent l’envahit. Heureusement, il y a le HOK (Hay Oknoutian Komité), le comité de secours pour l’Arménie qui fut aussi pour les réfugiés de Paris un lieu de rencontres. C’est là, rue Bourdaloue, à deux pâtés de maisons du siège du parti, que fin 1934, lors du gala annuel, le jeune Manouchian rencontre une jeune fille de 21 ans à la peau claire, plutôt farouche, devenue dactylo. Elle le bat froid. Il finit par la séduire en juillet 1935, lors du congrès annuel du comité.

Elle représente la section de Belleville. Lui, de sept ans son aîné, tient celle du Quartier latin. Ils mêlent leurs vies de militants, des existences dures et sans loisirs, en témoignent les très rares photos de pique-nique ou de promenades du couple. L’histoire d’amour des Manouchian est aussi celle d’une jeunesse volée par la montée du fascisme, « juste après le 6 février 1934 et les émeutes antiparlementaires, rappelle leur petite-nièce. Orphelins d’un génocide, ils ont conscience du danger ».

Il rêvait pour elle d’une vie de « petite reine » et se lamente : « Je n’ai pas le temps de faire quoi que ce soit d’autre que des réunions et encore des réunions », notamment antifascistes. Chaque mois qui passe apporte son lot de nouvelles luttes au communiste Manouchian. Il adhère au comité d’aide aux républicains espagnols formé par André Malraux. A Erevan, dans ses carnets, on peut lire ce commentaire, le 30 septembre 1938, jour des accords de Munich : « Un coup terrible pour la paix. Accord… contre l’URSS et la classe ouvrière. »

« Manouchian Michel » (c’est ainsi qu’il se naturalise tout seul dans sa dernière lettre à Mélinée) est arrêté en septembre 1939 à la suite du pacte germano-soviétique et peu avant la dissolution du Parti communiste en France. Incarcéré à la Santé, il est relâché faute de preuves, parvient à s’engager dans l’armée française. Il est à nouveau interné en 1941 à Compiègne, où Mélinée le retrouve à vélo. Une fois libéré, il s’enfonce dans une semi-clandestinité avant de basculer dans l’action armée.

 

La fin, on la connaît – notamment grâce au film de Mosco Boucault, qui vient, avec la réalisatrice Ruth Zylberman, d’achever pour Arte Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant, courte suite au long-métrage de 1985. On y entend aussi de déchirantes lettres de condamnés et témoigner la petite-fille de Raymond Kojitsky, les neveux de Rino Della Negra ou de Thomas Elek, les petites-filles et l’arrière-petit-fils de Celestino Alfonso… C’est la troisième génération de l’Affiche rouge, celle de Katia Guiragossian.

 

Mélinée témoigne à la barre

En 1963, Mélinée Manouchian profite du dégel de l’époque Khrouchtchev et de la détente Est-Ouest pour abandonner Erevan et revenir à Paris faire soigner cet estomac qui la fait souffrir depuis la guerre et retrouver sa sœur. Elle reçoit rarement (« je me souviens d’un riz aux pignons de pin et aux épinards qu’elle servait sans manger, en fumant », confie Mosco Boucault) et ne sort guère que pour déjeuner avec Armène et sa petite-nièce.

Mais tout à coup l’Arménie la rattrape. Sur son transistor et sa télévision, elle suit, au tournant des années 1980, la vague d’attentats perpétrés par l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (Asala), un jeune mouvement révolutionnaire créé au Liban en 1975 qui exige la reconnaissance par Ankara du génocide de 1915 et la libération de territoires arméniens en Turquie. Le 24 septembre 1981, quatre d’entre eux prennent cinquante-six personnes en otage au consulat turc, boulevard Haussmann, à Paris, tenant en haleine les médias jusqu’à la mort d’un garde turc et la reddition du commando.

