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Bruno Le Maire

https://www.alternatives-economiques.fr/erreurs-mauvaise-foi-propositions-inquietantes-on-a-lu-livr/00110945

 

Quand un ministre de l’Economie sort un livre dans lequel il dresse son bilan et met sur la table un programme pour la suite, cela n’a rien d’anodin. Qui plus est quand ce responsable politique est aux manettes depuis sept ans et qu’il ne cache pas ses ambitions présidentielles. Les journalistes d’Alternatives Economiques ont donc pris au sérieux la prose du locataire de Bercy et lu attentivement La voie française (éd. Flammarion).

Résultat : outre les erreurs et la mauvaise foi du ministre pour défendre son action, l’ouvrage de Bruno Le Maire propose un chemin préoccupant pour l’économie française. Qui mérite, a minima, qu’on lui porte la contradiction. Car il n’y a jamais qu’une seule voie en matière économique.

 

 

 

https://www.alternatives-economiques.fr/propositions-de-bruno-maire-meneraient-france-limpa/00110956

 

Politique

Pourquoi les propositions de Bruno Le Maire mèneraient la France dans l’impasse

Le 23 Avril 2024 19 min

Le nouveau livre du ministre de l’Economie a des allures de programme et trace une perspective guère réjouissante pour le pays. Démonstration avec six propositions qui nous conduiraient dans le mur si elles venaient à être appliquées.

 

PHOTO : Nadia Diz Grana

Après sept années passées aux manettes de Bercy, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le livre que vient de publier le ministre de l’Economie (La voie française, éd. Flammarion), n’est pas simplement, pour Bruno Le Maire, l’occasion de vanter son bilan, quitte à tordre la réalité à son avantage (lire notre article publié ce lundi). C’est aussi un livre programme, tourné vers (son) avenir. Il y détaille ses obsessions et déroule nombre de propositions.

Après avoir traqué les erreurs dont est truffé cet ouvrage, Alternatives Economiques continue son travail de décryptage, en vous proposant une lecture critique des mesures défendues par le locataire du ministère de l’Economie. Parce que la « voie française », proposée par Bruno Le Maire, vire clairement à droite. Et débouche sur une impasse.

1/ Un projet qui vise à démanteler notre modèle social

 

« Il reste encore du chemin à parcourir pour atteindre notre objectif, qui figure au rang des priorités de la campagne de 2022. [...] Nous ne parviendrons pas à 5 % de taux de chômage à modèle social constant. [...] Notre modèle social, un des plus généreux au monde, couplé à une fiscalité désavantageuse pour ceux qui reprennent une activité, n’incite tout simplement pas à reprendre un travail. » (pp. 50-51)

Une « France prospère » est une France au travail, assure Bruno Le Maire tout au long du premier chapitre de son livre. En cohérence avec le leitmotiv du gouvernement, il réaffirme un seul objectif : atteindre le plein emploi. Coûte que coûte.

Sauf que « nous ne parviendrons pas à 5 % de taux de chômage à modèle social constant », prévient le ministre de l’Economie (p. 50). « Faute de choix clairs, notre Etat sera condamné soit à un endettement chronique, soit à ne plus être qu’un guichet de prestations sociales » (p. 63). Bref, notre modèle social serait trop généreux et trop dispendieux.

Pour réduire ce trop-plein de générosité, le locataire de Bercy exhorte les bénéficiaires des prestations sociales à se mettre au travail, via des contreparties. C’est le cas, par exemple, avec le RSA, désormais conditionné à 15 heures d’activité. Et qu’importe si les études et les expériences montrent qu’une telle politique de workfare est inefficace.

Mais Bruno Le Maire veut aller encore plus loin. « Notre modèle social n’incite tout simplement pas à reprendre un travail » (p. 51). Il propose donc de réduire la durée d’indemnisation des chômeurs de plus de 55 ans. Sauf que « réduire les prestations, en fin de droits au chômage, pousse les bénéficiaires à accepter n’importe quelles conditions de travail », rappelle l’économiste Michaël Zemmour. Qui plus est, une telle réforme n’agirait pas sur tout le monde : une personne sur deux inscrites au chômage n’est pas indemnisée.

Et puis « comment accepter de déléguer plus longtemps aux partenaires sociaux une politique qui pèse directement sur nos finances publiques ? », questionne le ministre (p. 55). Sa volonté de reprendre la main sur l’assurance chômage n’est plus un secret. Une façon d’affaiblir un peu plus encore le paritarisme et de s’attaquer à l’un des fondements de notre modèle social.

Les cotisations sociales que Bruno Le Maire veut encore plus alléger sont redistribuées aux salariés sous forme de droits (retraite, assurance maladie, chômage, accident du travail, etc.)

En parallèle, pour refonder le financement du modèle social, allégeons (encore) les cotisations sociales, suggère Bruno Le Maire. Ce n’est pas faute de l’avoir déjà fait. Ces dernières sont pourtant redistribuées aux salariés sous forme de droits (retraite, assurance maladie, chômage, accident du travail, etc.).

