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Une compagnie de théâtre privée de subventions pour « séparatisme »

La compagnie Arlette Moreau, basée à Poitiers, s’est vu refuser le renouvellement d’une subvention en raison de ses « engagements militants non conformes au respect des lois de la République », violant ainsi le contrat d’engagement républicain créé par la loi séparatisme. Elle a déposé un recours devant le tribunal administratif.

 

La préfecture de la région Nouvelle-Aquitaine a refusé de renouveler la subvention d’une compagnie de théâtre en raison d’« engagements militants non conformes au respect des lois de la République », estimés contraires à son « contrat d’engagement républicain », cet outil créé par la « loi séparatisme » de 2021.

Une décision que l’association visée, la compagnie Arlette Moreau, basée à Poitiers, a décidé de contester en déposant devant le tribunal administratif de Bordeaux un recours pour excès de pouvoir.

Fondée en 2015, la compagnie se revendique comme une troupe militante, dans le sens où elle entend, par ses représentations, « encourager un monde plus inclusif, plus vif et plus respectueux des droits du vivant », explique le recours déposé par ses avocats, Mes Anne Sevaux et Paul Mathonnet.

 

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Des comédiennes de la compagnie Arlette Moreau proposent aux passants « de l’urine de préfet », à Poitiers en octobre 2022. © Compagnie Arlette Moreau

Ses créations sont présentées sous la forme de théâtre de rue, de « théâtre de l’invisible », ou encore de « théâtre forum ». Jusqu’à cette année, les engagements de la compagnie ne semblaient pas déranger la préfecture. En 2021, sa direction régionale aux droits des femmes et à l’égalité (DRDFE) lui avait même accordé une subvention de 17 425 euros dans le cadre d’un appel à projets sur « l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Le projet financé par la préfecture de Nouvelle-Aquitaine est baptisé « Desopressor 3000 » et se présente sous la forme d’un « théâtre forum » durant lequel des passantes et passants sont invités à réagir à des situations d’oppression sexiste sous la forme d’un jeu interactif. La dernière représentation s’est tenue le samedi 16 septembre à Niort.

Le rapport d’activité […] fait état d’engagements militants non conformes au respect des lois de la République.

Le courrier de la DRDFE

Satisfaite de l’accueil réservé par le public, la compagnie explique, dans son dernier rapport d’activité, vouloir le décliner pour la saison en « douze mini-tournées ». « Nous constatons que la demande est déjà forte pour aller jouer en établissement scolaire », se réjouissait encore la troupe. Elle dépose donc, au mois de mai dernier, une nouvelle demande de subvention à la DRDFE, pour un montant de 16 000 euros, accompagnée de son rapport d’activité.

Malgré des contacts réguliers avec la DRDFE ne laissant en rien présager la décision à venir, les responsables de la compagnie ont eu la surprise de recevoir, le 21 juillet, une notification de refus de leur demande de subvention, motivée de manière lapidaire : « Le rapport d’activité ne fait pas le bilan des actions réalisées et financées […] mais fait état d’engagements militants non conformes au respect des lois de la République consigné dans le CER (contrat d’engagement républicain) et portant sur d’autres actions », écrit la préfecture.

Introduit par la loi séparatisme de 2021 et entré en vigueur en janvier 2022, le CER doit être signé par toute association qui s’engage ainsi à « respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine » et à « ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République ».

« Quand j’ai reçu la notification du refus, je suis resté bloqué devant l’écran de mon ordinateur durant trente minutes », se souvient Nicolas Hay, codirecteur artistique de la compagnie Arlette Moreau. « On travaillait sur ce projet main dans la main avec la DRDFE, qui nous avait assuré de son soutien financier et opérationnel. Le travail opérationnel avait d’ailleurs déjà débuté et nous avions déjà été contactés par des structures intéressées. Tout le monde avait envie de voir ce projet monté », poursuit-il.

 

La compagnie Arlette Moreau joue le Désopressor 3000 © Explore, le mag

Concernant l’accusation selon laquelle le rapport d’activité ne comporte pas d’informations sur les actions subventionnées, le document que Mediapart a pu consulter mentionne bien le « Desopressor 3000 ». Certes, le projet n’est pas particulièrement mis en avant et n’est détaillé qu’à la fin du rapport, après cinq autres projets. Mais il y est bien décrit sur un peu plus de trois pages – sur un total de dix-sept.