L’époque d’alors n’est pas celle d’aujourd’hui, où la droite conservatrice française, toute à sa défense des chrétiens d’Orient, s’active bien davantage pour la cause arménienne que la gauche : dans les années 1970-1980, seuls les socialistes et les communistes, fidèles à un Jean Jaurès dénonçant les grands massacres d’Arméniens des années 1890, se battaient pour la reconnaissance du génocide. Le 24 janvier 1984, les quatre membres du commando comparaissent devant la cour d’assises de Paris. Leurs avocats, Henri Leclerc, Patrick Devedjian, Jean-Pierre Mignard, Francis Teitgen et Emile Aslanian, ont fait citer des témoins de choix : l’idole Charles Aznavour, le cinéaste à succès Henri Verneuil, lui aussi d’origine arménienne et, last but not least… Mélinée Manouchian.

 

C’est un épisode tabou dans la légende de la vieille dame. Elle est alors bien malade et, « jusqu’au dernier moment, on n’était pas certains qu’elle viendrait », nous raconte, quarante ans plus tard dans un café d’Erevan, le chef du commando, Vasken Sislian, 67 ans. L’ingénieur électrique, qui a conservé dans son dos la balle tirée par le garde turc en 1981, se souvient qu’avec ses complices il était arrivé au procès « en costard-cravate et en dessinant des doigts le “V” de la victoire ».

Le troisième jour, ils avaient vu s’avancer à la barre les bottines d’une petite dame de 71 ans, courbée et perdue dans un gros manteau fatigué, pour expliquer qu’elle n’était « sortie » de son lit que « pour regarder ces quatre garçons-là dans les yeux ». « Mélinée Manouchian, c’était la femme du chef, l’orpheline, et c’est pour ça que nous l’avions fait citer,raconte Henri Leclerc. Et aussi – j’insiste parce que je vois bien ce que l’on peut en faire aujourd’hui – une vraie militante communiste, une MOI de banlieue, tout sauf une résistante en gants blancs. »

« Je ne sais pas si ces garçons ont eu tort, avait lâché Mélinée Manouchian. Je sais seulement que ce ne sont pas des terroristes. Ils sont comme nous. » Le verdict ? Clément, grâce à elle : sept ans de prison. « Je pense que ces jours-là, dans sa tête, elle était revenue quarante ans en arrière », souffle Vasken Sislian. Son esprit vogue sans doute plus loin encore, dans l’Empire ottoman, lorsque, en 1915, sa mère l’avait confiée à une école américaine de la ville ottomane d’Adabazar pour la protéger des massacres.

La veille, les derniers témoins de ces crimes avaient défilé par dizaines pour raconter une journée durant le premier génocide du siècle. « Un sacré moment, sa révélation au grand public français, comme un cours d’histoire », se souvient Jean-Pierre Mignard. « Monsieur le président, je suis devenue orpheline durant la première guerre mondiale et veuve pendant la seconde » : c’est ainsi qu’à la barre, Mélinée Manouchian avait résumé sa vie par ces mots.<img src="https://img.lemde.fr/2024/02/06/0/0/1299/1299/630/0/75/0/ec3e6de_321952-3358684.jpg" alt="Le square dédié à Missak Manouchian est le seul lieu public à Erevan qui rende hommage au résistant.">

Sur un cliché de juillet 1937, publié en « une » de Zangou, l’hebdomadaire du HOC dont Missak Manouchian était le rédacteur en chef, lui et Mélinée posent fièrement devant le Panthéon avec des camarades. C’était le 6e congrès du comité d’entraide arménien, la France était dirigée par le Front populaire, les purges staliniennes battaient leur plein. Et le petit groupe rendait hommage à « l’amitié et à la défense de notre patrie soviétique ».

Missak Manouchian, mort sans cette nationalité française qu’il avait tant espérée, va cette fois entrer avec sa femme dans le temple des grands hommes. Oubliée de la célébration des 70 ans de l’exécution du groupe, Katia Guiragossian a été conviée en décembre par l’Elysée pour découvrir le caveau numéro 13 où reposera le couple, et avec lui le souvenir de militants d’un siècle révolu, immigrés polyglottes et sans frontières, pourtant capables de « crier la France en s’abattant ».

Ariane Chemin Erevan, envoyée spéciale

 

 

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