Pourquoi ne pas également réfléchir à « faire évoluer notre système de financement des retraites, en complétant la répartition par de la capitalisation » ou « faire évoluer le régime de remboursement des soins » ? Après tout, la Sécurité sociale ne peut pas être « un open bar » (p. 65). Un tel cocktail risque néanmoins d’exacerber les inégalités. De la santé à la retraite, le fossé se creusera entre ceux qui en auraient les moyens et ceux qui en seraient privés. Une récente étude de l’Institut La Boétie donne des ordres de grandeur :

« Pour obtenir auprès d’une assurance privée une pension de retraite équivalente à 75 % du dernier bulletin de salaire, il faut mettre de côté deux mois de salaire chaque année. »

Quant aux frais de gestion des complémentaires santé privées (mutuelles, prévoyance, assurance), ils sont six fois plus élevés que ceux de la Sécurité sociale. « Toute bataille économique est une bataille idéologique » (p. 48), souligne Bruno Le Maire. La sienne est limpide : il est question de démanteler un à un les éléments qui constituent notre modèle social.

Audrey Fisné-Koch

 

2/ Désmicardisation : un constat bancal, des propositions contestables

« Aucune société développée […] ne devrait se satisfaire que le salaire minimum devienne […] non plus un minimum légal, mais un plafond de verre. […] Il est temps […] de "désmicardiser", autrement dit : de recréer de la dynamique salariale dans notre pays. » (p. 57)

17,3 % des salariés, étaient, début 2023, rémunérés au Smic, le salaire minimum. Pour Bruno Le Maire, il s’agit d’un « nivellement par le bas [qui] n’est pas un choix des patrons [mais] une conséquence de nos choix sociaux ». Ce diagnostic est discutable à plusieurs titres. Premièrement, le nombre record de « smicards » est un résultat essentiellement conjoncturel : comme le Smic augmente automatiquement avec l’inflation, il rattrape, en période de surchauffe, les échelons supérieurs. Echelons qui mettent davantage de temps à obtenir des hausses de salaire car les négociations de branche nécessitent des délais plus longs. Le nombre de smicards devrait donc baisser progressivement dans les mois à venir.

Par ailleurs, les études les plus robustes sur le sujet montrent que le Smic ne constitue pas un « plafond de verre » mais, pour l’immense majorité de ceux qui le touchent un jour, un sas temporaire. Enfin, il est possible que certains dispositifs fiscaux et sociaux encouragent les patrons à maintenir des salaires bas. Mais, d’une part, cet effet de « trappe à bas salaire » fait débat parmi les experts, et d’autre part, il a été entretenu par les gouvernements dont Bruno Le Maire a fait partie, notamment via plusieurs revalorisations de la prime d’activité !

Avec un tel diagnostic, il n’est pas étonnant que les réponses soient pour le moins discutables. Ainsi, pour « désmicardiser » la France, Bruno Le Maire ne compte pas pousser les entreprises à augmenter davantage les salaires. Il préfère freiner la progression du salaire minimum en revenant sur les augmentations mécaniques actuelles.

Le ministre de l’Economie plaide ainsi pour que le niveau du Smic soit négocié par les partenaires sociaux « sur la base non plus de l’inflation, mais de la moyenne des hausses de salaire dans un certain nombre de branches ». Une proposition qui ne manque pas de toupet lorsqu’on connaît le sort que le gouvernement réserve au paritarisme sur d’autres sujets (la réforme de l’assurance chômage notamment).

Pour éviter « le nivellement par le bas », Bruno Le Maire préfère tirer le bas plus bas plutôt que relancer une dynamique globale qui pourrait emmener tout le monde vers le haut

Bruno Le Maire estime aussi qu’il faudra revoir le système socio-fiscal qui entoure les bas salaires (exonérations de cotisations sociales, prime d’activité, etc.). Le ministre de l’Economie dit attendre les conclusions d’un rapport en cours de rédaction sur le sujet, commandé aux économistes Antoine Bozio et Etienne Wasmer.

Mais le locataire de Bercy propose déjà la mise en place d’une « TVA1 sociale », c’est-à-dire une baisse des cotisations salariales de 5 points (« soit près de 60 milliards d’euros ») en contrepartie d’une hausse de la TVA. Cette bascule a, sur le papier, un double intérêt, en augmentant le salaire net des salariés tout en renforçant la compétitivité du pays. Mais cette proposition ne manquerait pas de creuser les inégalités car la TVA est une taxe particulièrement injuste : elle frappe avant tout les plus précaires.

Pour éviter « le nivellement par le bas », Bruno Le Maire préfère donc tirer le bas plus bas plutôt que relancer une dynamique globale qui pourrait emmener tout le monde vers le haut. Un choix hélas cohérent avec la chasse que le gouvernement mène depuis 2017 contre les pauvres.

Vincent Grimault

 

3/ Une vision réductrice de l’écologie

L’écologie arrive en bonne place dans le livre de Bruno Le Maire : au chapitre deux. Mais son titre, « L’écologie de production », ne laisse guère de place au doute. Au fil des pages, le ministre de l’Economie se montre clairement plus préoccupé de relance de la production nationale que d’écologie.

Les impacts écologiques de l’activité économique, et particulièrement de l’agriculture, ne sont simplement pas son sujet. Des mots tels que « biodiversité », « glyphosate », « pesticides », « produits chimiques », « bio » n’existent pas sous la plume de l’ancien ministre de l’Agriculture.

