«Paralysie du pays: guérirons-nous un jour du mal français?»
À la veille d’une réforme essentielle annoncée et programmée, et après un an de manifestations hebdomadaires des «gilets jaunes», la France se trouve encore en état de soulèvement. La situation peut être résumée d’un trait: tout le monde est mécontent.
Il faut dire d’entrée que le gouvernement a tout fait pour s’aliéner l’ensemble des catégories, par ses atermoiements, ses contradictions, et ses excès. Même les professions libérales, naturellement enclines à critiquer les vieilles lunes du socialisme, comprennent qu’on va «sucrer» leurs excédents propres pour alimenter le tonneau des Danaïdes des régimes spéciaux. À force de tout vouloir «en même temps», le pouvoir s’est aliéné l’ensemble du pays.
Pratiquement immobile
Il reste qu’une société ou une nation s’avance dans l’histoire et paye son tribut au temps. Or on dirait que la France se soustrait à ce destin: elle demeure, elle, pratiquement immobile. Les grèves que nous connaissons aujourd’hui se sont déroulées il y a vingt-quatre ans, on s’en souvient, pour refuser la même réforme, qui avait dû être retirée devant le blocage interminable du pays. Les régimes spéciaux, les avantages de statuts, correspondaient à la période des Trente Glorieuses et du plein-emploi. Tous les pays européens l’ont compris. Voilà peu, la Suisse a supprimé une grande partie de sa fonction publique sans qu’il en coûte une larme. Il y a quelques années, l’Italie de Monti a réformé drastiquement le statut des retraites, obtenant l’acquiescement de la population ; on pourrait multiplier les exemples.
Une partie des Français, eux, exigent à coups de blocages de conserver tous les avantages acquis aux périodes d’abondance. À ce jeu, les finances du pays sont exsangues, et de décennie en décennie, creusant toujours plus la dette, les mêmes grèves et slogans et paralysies du pays se répètent indéfiniment, comme les gestes toujours recommencés des simulacres de Bioy Casares. Cependant la France, elle aussi, existe dans l’histoire, qu’elle le veuille ou non, et dans l’histoire, celui qui n’avance pas, qui ne s’adapte pas, recule et s’étiole.
Un pays dépressif
Éloquent, le nombre d’ouvrages français récents qui s’alarment du mauvais moral des Français. Yann Algan et Pierre Cahuc: La Société de défiance, avec pour sous-titre Comment le modèle français s’autodétruit (2007) ; Marcel Gauchet: Comprendre le malheur français (2016) ; Jérôme Fourquet: L’Archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée (2019) ; Hervé Le Bras: Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale (2019) ; Denis Olivennes: Le Délicieux Malheur français (2019)… Les exemples pourraient être multipliés: la France est, depuis quelques décennies déjà, et probablement depuis la fin des Trente Glorieuses, un pays dépressif.
Les inégalités sont plus faibles en France que dans la moyenne européenne.C’est là le mystère. Car elle est moins touchée par la crise que beaucoup d’autres de ses voisins. Son espérance de vie figure parmi les meilleures des pays développés. Elle consacre à la santé, aux retraites, aux prestations sociales, toujours l’un des trois PIB les plus élevés. Les inégalités sont plus faibles en France que dans la moyenne européenne. Les chiffres l’attestent: elle bat tous les records de redistribution sociale. Ses citoyens sont soignés et instruits gratuitement, entre autres avantages, ce qui est une pure exception dans le monde du XXIe siècle.
Mais les Français sont malheureux.
On pense à ce que répondait le déjà célèbre Jules Renard au jeune Giraudoux, visiteur intimidé, un jour de décembre 1909: «Je dis que je reviendrai un autre jour, raconte Giraudoux. - Quel jour? - Un jour où vous serez moins occupé. - Je ne suis pas occupé, me dit-il. Je suis malheureux. Non. Tout le monde va bien chez moi. Ma femme m’aime, mes enfants sont charmants. Mes amis sont dévoués. Ma pièce a du succès. Mes livres se vendent. Le chien de la concierge aussi m’adore. La famille, l’amitié, le travail, tout me réussit. Mais je suis malheureux.» Les Français pourraient s’approprier ce constat. Ils sont à la fois très bien lotis, et très mécontents parce que persuadés d’être très mal lotis.
Il ne s’agit pas pour autant de prendre à la légère le malheur qui s’exprime. Une nation n’est pas dépressive par hasard.Il ne s’agit pas pour autant de prendre à la légère le malheur qui s’exprime. Une nation n’est pas dépressive par hasard.
