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En Inde, les infrastructures s’effondrent une à une

Plusieurs aéroports et des ponts se sont écroulés, notamment sous l’effet des précipitations, tandis que l’Inde construit à tout-va pour assurer son développement.

Par Carole Dieterich (New Delhi, correspondance)

 

Une partie du toit de l’aéroport de New Delhi effondrée après de fortes pluies, le 28 juin 2024.

 Une partie du toit de l’aéroport de New Delhi effondrée après de fortes pluies, le 28 juin 2024. SANCHIT KHANNA/HINDUSTAN TIMES/SIPA USA

 

L’accès au terminal 1 de l’aéroport de New Delhi a été bouclé. Des dizaines d’ouvriers casqués et vêtus de gilets orange fluorescents ont remplacé les passagers et leurs valises. L’habituel ballet des taxis a laissé place à celui des tractopelles et autres engins de chantier. Depuis le 28 juin, toutes les opérations sont suspendues. Ce jour-là, les premières pluies de la mousson ont provoqué l’effondrement d’un immense auvent, faisant huit blessés et un mort, alors que l’aéroport venait tout juste d’être rénové et inauguré fièrement par le premier ministre indien, Narendra Modi, le 10 mars.

Cet accident a provoqué l’indignation des Indiens et l’opposition n’a pas manqué de dénoncer la « négligence criminelle », évoquant des constructions de « mauvaise qualité » qui s’effondrent tels des « châteaux de cartes ». A travers le pays, les infrastructures tombent les unes après les autres. L’aéroport de Jabalpur, dans l’Etat du Madhya Pradesh, lui aussi fraîchement inauguré par M. Modi en mars, celui de Lucknow, dans l’Uttar Pradesh, ou encore celui de Rajkot, dans le Gujarat, ont également failli sous l’effet des précipitations, fin juin. Dans l’Etat du Bihar, quatorze ponts, dont certains n’étaient même pas terminés, se sont écroulés en l’espace d’un mois à peine, forçant les autorités locales à réagir. Quinze ingénieurs ont été suspendus, et une inspection de tous les vieux ponts de cette région du nord-est de l’Inde a été exigée.

 

Cette série de catastrophes jette le discrédit sur les ambitions du gouvernement de Narendra Modi. Les nationalistes hindous, au pouvoir depuis 2014, bâtissent à un rythme effréné. Routes, aéroports, ponts, modernisation du réseau ferroviaire… Coûte que coûte, le gouvernement veut rattraper le retard de l’Inde en la matière. La cinquième puissance économique mondiale manque encore d’infrastructures pour assurer son développement et assouvir ses ambitions. Le premier ministre a promis qu’il ferait de l’Inde un pays développé à l’horizon 2047.

Les dépenses annuelles moyennes du gouvernement en matière d’infrastructures se sont établies à 5,1 % du PIB entre 2020 et 2021 et entre 2023 et 2024. « Selon l’indice de performance logistique de la Banque mondiale, le classement de l’Inde en matière d’infrastructures est meilleur que celui de nombreux pays plus riches », précise Suyash Rai, chercheur et directeur adjoint de Carnegie India, un groupe de réflexion, soulignant les progrès réalisés sur ce front. L’Inde se classe ainsi devant la Hongrie ou la Croatie. « Au cours des dernières décennies, le pays a investi massivement, mais beaucoup d’infrastructures se trouvent déjà en piteux état, car il faut les maintenir, et le budget ne contient généralement pas de provision à cet effet », souligne M. Rai.

Tunnel routier systématiquement inondé

Depuis 2014, le budget consacré au transport routier et aux autoroutes « a augmenté de 500 % », affirment les autorités. En 2020-2021, le gouvernement a construit l’équivalent de 37 kilomètres d’autoroutes par jour. Le réseau de routes nationales est passé de 91 287 kilomètres en 2014 à 146 145 kilomètres en 2023. En dix ans, le nombre d’aéroports a plus que doublé, de 74 à 158. Le pays devrait en compter 300 d’ici à 2047.