L’écologie est, chez lui, de fait réduite à la question des émissions de gaz à effet de serre. Sujet certes essentiel, mais qui ne peut pourtant pas être pensé indépendamment du modèle de production et de consommation. De manière également significative, le terme « sobriété » ne fait pas partie du vocabulaire du locataire de Bercy.

« La France est dans la bonne voie », nous rassure pourtant Bruno Le Maire. Peut-être parce qu’il s’abstient de toute référence aux objectifs difficiles de réduction d’émissions de gaz à effet de serre aux horizons 2030 et 2050. Et aux alarmes du Haut conseil pour le climat et autres institutions sérieuses qui insistent au contraire sur l’insuffisance de l’effort pour parvenir à ces objectifs.

Quant à l’adaptation aux conséquences du changement climatique, l’auteur en fait « la première urgence ». C’est un chantier assurément tout aussi essentiel que la réduction des émissions. Mais l’approche est exclusivement techno-solutionniste. La résilience aux impacts des chocs climatiques est pourtant aussi affaire de plus ou moins grande pauvreté, de plus ou moins grande solidarité.

Bruno Le Maire a néanmoins raison sur deux points. D’abord, la décarbonation accélérée de notre économie pourrait constituer un « vrai projet de société », pour la France et pour l’Europe. La reconstruction et la paix étaient le défi à l’origine de l’Union. « La bascule vers un modèle économique durable » pourrait être son nouveau projet politique.

Bruno Le Maire met en œuvre un programme de restriction budgétaire contradictoire avec les besoins nationaux d’investissement pour l’écologie

Ensuite – et c’est le leitmotiv du ministre de l’Economie – il faut « reprendre à marche forcée le chemin de notre indépendance ». Les Etats-Unis et la Chine investissent à tour de bras dans les technologies décarbonées et protègent leurs marchés. L’Europe doit en faire autant. « Qu’attendons-nous pour exiger une part de contenu européen dans tous les appels d’offres du marché intérieur pour des équipements en infrastructures ? »

L’atteinte des objectifs climatiques que la France s’est donnée nécessite enfin un accroissement très conséquent des financements, publics notamment. Bruno Le Maire le sait mais botte en touche. Il met en œuvre un programme de restriction budgétaire contradictoire avec les besoins nationaux d’investissement tout en appelant à l’émission de dette publique européenne pour le climat, comme cela a été fait pour le Covid. Il refuse l’idée de taxer les riches en France pour financer la transition, mais en accepterait le principe si cela était décidé au niveau des Vingt-Sept. Il faut au moins se réjouir de voir ces deux idées faire leur trou dans le débat politique.

Antoine de Ravignan

 

4/ Production, innovation : les mauvaises solutions

« Produire, produire, produire : voilà le combat essentiel que la France doit livrer pour garantir sa prospérité. » (p. 83)

L’idée du ministre n’est pas tant ici de se mettre à produire n’importe quoi du moment que cela entretient la croissance mais, dans un esprit mercantiliste, de réduire notre dépendance aux importations. « Nous étions dépendants des chaînes de production étrangères, nous devons reconstruire notre indépendance » (p. 84). Les travaux du chercheur Vincent Vicard ont montré que les multinationales françaises délocalisent production et emplois bien plus que celles des autres pays. On attend avec intérêt la prochaine déclaration publique du ministre remettant en cause cette stratégie afin de regagner notre indépendance…

Sur quels types de biens et services en particulier devons-nous agir ? « Dans les domaines que nous estimons critiques – la santé, les énergies renouvelables, le nucléaire – ou stratégiques – le calcul quantique, l’intelligence artificielle, le spatial – ou sur lesquels nous pouvons faire la différence – l’agriculture, l’industrie créative » (p. 85). Comment faire ?

Bruno Le Maire avance d’abord quatre pistes : réduire les impôts de production, simplifier les normes, former, libérer le foncier pour les usines. Sur le dernier point, c’est déjà le cas. La formation ne donne que des résultats à long terme. Sur la simplification des normes, les données présentées par Isabel Schnabel de la Banque centrale européenne montrent que les filiales des multinationales américaines établies en Europe affichent des gains de productivité liés aux TIC bien plus élevés que leurs concurrentes européennes, alors qu’elles évoluent dans le même cadre réglementaire…

Et sur les impôts de production, on a du mal à comprendre l’obsession du ministre sur cette fiscalité qui expliquerait à elle seule le manque de compétitivité de la France. S’il voulait comparer le régime alimentaire des Français avec ceux des autres pays, est-ce qu’il comparerait uniquement les consommations de chocolat ?

Non, il faut prendre tous les prélèvements sur les entreprises et retirer tout ce que l’Etat leur distribue. Les calculs de la chercheuse Anne-Laure Delatte montrent que la France prélève plus que la moyenne européenne, mais l’écart a été divisé par quatre depuis 1995. Avec quel effet sur le déficit commercial ? Il n’a pas cessé de grimper !