Restent les « engagements militants non conformes aux respects des lois de la République », qui violent donc le CER. Engagée, la troupe a effectivement produit d’autres projets pouvant être considérés comme militants, tels que celui développé avec l’association d’aide aux migrant·es La Cimade, afin d’informer sur les conditions de détention dans les centres de rétention administrative, ou encore l’organisation de stages en prison.

Mais l’avocat de la compagnie soupçonne un autre projet, présenté dès la deuxième page du rapport, d’avoir déclenché l’ire de la préfecture. Au mois d’octobre 2022, quatre comédiennes de la troupe ont installé un stand sur le marché du centre-ville de Poitiers en prétendant travailler pour la préfecture. Aux passant·es, elles expliquaient que l’eau étant réservée à une mégabassine destinée à l’arrosage du maïs, les habitant·es devaient s’habituer à boire de l’urine.

« Et elles expliquaient que, pour s’y habituer, le préfet mettait à leur disposition sa propre urine », complète Nicolas Hay. « Le but était de provoquer une réaction, d’inciter les gens à s’exprimer en pratiquant un humour potache qui permet de libérer la parole », explique encore le codirecteur artistique de la troupe.

Pour Me Paul Mathonnet, « les choses sont très claires ». « Le contrat d’engagement est clairement invoqué et la subvention est bien refusée en raison d’“engagements militants” », poursuit l’avocat, pour qui « le mouvement des antibassines est le seul rapport » avec d’autres refus de subventions déjà constatés.

Le « mouvement des antibassines » dans la ligne de mire des préfets.

Ce rejet s’inscrit en effet dans un contexte particulier. Il y a tout juste un an, le préfet de la Vienne avait déjà demandé le remboursement d’une subvention versée à l’antenne locale de l’association écologiste Alternatiba, accusée également d’avoir violé le CER en organisant un « atelier de désobéissance civile ». Cette décision a aussi fait l’objet d’un recours devant le tribunal administratif qui doit être examiné dans les mois à venir.

Par ailleurs, le 9 août dernier, Le Monde évoquait l’existence d’une « liste rouge » d’associations engagées dans la lutte contre les bassines dans la zone du plateau de Millevaches, après que le monde associatif s’était étonné du rejet d’un certain nombre de subventions à des associations.

Plus largement, le monde associatif dénonce une instrumentalisation croissante du CER dans un but de répression politique. D’abord utilisé contre « le séparatisme islamiste », le CER a depuis été à plusieurs reprises invoqué, mais souvent de manière informelle, sous la forme de reproches ou de menaces plus ou moins voilées.

Me Paul Mathonnet souligne ainsi la difficulté qu’ont bien souvent les associations à contester le rejet de demandes de subvention, les collectivités se gardant la plupart du temps d’invoquer directement le CER afin d’éviter un recours devant le tribunal administratif. « Nombre d’associations se voient retirer leurs subventions officiellement pour insuffisance de crédits », soupire l’avocat.

L’invocation explicite d’une violation du CER comme cause du rejet d’une demande de subvention, comme c’est le cas pour la compagnie Arlette Moreau, est donc particulièrement rare. « Cette fois, au moins, nous avons le vrai motif », se réjouit même Paul Mathonnet.

Contactée par Mediapart, la préfecture se contente de rappeler qu’« il n’y a pas de droit acquis à la subvention ». « Le choix de financer un projet se fait au regard des disponibilités financières et de la qualité des projets avec lesquels il est en concurrence. » Relancée sur le motif de ce rejet, sur la disposition du CER qui aurait été violée par la compagnie et sur les « engagements militants » qu’elle lui reproche, la préfecture indique n’avoir pas de commentaire à faire.

En attendant que son recours soit examiné, c’est la déception au sein de la compagnie Arlette Moreau. Même si son avenir n’est pas remis en cause, cela « plonge toute la structure dans une précarité importante », regrette Nicolas Hay. « Pour l’instant, il n’y a aucun salarié permanent. Cela nous aurait permis d’embaucher une personne. Cela met également en danger l’intermittence des comédiens », détaille le codirecteur artistique.