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Source Proche&Moyen-Orient.ch Observatoire Géostratégique numéro 229 / 6 mai 2019

 

UN CLINICIEN NOMMÉ THIERRY DE MONTBRIAL SE PORTE AU CHEVET DU MONDE

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« Les hommes sont ce qu’est l’instant » (Le roi Lear, William Shakespeare). C’est le moins que l’on puisse dire de nos hommes politiques au regard vissé sur leurs téléphones « intelligents » et sur les chaînes d’abrutissement en continu, obnubilés par les folles promesses de l’intelligence artificielle (i.a.). Politique de l’instant, de l’émotion, de l’éphémère, de coup de gueule sans lendemain (du style, je n’admettrai pas, je ne veux pas), telles sont les principales caractéristiques des pompiers pyromanes qui nous gouvernent. Hommes politiques à courte vue qui ont succédé aux hommes d’État à la vision longue. C’est pourquoi, les individus de l’ancienne école, du siècle passé ne boudent pas leur plaisir lorsqu’ils ont le bonheur de retomber sur une analyse des rares penseurs qui osent encore s’exprimer à contre-courant de la doxa et des éléments de langage, nouvelle religion des temps modernes. Tel est le cas de Thierry de Montbrial qui éclaire utilement notre lanterne sur un demi-siècle de relations internationales à l’occasion d’un grand entretien accordé au Figaro. Il nous a semblé utile d’appeler l’attention de nos lecteurs fidèles et avides d’analyses différentes de celles que nous livrent en continu nos perroquets à carte de presse1. Après avoir rappelé qui est l’homme, lisons ce qu’il nous dit du monde d’hier et d’aujourd’hui.

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RAPPEL SUR UN PARCOURS ATYPIQUE

Rappelons tout d’abord qui est Thierry de Montbrial ainsi que certaines des étapes de sa carrière ! Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, cet expert de la géopolitique a une longue expérience des relations internationales. Thierry de Montbrial est ancien élève de l’École polytechnique, où il a été l’élève de Maurice Allais et docteur en économie de l’université de Californie, Berkeley (États-Unis). Il a consacré sa thèse à la dimension temporelle dans la théorie économique de l’équilibre général, sous la direction du professeur Gérard Debreu (prix Nobel d’économie en 1983). Il a été professeur à l’École polytechnique de 1973 à 2008 et en a dirigé le département de sciences économiques entre 1974 et 1992. Il a été titulaire de la chaire « Économie appliquée et relations internationales » au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de 1995 à 2008, et il y est professeur émérite depuis 20082.

Outre ses qualités intellectuelles unanimement reconnues, Thierry de Montbrial possède des talents de créateur, de passeurs d’idées. Rappelons qu’en 1974, à la demande du ministre des Affaires étrangères, il met en place le centre d’analyse et de prévision (CAP) de ce Département qu’il dirigera de 1974 à 1978, date à laquelle il passe la main au sulfureux Jean-Louis Gergorin. Mais, cela ne lui suffit pas. En 1979, il crée l’Institut français des relations internationales (IFRI) dont les principales publications (hormis les nombreuses études spécifiques publiées sur des sujets divers et variés) sont les revues Ramseset Politique étrangère. [L’IFRI fête aujourd’hui son quarantième anniversaire et organise à cette occasion une conférence exceptionnelle sur L’avenir de l’Europe le 10 avril 2019 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne]. Le 1er octobre 1992, il prend la présidence du comité éditorial de la Revue des deux mondes dont Jean Bothorel est rédacteur en chef. En 2008, il lance la World Policy Conference (WPC), rencontre annuelle autour des questions de gouvernance mondiale réunissant des personnalités du monde politique, économique et social.

Thierry de Montbrial a publié de très nombreux ouvrages (seul ou en tant que responsable de recherches collectives) dont les principaux et les plus récents sont : Vingt ans qui bouleversèrent le monde (2008) ; Journal de Russie, 1977-2011 (2012) ; Journal de Roumanie(2012 ; Une goutte d’eau et l’océan. Journal d’une quête de sens (2015) ; La pensée et l’action (2015) ; Notre intérêt national (dir. avec Thomas Gomart, 2017) ; Vivre le temps des troubles (2017).

Nous pouvons aborder la vision du monde que nous livre Thierry de Montbrial.

REGARD SUR LE MONDE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Attardons-nous quelques instants sur les points forts de son entretien au Figaro !