Booster les firmes françaises aux stéroïdes fiscaux ne les rend pas plus fortes. Car leur problème principal est le manque d’innovation. A cet égard, le ministre souligne bien le manque d’investissement privé en R&D (p. 101), mais la seule conclusion qu’il en tire est qu’il faut moins de dépenses publiques ! Il ne livre par contre aucun commentaire sur l’effondrement de la contribution à la croissance de la productivité du capital, ni sur la baisse de la productivité globale des facteurs ces dernières années. En ce domaine, le ministre passe à côté des sujets clés.

Christian Chavagneux

 

5/ Les emprunts publics ne servent-ils vraiment à rien ?

« Cette crémaillère de la dette ne nous mènera vers aucun sommet, mais vers un abîme. » (p. 123)

Il y a déjà une forme de culot, de la part d’un ministre de l’Economie qui affiche plus de 10 points de PIB de déficit budgétaire en deux ans, de nous réclamer de faire attention à la progression de la dette ! Et comment concilier l’affirmation selon laquelle la dette n’est pas mauvaise en soi (p. 114) et le fait que le paiement des intérêts de la dette représente une dépense inutile (p. 115) ?

Les emprunts auxquels la France souscrit ne finissent pas sous un matelas : ils contribuent à l’intervention de la puissance publique dans l’économie et au soutien qu’elle lui apporte, en produisant des services publics, de la protection sociale, de l’investissement public, etc. S’engager dans une stratégie d’accélération du désendettement de la France aurait des effets déflationnistes forts.

Bruno Le Maire avance l’argument traditionnel selon lequel « une nation endettée est une nation dépendante de ses créanciers » qui nous imposeraient leurs choix économiques. Mais, comme toujours de la part des défenseurs de cet argument, aucun exemple concret n’est donné

Mais peut-être le prix est-il trop important à payer ? Selon l’Insee, le ratio des intérêts de la dette sur PIB s’établissait à 1,8 % à la fin de l’an dernier, bien en dessous de sa moyenne historique (1980-2023) de 2,4 points. De leur côté, les agences de notation regardent plus spécifiquement le poids de la charge de la dette dans le total des recettes fiscales et s’inquiètent lorsque l’on s’approche des 5 %. Cela fait maintenant 10 ans que la France est sous ce ratio qui se situait à 3,4 % l’an dernier. La Banque centrale européenne devrait entamer sa politique de baisse des taux à partir de l’été, ce qui contribuera à réduire le coût des emprunts publics pour les années à venir.

Le ministre avance aussi l’argument traditionnel selon lequel « une nation endettée est une nation dépendante de ses créanciers » (p. 118) qui nous imposeraient leurs choix économiques. Mais, comme toujours de la part des défenseurs de cet argument, aucun exemple concret n’est donné. Parmi nos créanciers importants, on trouve par exemple Axa ou la Banque du Japon : quand nous ont-ils imposé une politique économique et laquelle ? Lionel Jospin a fait les 35 heures et Emmanuel Macron la baisse des impôts en faveur des plus riches parce qu’ils le voulaient et cela n’a rien changé aux rapports que nous entretenons avec nos créanciers.

Oui, la France affiche des déficits budgétaires constants depuis le milieu des années 1970. Sans bénéficier du privilège du dollar, elle les finance sans aucun souci. Quel est le pays le plus fort : celui qui épargne massivement ou celui qui, à l’instar des Etats-Unis, peut vivre pendant des décennies avec l’épargne des autres ?

Cela ne veut pas dire pour autant que les arbres peuvent monter jusqu’au ciel. Avec 5,1 % de déficit public annoncé pour cette année après 5,5 % l’an dernier, les comptes publics français commencent à déraper. L’effort à réaliser pour les maîtriser par les dépenses – au moins 50 milliards d’euros à l’horizon 2027 selon la Cour des comptes – est trop fort et impossible à tenir politiquement. Si le ministre était réellement soucieux d’avancer vers la maîtrise de nos déficits, il devrait réfléchir aux pistes fiscales adéquates. Pas un mot sur le sujet tant son poujadisme fiscal l’aveugle.

Ch. Ch.

 

6/ L’impasse identitaire de Bruno Le Maire

« Une nation qui avait 5 % d’immigrés dans sa population en 1950 et qui en compte désormais 10 %, sans jamais avoir eu son mot à dire, nation toujours fière, généreuse, ouverte et solide, mais qui se prend à douter : qui suis-je ? » (p. 132)

Dans ce chapitre consacré à « l’identité » – apparemment nécessairement nationale pour le ministre –, Bruno Le Maire marche dans les pas du Rassemblement national.

La part des immigrés dans la population a augmenté, passant de 5 % en 1950 à 10 % aujourd’hui, dit-il. C’est exact. Mais le ministre de l’Economie oppose au « nous » de l’identité nationale, l’irréductible altérité d’un « eux », sous-entendant que les immigrés sont des étrangers (alors que 35 % d’entre eux ont acquis la nationalité française) et qu’ils sont tous extra-européens (or 32 % des immigrés sont d’origine européenne).