La construction des infrastructures offre des gains politiques certains. « Les gouvernements, que ce soit l’Etat central ou les Etats fédérés, construisent des infrastructures dans l’urgence avec pour objectif d’en récolter des dividendes électoraux », souligne Niranjan Sahoo, chercheur à l’Observer Research Foundation, un centre de réflexion installé à Delhi. Durant la campagne des élections législatives, qui se sont achevées le 1er juin, Narendra Modi a enchaîné les cérémonies d’inauguration, faisant de la modernisation du pays l’un des arguments phares de sa campagne. « Le premier ministre n’a cessé de vanter la connectivité routière, la modernisation des trains pour vendre du rêve à la classe moyenne urbaine, lui montrer ce qui est fait pour améliorer son quotidien et pour faire évoluer l’Inde », poursuit M. Sahoo.

Le dirigeant nationaliste hindou ne manque jamais une occasion de poser la première pierre d’un édifice ou d’en inaugurer un autre, parfois même avant qu’il ne soit terminé, si le calendrier électoral l’exige. Le premier ministre a ainsi organisé la cérémonie d’inauguration du temple hautement politique à la gloire du dieu Ram à Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, le 22 janvier, avant même que le complexe soit achevé. « Ce projet d’infrastructure extravagant du Parti du peuple indien de M. Modi a été construit dans la précipitation avant les élections. Et là, aux premières pluies, il est inondé », rappelle M. Sahoo.

 

Le centre de convention situé à Pragati Maidan, à New Delhi, tout juste sorti de terre pour le sommet du G20 en septembre 2023, a, lui aussi, été inondé avant même l’arrivée des premiers délégués. Le tunnel routier construit aux abords de ce complexe prend l’eau à chaque fois qu’il pleut. Les pluies de la mousson, devenues erratiques sous l’effet du changement climatique, aggravent le problème et nécessitent de futures infrastructures résilientes. L’expansion de la capitale, dont la superficie a presque doublé en trente ans, s’est faite sans tenir compte de sa topographie, estiment les urbanistes. « Aucune attention n’est prêtée à la conception des infrastructures et les processus d’appels d’offres ne font pas l’objet d’un examen minutieux. La primauté est donnée aux projets les moins chers », abonde Niranjan Sahoo.

« Pourriture de notre système »

Ces incidents en cascade sont des signes d’« échec de la gouvernance », de « pourriture de notre système », dénonce le quotidien de langue anglaise Deccan Herald dans son éditorial du 11 juillet. Il rappelle ainsi que l’effondrement d’un pont à Morbi, dans le Gujarat, quatre jours après sa réouverture, suite à des travaux, avait causé la mort de cent quarante personnes en 2022. L’entreprise chargée des travaux, Ajanta Manufacturing, une filiale du groupe Oreva, plus connu pour ses horloges que pour ses interventions sur des infrastructures, est accusée de négligence. « Les connexions entre les entreprises et les responsables politiques sont profondes et l’on ne peut exclure la corruption à grande échelle », pointe M. Sahoo. Les entreprises d’infrastructures ont d’ailleurs largement financé les partis politiques depuis 2019 dans le cadre d’un mécanisme opaque inventé par Narendra Modi et aboli en 2024 par la Cour suprême indienne.

Pas de quoi ralentir le premier ministre, qui se trouvait encore, samedi 13 juillet, à Bombay, dans le Maharashtra, pour inaugurer de nouveaux quais de gare, une route et une infrastructure portuaire. Il a profité du déplacement pour poser la première pierre de deux tunnels routiers. Une frénésie qui lui a valu d’être surnommé l’« inaugurateur en chef » par l’opposition. Et M. Modi n’entend pas s’arrêter là : il a d’ores et déjà annoncé que l’Inde serait candidate à l’organisation des Jeux olympiques de 2036.