Depuis la création de l’IFRI en 1979, le monde a connu plusieurs révolutions organisées autour de quelques dates clés que l’on a trop tendance à oublier de nos jours : 1979 (crise des euromissiles) ; 1979 (révolution iranienne, début de l’intervention soviétique en Afghanistan et lancement de la « guerre des étoiles ») ; 1989 (chute du mur en Berlin), nous rappelle Thierry de Montbrial qui s’empresse de préciser que, selon lui, la principale rupture dans les relations internationales ne se situe pas en 2001 (attentats à New-York) mais en 1989 avec la chute du mur de Berlin. Ce dernier doit s’expliquer par une défaite sur un plan technologique et par la chute d’un empire. Le créateur de l’IFRI insiste sur le fait que « la chute du mur a provoqué une réouverture complète du jeu international » dont nous n’avons pas assez pris la mesure. Elle fait resurgir des problèmes non résolus après la Première Guerre mondiale.

L’un des principaux marqueurs de l’époque actuelle est la compétition entre les États-Unis et la Chine qui risque de fortement marquer de son empreinte les prochaines décennies. Thierry de Montbrial considère comme « contre-nature » l’alliance Moscou/Pékin. Pour ce qui est de la Russie, il estime que « les Occidentaux ont très mal géré la chute de l’URSS et que leur incapacité à comprendre les intérêts fondamentaux des Russes les a conduits à commettre d’énormes erreurs ». Tout ceci conduit à un désarroi de la Russie qui la pousse dans les bras de la Chine et à entrer dans une « logique de puissance ».

S’agissant de l’Iran, l’auteur estime que les Occidentaux reproduisent aujourd’hui à l’identique leurs erreurs de 1979 (la croyance de la chute imminente du régime des Ayatollahs) en pensant que, sous les poids des pressions américaines consécutives au retrait de l’accord sur le nucléaire, le fruit mur va tomber. Au contraire, Washington a contribué à renforcer l’influence iranienne dans la région. Plus généralement, « toutes les interventions extérieures au Moyen-Orient se sont mal terminées, sans exception ». Encore un fruit de l’expérience qui échappe à l’entendement de nos néo-cons qui peuplent les allées du pouvoir.

Pour ce qui est de l’OTAN, Thierry de Montbrial considère qu’elle court aujourd’hui un « risque mortel », estimant qu’on n’a jamais vu dans l’histoire une alliance survivre à la disparition des causes qui l’ont créée. Si elle résiste aussi longtemps, c’est parce que les Européens sont incapables d’organiser leur défense. En filigrane, il ne croit pas aux gadgets jupitériens d’armée, de défense européenne autonomes.

Donald Trump utilise l’économie – nous pourrions y ajouter le droit – comme une arme de dissuasion massive. Pour nous, la question est bien de savoir si nous pouvons toujours faire confiance aux États-Unis. Aux yeux de Thierry de Montbrial, le président américain s’est inutilement ridiculisé face au leader nord-coréen, Kim Jong-un, concédant sans recevoir en retour.

L’évolution du système international constitue un sujet de préoccupation pour Thierry de Montbrial. Tant que les institutions internationales créées après la Seconde Guerre mondiale tiennent, nous sommes relativement protégés mais pour combien de temps encore : « les institutions internationales, c’est comme les roseaux, ça retient les sables mouvants jusqu’à un certain point, mais si on ne veille pas au renforcement du sol, tout fiche le camp ». Dans un temps troublé où la plus grande prudence s’impose, la démarche de nos dirigeants pèchent à plusieurs titres : ils privilégient la tactique à la vision, ils aggravent les passions au lieu de les modérer, ils démontrent leur incapacité à nouer un authentique dialogue stratégique…

Les démocraties s’orientent-elles vers une forme d’illibéralisme ? Le moins que l’on puisse dire est que leur refus d’aborder la question nationale, identitaire constitue un lourd handicap au moment où se pose la question de la réponse aux excès de la mondialisation. Peut-on reprocher à Viktor Orban de refuser une immigration imposée, s’interroge Thierry de Montbrial ? « Le drame des démocraties est qu’elles ont perdu en dignité et en efficacité. C’est grave, car un régime ne pas rester légitime s’il n’est pas efficace. Who Are We ?, « qui sommes-nous ? ». C’était le titre du dernier livre de Samuel Huntington. La question se pose encore plus aujourd’hui… ».

Thierry de Montbrial conclut son entretien en s’interrogeant sur la pertinence, l’utilité des centres de recherches (« think-tanks ») aujourd’hui. À ses yeux, ils doivent « nourrir la raison plus que la passion », avoir un « rôle de modération ». Et ce rôle est d’autant plus important que le risque d’une guerre déclenchée par l’intermédiaire d’un conflit économique, ce fameux « piège de Kindelberger » n’est pas négligeable dans ce contexte de rivalité sino-américaine sur le plan commercial déclenchée par Donald Trump3, de risque de nouvelle guerre froide4, d’affaissement des institutions internationales.