Loin d’être une évolution linéaire inéluctable que les Français auraient subie, « sans avoir jamais leur mot à dire », la part croissante des immigrés dans la population s’explique par au moins trois facteurs. Après la Deuxième guerre mondiale, l’immigration connaît une forte croissance (+2,3 % par an en moyenne entre 1946 et 1975). Pour reconstruire le pays, les différents gouvernements font venir de territoires que la France a colonisés, une main-d’œuvre à bas coût qui vit dans des conditions souvent indignes. Cette politique est consciente et délibérée.

Deuxième facteur, le respect de textes internationaux (convention européenne des droits de l’homme, signée en 1950 et ratifiée par la France en 1974, convention de Genève sur les réfugiés de 1951, notamment). Ils permettent une migration familiale et de refuge, en conformité avec des exigences démocratiques et humanistes qui n’ont rien d’aberrant pour un pays qui se targue d’être celui « des droits de l’homme ».

Enfin, après avoir stagné entre 1975 et 1999, l’immigration augmente à nouveau en France (+2,1 % par an en moyenne) à partir de 2000 comme… partout dans le monde ! La croissance de la population française est moindre que durant les « Trente Glorieuses » (0,5 % par an en moyenne), la part de la population immigrée dans la population française croît donc plus rapidement.

Le ministre ne semble pas non plus lire les publications de ses propres services (la Dares) ni celles du très officiel Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Il écrit en effet : « Les dépossédés2, ce sont les agriculteurs qui voient tomber année après année les nouvelles normes européennes en même temps que leur revenu, les ouvriers qui commencent seulement à relever la tête, les employés dont le salaire net ne progresse pas suffisamment, les aides-soignantes à qui on demande toujours davantage mais qui ne comprennent plus le sens de leur métier » (p. 132).

Reprenant une rhétorique de l’extrême droite qui oppose les Français blancs des classes populaires aux immigrés, il occulte une réalité sociale pourtant avérée : les immigrés se retrouvent dans toutes les classes sociales, dont les classes populaires, et… ils travaillent. Ils occupent un emploi sur dix, notamment dans les métiers les moins qualifiés. Près de 40 % des hommes immigrés nés hors de l’UE et en emploi sont ouvriers, et 31 % des femmes sont employées peu qualifiées, nous rappelle l’Insee.

Les immigrés extra-européens sont surreprésentés dans certains secteurs : parmi les hommes, 17 % travaillent dans la construction, contre 10 % des hommes qui ne sont ni immigrés ni descendants d’immigrés ; parmi les femmes, 16 % travaillent dans les services aux entreprises (ménage…), contre 10 % des femmes en emploi qui ne sont ni immigrées ni descendantes d’immigrés.

Face au sentiment de déclassement des classes populaires et d’une partie des classes moyennes, Bruno Le Maire ne propose rien de concret, si ce n’est des antiennes réactionnaires : distiller une parole xénophobe aux relents nauséabonds, rétablir l’autorité de l’Etat, imposer une vision stricte de la laïcité, contre la liberté religieuse et vestimentaire, et lutter contre la drogue. Bref, une opération séduction à droite toute, au mépris des réalités sociales.

Céline Mouzon

 

https://www.alternatives-economiques.fr/bruno-maire-sarrange-realite-dernier-livre/00110370

Fact-checking

 

Comment Bruno Le Maire s’arrange avec la réalité dans son dernier livre

Le 22 Avril 2024 15 min

Dans « La voie française », le ministre de l’Economie vante son bilan sans retenue, quitte à multiplier les erreurs. Graphiques à l’appui, nous en avons décortiqué six, entre mauvaise foi et fake news assumées.

 

PHOTO : Nadia Diz Grana

Bruno Le Maire, notre ministre de l’Economie et des Finances, vient de publier un livre important (La voie française, Flammarion) dans lequel il propose un bilan de son action au pouvoir depuis sept ans ainsi qu’un ensemble de propositions de réformes. A Alternatives Economiques, nous avons décidé de prendre ce livre très au sérieux. Loin des petites phrases et des commentaires rapides, pas moins de sept expertes et experts de notre rédaction ont lu l’ouvrage dans le détail.

On ne s’appesantira pas ici sur les nombreuses petites contradictions de la prose ministérielle. Comme ce mélange entre un discours d’humilité (un ministre n’arrive jamais à changer grand-chose, p. 20) et le panégyrique glorifiant de tous les changements géniaux advenus grâce aux gouvernements Macron. Ou encore cet appel à défendre « notre langue contre la facilité des anglicismes » (p. 18) avant de qualifier (p. 30) l’Union européenne d’« irrelevant » ou de parler de « the elephant in the room » !

Nous ne cachons pas que nous avons quelques points d’accord avec le ministre. Par exemple quand il dénonce l’affaiblissement d’une Union européenne qui ne doit pas se résumer « à une foire de consommateurs et de marchands », qu’il déplore son retard vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine, réclame plus de souveraineté européenne et suggère un Buy European Act (p. 90). Nous suivons également le ministre lorsqu’il veut donner plus de poids aux salariés dans les conseils d’administration (p. 55) et veut en finir avec le management vertical pour octroyer plus de place et d’autonomie aux salariés dans l’organisation de leur poste de travail (pp. 61-62).