Ce qui compte le plus, pour un citoyen français, c’est l’égalité. Il porte cela dans ses gênes historiques - il y a des raisons à ce tropisme, qui ont été analysées maintes fois. C’est probablement cette exigence qui a porté nos gouvernements successifs à instaurer finalement le régime social le plus égalitaire de tous. Oui, seulement l’égalitarisme a cette caractéristique: il est insatiable. Il ne s’arrête jamais qu’il n’ait obtenu un aplanissement total, lequel n’est ni possible ni souhaitable (toute Soviétie appauvrit en recréant des nomenklaturas). Et surtout, il est plus malheureux et plus exigeant à mesure que l’égalité s’accroît. Vieux principe analysé par Tocqueville: lorsque la démocratie produit une grande égalité, les petites inégalités qui restent apparaissent plus insupportables que jamais. Nous nous trouvons probablement devant une manifestation spectaculaire du syndrome de Tocqueville.
Une hypocrisie permanente
L’égalité française requiert d’ailleurs une hypocrisie permanente, parce qu’elle ressortit à une utopie. Elle produit par exemple les écoles d’élite pour l’élite républicaine, et les régimes spéciaux pour les corporations qui sont en capacité de bloquer le pays. Il y a une schizophrénie en France, qui tient au déni de réalité. Naturellement, tout cela ne signifie pas que le malheur ressenti par les «gilets jaunes» ou par une partie des manifestants de ces jours-ci, est imaginaire. Il est bien réel. Ce n’est pas parce qu’un smicard français est soigné et instruit gratuitement, donc mieux loti qu’un smicard roumain ou anglais, qu’il ne ressent pas sa pauvreté avec accablement. Sa pauvreté est réelle, quoique relative. Le problème est qu’il ne la mesure pas aux possibilités économiques d’un pays qui redistribue déjà sa richesse plus qu’aucun autre, mais à un idéal qui se situe pour ainsi dire dans les cieux. Ce dont il n’est pas le premier responsable, loin de là. On lui a tellement seriné qu’il avait droit à tout en raison de sa dignité propre, et sans rien mériter, qu’il exige simplement ce qu’on lui a promis.
Dans son livre L’Âge de la colère paru cette année, l’écrivain indien Pankaj Mishra montre que le culte de la consommation et de l’expansion de soi par la croissance illimitée produit un ressentiment lui aussi illimité chez tous ceux qui ne peuvent acquérir la richesse annoncée. Le discours insidieux, lâche et démagogique qui rampe dans la bouche gouvernante, est celui-ci: Vous avez droit à tout ; ce que vous ne parvenez pas à obtenir, nous vous le devons ; si vous manquez de quelque chose, c’est que vous êtes une victime, débiteur d’une réparation.
La grève du 5 décembre, très difficile à comprendre pour les étrangers, tient dans le fait que l’État-providence ne peut jamais combler tous les souhaits ni soulager les citoyens de leurs responsabilités propres. Le discours de la bouche gouvernante est mensonger. Les citoyens ont des responsabilités personnelles, dont l’État ne peut pas réparer tous les dégâts. Nous sommes heureux de nos libertés, et nous y tenons à juste titre. Mais nous avons à en assumer les conséquences, que nous le voulions ou non. L’étudiant qui ne travaille pas assez et triple son année handicape son avenir professionnel. Le divorce et la famille monoparentale sont sources d’appauvrissement. Il ne suffira pas de se donner pour victime, de réclamer des bourses et des subsides de l’État. Une doxa létale a fait croire aux citoyens, fallacieusement, que l’Instance suprême allait assumer à leur place toutes les conséquences de leur liberté. Ce qui est impossible, et n’existe pas dans le monde réel.
Enfin, il reste dans notre pays une tension idéologique non résolue depuis les années d’après-guerre. La reconstruction, le gaullisme, la puissance du Parti communiste, alors aux marches du pouvoir, avaient suscité la création de grands services publics. Comme il arrive toujours dans les sociétés socialistes planifiées, les services publics se sont institués en forteresses puissantes et népotiques - et plus la foi idéologique faiblit, plus se déploie le corporatisme, compensateur des illusions mortes. Aujourd’hui, nous trouvons sous nos yeux, et c’est bien ce que le gouvernement s’est juré de défaire, des corporations redoutables (menaçant les gouvernements par leur capacité à paralyser le pays), jalouses de leurs privilèges qu’elles défendent avec une mauvaise foi confondante, et demeurées obstinément dans le sillage de l’idéologie socialiste-corporatiste. Il faudrait tout de même se demander pourquoi ceux qui manifestent et bloquent le pays par la grève sont, pour une grande part, des agents du service public, qui en cette période si précaire sont les seuls à ne pas craindre le chômage.
Chantal Delsol FC
La Démocratie dans l’adversité, enquête internationale codirigé par Chantal Delsol et Giulio De Ligio, est paru récemment aux Éditions du Cerf (1040 p., 30 €).