Thierry Montbrial interrogé par Nicolas  Beytout L'Opinion

[video]https://youtu.be/uIxQalw95zM[/video]

Mathématicien et économiste, Thierry de Montbrial, 76 ans, s’est très vite intéressé aux questions internationales. Premier directeur du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, il a créé en 1979 l’Institut français de relations internationales, l’un des grands think tanks de référence au niveau international. Auteur de très nombreux livres, il préface chaque année Ramses, le rapport de l’Ifri décrivant l’état du monde. Cela fait désormais 40 ans que l’Ifri suit le cours des événements mondiaux.

Thierry de Montbrial a eu l’oreil de tous les présidents de la République. Reste-t-il marqué par l’un d’entre eux ? « Certainement pas François Mitterrand, répond-il, mais plutôt Nicolas Sarkozy ou Emmanuelle Macron, chacun dans leur genre ». Justement, lorsque ce dernier est arrivé au pouvoir, l’image de la France s’est aussitôt redressée. Or dans ans plus tard, elle souffre et le Président a de plus en plus de mal à prendre le leadership en Europe. D’où vient ce changement ? « Avec l’élection de Macron, ce qui m’a énormément frappé c’est qu’il y a, dans le monde, une énorme attente de l’Europe et de la France, beaucoup plus que ce qu’on croit. Or la France avait, très franchement, disparu des radars. On espérait que le miracle Macron allait se prolonger dans les faits.

Jusqu’à ce qu’il connaisse les obstacles que l’on sait. Ces difficultés qu’il rencontre sont exactement les mêmes qui lui ont permis de réussir », analyse le géopolitologue. En l’Europe, il estime qu’« il n’y a pas de leadership, qu’il n’y en a jamais eu. Aucune des grandes personnalités européennes n’en a réellement exercé ».

Quid de la place de la France au sein de l’Union européenne ? Comment son influence a-t-elle évolué ? Thierry de Montbrial estime qu’« elle est plus faible qu’il y a quarante ans (...) Une politique étrangère repose sur trois piliers, ajoute-t-il : une tradition diplomatique et militaire, un concept comme l’avait de Gaulle, et une puissance économique. Progressivement, notre concept gaullien s’est dilué, imprégné de néoconservatisme américain. Aujourd’hui, le concept France n’est pas très clair. Et si nous ne parvenons pas à nous redresser économiquement, notre influence dans le monde continuera de diminuer. » L’Allemagne, qui a reconquis sa puissance économique depuis l’après-guerre, est-elle devenue une puissance diplomatique ? « Précisément non. Elle a la puissance économique mais pas diplomatique, car elle n’a pas entièrement recouvré ses capacités antérieures dans ce domaine, idem sur le plan militaire. Aussi parce que dans une certaine mesure, elle ne le veut pas. L’opinion publique allemande reste tout de même assez provinciale. » La diplomatie européenne existe-t-elle ? « Non plus. Et c’est le problème que personne ne veut affronter en face. Il n’y a pas de diplomatie sans identité. Or aujourd’hui, cette identité européenne n’existe pas. Il faudrait identifier clairement quels sont les intérêts qu’on pourrait appeler européens. »

Tout sur Thierry Montbrial

 

« Que d’hommes se pressent vers la lumière non pas pour voir mieux, mais pour mieux briller » (Frederik Nietzche). Il est réconfortant de constater qu’il existe encore quelques rares brillants esprits au pays des Lumières pour remettre en cause le poids des idées reçues, les convictions indiscutées qui ne résistent pas à une analyse lucide sur le fonctionnement réel des relations internationales dans un contexte profondément nouveau. Tenter de comprendre le monde d’aujourd’hui pour mieux anticiper celui de demain, c’est accepter de se placer dans une démarche historique, dynamique, réaliste se fondant sur des faits objectifs (pas sur des bobards qualifiés de « fake news ») et non en chevauchant quelques chimères qui conduisent automatiquement tout droit dans le mur. Aujourd’hui, ce qui fait le plus défaut au monde, à ses citoyens, ce sont plusieurs choses : disposer d’analyses approfondies et non d’approches caricaturales, d’un cadrage et non d’une suite de propositions de réforme incohérentes, d’un éclairage de l’actualité et de se perspectives, d’un cap pérenne et non de louvoiements perpétuels. Un grand merci au clinicien Thierry de Montbrial pour s’être porté au chevet d’un monde aussi imprévisible qu’incompréhensible si l’on ne prend pas le temps de le recontextualiser, pour nous avoir fourni quelques pistes de réflexion indispensables pour aborder plus sereinement le monde de demain.

Jean Daspry 1 avril 2019

1 Thierry de Montbrial (propos recueillis par Isabelle Lasserre), « La principale rupture du système international fut 1989 et non 2001 », Le Figaro, 18 mars 2019, p. 20.
2 Thierry de Montbrial Wikipedia
3 Renaud Girard, Trump 2019 : forces et faiblesses, Le Figaro, 12 mars 2018, p. 17.
4 Alain Frachon, Guerre froide, deuxième version a commencé, Le Monde, 22 mars 2019, p. 27.