 

Mais nous sommes critiques sur le reste. Sur le bilan faussé, quand il n’est pas factuellement faux, de ses sept années de pouvoir ; sur les propositions de transformation de notre modèle économique et social qui nous enverraient, nous voulons le démontrer, dans le mur. Et nous ne transigeons pas avec un ministre macronien qui flirte de manière appuyée avec l’extrême droite en décrivant la France comme « une nation qui avait 5 % d’immigrés dans sa population en 1950 et qui en compte désormais 10 %, sans jamais avoir eu son mot à dire » (p. 132), qui glorifie d’un bout à l’autre un roman national et un « esprit français ».

Le ministre avance quantité de prises de position dans ce livre, quelques fois en une phrase, quelques fois en argumentant. Nous avons choisi de retenir les affirmations les plus fortes et les plus fausses, en apportant la contradiction pour nourrir le débat démocratique. Car il n’y a, jamais, quoique laisse supposer le ton péremptoire du livre, une seule façon de voir l’économie.

Christian Chavagneux

 

1/ Non, Paris n’est pas la première place financière d’Europe

« En 2017, qui aurait pensé que nous réussirions notre pari de faire de la place financière de Paris la première place financière d’Europe ? Pari tenu » (p. 12).

Il y a bien évidemment plusieurs manières de mesurer le poids des différents centres financiers. Mais aucune ne classe la France en tête en Europe.

Le think tank britannique Z/Yen s’est imposé comme le compilateur de différentes données aboutissant à l’établissement d’un indice général permettant de comparer les places financières dans le monde. Son dernier classement place Londres et Genève largement devant Paris. Peut-être le ministre voulait-il dire Union européenne lorsqu’il parlait de l’Europe ? Au grand dam de Bercy, toujours en rivalité jalouse vis-à-vis de nos partenaires allemands, Francfort devance la capitale hexagonale et c’était déjà le cas dans le classement de l’an dernier.

Pour autant, ce genre d’indice très général ne nous dit pas grand-chose de concret sur la qualité de la spécialisation des différentes places. Quand on y regarde de plus près, la France est bien loin d’occuper le podium. Signe de sa grande compétitivité, le Royaume-Uni est largement en tête au niveau mondial en matière d’exportations nettes de services financiers et, en Europe continentale, le Luxembourg et l’Allemagne restent largement devant l’Hexagone.

S’il y a une chose dont la France peut s’enorgueillir, c’est de concentrer sur son sol quatre banques systémiques

Il y a bien un indicateur qui nous place en tête en Europe : BNP Paribas est la plus grande banque du Vieux Continent, par le total des actifs ou par la capitalisation boursière. De manière plus générale, la France peut même s’enorgueillir de concentrer sur son sol quatre banques systémiques, c’est-à-dire susceptibles de créer une crise d’envergure en cas de problème. Mais ce n’est pas le genre d’information que le ministre souhaite mettre en avant !

Ch. Ch.

 

2/ La désindustrialisation n’est pas encore un mauvais souvenir

« La désindustrialisation semblait inéluctable, elle est stoppée ; les friches industrielles étaient le visage de fer et de béton de notre déclin, elles reprennent vie partout sur le territoire » (p. 13).

Quand il s’agit de vanter son action sur le front industriel, Bruno Le Maire a le lyrisme facile. Au point d’aller un peu vite en besogne et d’embellir les chiffres. « En sept ans, nous avons créé 100 000 emplois industriels, ouvert 600 usines », s’enorgueillit-il. Certes, 133 000 emplois équivalent temps plein ont été créés dans l’industrie manufacturière entre début 2017 et fin 2023, soit une hausse de 5,7 % de ses effectifs : une performance notable. L’hémorragie que connaissait le secteur semble enrayée depuis la mi-2018. Mais 57 % de ces créations d’emplois sont imputables au seul secteur de l’agroalimentaire, ce qui relativise l’ampleur de ce renouveau.

Quant aux usines, le bilan apparaît gonflé : le solde net des ouvertures et fermetures de sites industriels s’établit à 333 unités depuis début 2017, selon le spécialiste de la veille et de l’information économique Trendeo. Là encore, ce résultat tranche avec le passé, qui voyait le mouvement des fermetures l’emporter. Mais ce retournement avait déjà commencé sous la présidence de François Hollande… Difficile de ne pas lui en faire au moins en partie crédit.

D’autres indicateurs dessinent un tableau plus nuancé. L’industrie française a retrouvé son niveau de production de 2015 en avril 2023, mais elle fait du quasi-surplace depuis lors. Pas de quoi s’échauffer donc, même si ce résultat apparaît meilleur que la moyenne de la zone euro, et de l’Allemagne et de l’Italie en particulier.

Dernier juge de paix : la part de l’industrie manufacturière dans la richesse créée par le pays. La valeur ajoutée dégagée par le secteur a représenté un petit 9,5 % au dernier trimestre 2023, en baisse de 0,3 point par rapport au trimestre précédent. Surtout, ce chiffre reste inférieur aux 9,9 % observés avant le Covid. Signe que l’industrie continue de croître à un rythme moins rapide que le reste de l’économie… « La route est encore longue, qui fera de nouveau de la France une grande nation de production, fidèle à son histoire et à son génie », concède avec emphase Bruno Le Maire. C’est le moins qu’on puisse dire.

Marc Chevallier

 

3/ Les inégalités et la pauvreté loin d’être contenues

« Là, on vous expliquera que les inégalités explosent en France, que le taux de pauvreté ne cesse de progresser et que, naturellement, les plus riches sont premiers responsables de cet état de fait ; par conséquent il faut les taxer davantage, tout ira mieux. (…) Et peu importe que la France soit un des seuls pays développés à avoir contenu l’explosion des inégalités grâce à son modèle social parmi les plus redistributifs au monde, peu importe que le taux de pauvreté soit contenu (…) : les faits ne comptent pas, tant qu’ils ne servent pas la cause idéologique qu’ils doivent défendre » (pp. 146 et 147).

On se sentirait presque visé, à Alternatives Economiques, à la lecture de ce paragraphe signé Bruno Le Maire. Avouons-le : il est vrai que l’on dénonce souvent la hausse des inégalités et de la pauvreté. Pire, on appelle ouvertement à taxer les plus hauts revenus, comme on l’a encore fait récemment, en couverture de notre numéro d’avril. Pas par idéologie, cependant, mais parce que les faits sont têtus.

On connaît actuellement en France l’un des niveaux d’inégalités les plus élevés enregistrés depuis 1996

Pour s’en convaincre, le mieux est de s’appuyer sur les sources qui font référence. Dans sa dernière publication en date sur le sujet, l’Insee, l’Institut national de la statistique et des études économiques (on ne peut pas faire plus officiel) titre explicitement : « En 2021, les inégalités et la pauvreté augmentent. » Et si on lit cette note dans le détail, on apprend qu’elles augmentent « nettement ». En réalité, comme le montre le graphique ci-dessous, on se rapproche du pic enregistré en 2011 : on connaît donc actuellement en France l’un des niveaux d’inégalités les plus élevés enregistrés depuis 1996.

 

L’Indice de Gini varie de 0 à 1. 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité totale (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien).

Source : Insee 

Concernant la pauvreté, le record a été battu en valeur absolue : 9,1 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en 2021. Il n’y a jamais eu autant de pauvres en France depuis vingt-cinq ans, c’est-à-dire aussi loin que l’on calcule la pauvreté de cette façon ! Si l’on rapporte ce nombre à la population, le taux de pauvreté culmine à 14,5 %, ce qui constitue un co-record (avec 2018) depuis 1996.

Le ministre a raison de dire que notre modèle social est très redistributif. Sans impôts ni prestations sociales, la situation serait bien pire. Mais cela ne nous place pas pour autant sur le podium des pays les moins inégalitaires. En réalité, la France est dans une situation intermédiaire quand on la compare aux autres pays riches. Selon les données de l’OCDE, la France affichait un indice de Gini de 0,298 en 2021 (plus cet indice est élevé, plus les inégalités sont fortes). Tout juste la moyenne, mais loin derrière les pays scandinaves…

Page 64, Bruno Le Maire précise sa pensée : il concède que les inégalités de patrimoine sont fortes – ce qui n’est pas faux –, mais juge que les inégalités de revenus sont réduites dans notre pays – et là, il fait une grossière erreur. Les 10 % les plus riches en France captent près du quart de l’ensemble des revenus, presque huit fois plus que les 10 % les plus pauvres, comme le pointe l’Observatoire des inégalités. En réalité, les inégalités de revenus primaires, c’est-à-dire avant transferts sociaux, sont très fortes en France.

Si on regarde le coefficient de Gini avant redistribution, la France est le quatrième pays le plus inégalitaire d’Europe, selon Eurostat, derrière la Bulgarie, la Lituanie et l’Irlande. En résumé, oui, notre modèle social est très redistributif, mais comme on part d’une situation initiale catastrophique, il arrive tout juste à nous ramener dans la moyenne.

Laurent Jeanneau

 

4/ Salaires : l’agrégat bien commode de Bruno Le Maire

« Là, [à l’extrême gauche], on prétendra que la répartition entre la rémunération du capital et celle du travail n’a cessé de se déformer (…) Et peu importe [qu’elle] soit restée stable au cours des dernières années » (p. 147).

Défendant « l’éloge de la clarté », Bruno Le Maire dénonce le « piège des extrêmes » et refuse « leur narration biaisée de notre histoire ». A ce titre, il pointe du doigt l’extrême gauche, coupable selon lui de désinformation économique.

Certes, le ministre de l’Economie a raison lorsqu’il avance que le partage de la valeur ajoutée est stable. Depuis une dizaine d’années, les salariés captent, bon an mal an, autour de 58 % de la valeur ajoutée brute de l’économie française. Si la France a effectivement connu une déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salaires, elle est ancienne (entre 1982 et 1994). Entre ces deux dates, la part des salariés dans le partage de la richesse créée a baissé de 5,5 points de pourcentage. Sans ce recul, les salariés se seraient partagé 130 milliards d’euros de plus en 2022.

Mais même si cet agrégat est stable depuis vingt ans (la dernière donnée date de 2022), cela ne suffit pas à évacuer les récriminations des salariés qui estiment que leur part du gâteau est insuffisante, notamment ces derniers mois. Dans une note récente, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) montre que le salaire moyen réel par tête a diminué de 2,4 % au cours des quatre dernières années en raison de l’inflation. De leur côté, les entreprises ont, en moyenne, réussi à maintenir leur taux de marge à un niveau élevé en augmentant leurs prix de vente. Cela vaut notamment pour les entreprises du CAC 40, qui ont versé des dividendes à des hauteurs jamais vues.

Enfin, l’agrégat mobilisé par Bruno Le Maire mélange dans un même sac – celui des salaires – des situations très hétérogènes. Certes, en moyenne, le rapport interdécile1 des salaires nets est resté globalement stable ces dernières années : cela signifie que les 10 % des salaires les plus bas ont, en valeur relative, progressé au même rythme que les 10 % les plus élevés. Mais en euros sonnants et trébuchants, l’écart entre salariés mal payés et bien lotis s’est accru, et c’est en euros qu’on règle son loyer ou ses courses, pas en pourcentage. Bref, l’agrégat utilisé par Bruno Le Maire est incontestable, mais il est insuffisant pour apporter « la clarté » dont le ministre de l’Economie veut faire l’éloge.

Vincent Grimault

 

5/ La politique du gouvernement n’a pas fait décoller le taux d’activité

« Depuis 2017, la France a créé 2 millions d’emplois (...), le taux d’activité est à son plus haut depuis 1975. Pour obtenir ces résultats, il a fallu au président de la République et à sa majorité le courage de prendre des décisions » (p. 45).

Le taux d’activité des 15-64 ans atteint en effet 73,9 % en 2023. Il n’empêche, Bruno Le Maire n’a pas de quoi fanfaronner. Si on la compare aux autres pays européens, la France ne fait pas partie des meilleurs élèves. Et ce, en raison des faibles taux d’activité des seniors et des jeunes.

Par ailleurs, la hausse du taux d’emploi s’explique par des facteurs qui ne sont pas tous liés à la politique d’Emmanuel Macron : la rupture démographique d’abord, car moins d’entrées sur le marché du travail mènent à moins de besoins en créations d’emploi ; l’allongement de la durée du travail dû à la réforme Touraine ; le contexte macroéconomique favorable en zone euro jusqu’en 2019 via la réduction des contraintes budgétaires décidée par la Banque centrale européenne.

Allégements de cotisations peu créateurs d’emplois, contrats d’apprentissage coûteux, ubérisation du marché du travail… Les choix politiques du gouvernement sont contestables

A contrario, les choix politiques du gouvernement en matière d’emploi sont contestables. Les allégements de cotisations sur les salaires ne suscitent pas de créations d’emplois en masse, n’en déplaisent aux adeptes de la « réduction du coût du travail ».

Booster l’apprentissage a certes augmenté le taux d’emploi, mais il s’agit de contrats aidés très coûteux (20 milliards d’euros dans les poches des entreprises). Et cette politique a suscité des effets d’aubaine et des effets de substitution, si bien que la France n’a jamais compté autant d’apprentis très diplômés.

Cerise sur le gâteau, les emplois créés par le gouvernement sont aussi précaires. Depuis 2017, l’exécutif n’a de cesse d’encourager « l’ubérisation » du marché du travail, avec le développement du travail indépendant, s’opposant au passage au projet de régulation des plates-formes de travailleurs porté par les institutions européennes. Le nombre de microentrepreneurs a donc explosé, pour le plaisir des Uber et autres Deliveroo.

Audrey Fisné-Koch

 

6/ La croissance ne se conjugue malheureusement pas avec le climat

« Nous sommes parvenus à découpler la croissance de notre richesse et celle de nos émissions de CO2, apportant la preuve tangible que nous pouvions conjuguer croissance et climat » (p. 75).

S’agissant du réchauffement de l’atmosphère, Bruno Le Maire ne manque pas d’air. Progrès technique oblige, cela fait en réalité plus de trois décennies qu’en France, comme dans les autres pays développés, la croissance économique n’entraîne plus celle des émissions domestiques de gaz à effet de serre. Et depuis une vingtaine d’années, elles régressent franchement, tandis que le produit intérieur brut continue de progresser.

Par ailleurs, la deuxième moitié des années 2000 ne voit pas seulement l’enclenchement d’une dynamique de baisse des émissions, aidée à l’époque par une envolée des prix du pétrole. Elle marque aussi l’entrée dans une période de croissance économique plus lente (et plus chaotique). Ce qui relativise d’autant l’ampleur du découplage.

Enfin, la dynamique de ce découplage, bien que réelle, est très loin de démontrer que nous conjuguons actuellement croissance et climat. Pour que la France tienne ses objectifs climatiques, il faudrait que la baisse exceptionnelle de ses émissions réalisée en 2023 (– 4,8 %) – deux fois plus forte que la baisse annuelle entre 2019 et 2022 – soit soutenue chaque année d’ici à 2030 et au-delà, a averti le Haut Conseil pour le climat dans une lettre adressée le 2 avril au gouvernement.

Or, l’intendance ne suit pas. Et il n’est question ici que d’émissions territoriales, non d’empreinte carbone totale, c’est-à-dire prenant en compte l’impact climat des produits importés.

Antoine de Ravignan