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« ... se sauver du capitalisme et de sa logique mortifère »


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Jézabel Couppey-Soubeyran : « C’est par la transformation de l’Etat et de la monnaie que l’on pourrait se sauver du capitalisme et de sa logique mortifère »

Chronique

auteur

Jézabel Couppey-Soubeyran

Maîtresse de conférences d’économie à l’université Paris-I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen

Alors que le capitalisme a mis la main sur les deux institutions les plus fondamentales de nos sociétés modernes, l’Etat et la monnaie, l’économiste plaide, dans sa chronique, pour reprendre la main sur ces deux piliers.

 

Publié aujourd’hui à 05h30, modifié à 05h30 Temps de Lecture 3 min.

La récente investiture du libertarien Javier Milei à la présidence de l’Argentine fait partie des monstruosités politiques dont le monde en polycrise va vraisemblablement continuer d’accoucher. Le nouveau président réfrène déjà cependant l’anarcho-capitalisme, sans Etat ni banque centrale, dont il se revendiquait. A raison, si l’on peut dire, car il se serait privé des deux leviers institutionnels fondamentaux par lesquels le capitalisme se relève de ses crises.

 

 

Le secours de l’Etat et la mobilisation du pouvoir monétaire de la banque centrale ne sont effectivement pas de simples béquilles du capitalisme contemporain, mais de puissants leviers de transformation par lesquels s’est jusqu’ici opérée sa mutation à chacune de ses crises. Le capitalisme engendre des crises dans lesquelles il se renouvelle, s’adapte, pour à chaque fois s’approfondir et faire germer les ingrédients de sa prochaine mutation lorsque surviendra la crise suivante, qui fera craindre ou espérer – c’est selon – son effondrement, mais lui fournira à nouveau de quoi muter ou s’approfondir.

 

Ainsi, après la grande dépression des années 1930 et la seconde guerre mondiale, le capitalisme avait su se réinventer par un mode de régulation fordiste, caractérisé par un relatif compromis dans le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail, un Etat protecteur et une monnaie de crédit au service du financement de la production. Avec la crise inflationniste des années 1970, il ne s’est pas effondré, mais a muté vers sa version financiarisée : le titre financier a largement remplacé la marchandise dans le processus d’accumulation, la création de valeur actionnariale et l’attente de rentabilité financière sont venues dégrader la condition salariale, l’instabilité financière et l’instabilité économique se sont entremêlées, et le processus d’accumulation s’est poursuivi sans conscience des limites planétaires.

« Facteurs antagonistes »

Ce capitalisme financiarisé ne s’est pas effondré avec la crise de 2007-2008. Au contraire, il en est ressorti gonflé à bloc – la valeur totale des actifs accumulés au bilan des institutions financières du système financier a doublé depuis 2008 –, augmenté d’un capitalisme numérique qui n’a fait qu’accentuer la concentration du capital, la faiblesse des gains de productivité et la dévalorisation de la force de travail.

Pourquoi l’effondrement du capitalisme que prédisait Marx n’est-il pas venu ? Parce que des « facteurs antagonistes » (comme les appelle l’auteur du Capital dans le livre III) y font contrepoids en ralentissant la baisse du taux de profit. Réformes du marché du travail et du système de retraites, ubérisation, cryptomonnaies en sont la version contemporaine.

 

 

Mais, avec le recul historique, on mesure que c’est aussi parce que, dans ses crises, le capitalisme a mis la main sur les deux institutions les plus fondamentales de nos sociétés modernes, l’Etat et la monnaie. C’est dans la puissance de transformation de ces deux institutions que le capitalisme puise sa résilience. Il est sorti de sa crise inflationniste des années 1970 et s’est réinventé par la financiarisation, non pas en éloignant l’Etat mais en le mettant à son service, à travers l’installation d’un interventionnisme promarché à l’échelle mondiale, comme l’expliquait Quinn Slobodian dans Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Seuil, 2022), refaçonnant ainsi totalement l’ordre social. C’est ensuite en s’appropriant le pouvoir monétaire de la banque centrale, tout entier tourné vers son sauvetage, que le capitalisme financier est parvenu à s’approfondir à l’issue de la crise financière.

 

L’heure de l’extrême-onction

La polycrise, notion popularisée ces dernières années par l’historien britannique Adam Tooze pour désigner cet état du système où les crises économique, sociale, institutionnelle, géopolitique, écologique, s’entremêlent et s’entretiennent, y change-t-elle quelque chose ? D’aucuns y voient le stade ultime de l’autodestruction du capitalisme, l’heure de l’extrême-onction avant l’effondrement. C’est sans doute sous-estimer sa capacité renouvelée de trouver à la mesure des crises qu’il engendre de quoi se prolonger. Dans le chaos bouillonnant de ces dérèglements entrelacés émerge un « capitalisme vert », où le capital va trouver à s’approprier les subventions publiques et le pouvoir de la monnaie, et où le domaine de la marchandise est en passe de s’étendre à la nature : les solutions de marché (quotas et compensations carbone, etc.) conservent la préférence des décideurs publics et privés.

 

 

 

Pourtant, avec six des neuf limites planétaires déjà franchies, se trouve radicalement remise en cause l’idée même d’accumulation illimitée, dont la poursuite caractérise justement le capitalisme. La mutation est urgente et possible. Car les leviers par lesquels le système assure sa survie sont aussi ceux qui permettraient de le dépasser. C’est par la transformation de l’Etat et de la monnaie que l’on pourrait non plus sauver le capitalisme, mais se sauver du capitalisme et de sa logique mortifère d’accumulation sans limites. Il s’agirait en tout cas de reprendre la main sur ces deux institutions. L’Etat peut (re) devenir un Etat social, protecteur, redistributeur, et producteur de services publics, meilleur rempart contre la précarité et les inégalités. L’institution monétaire peut être remodelée, réencastrée dans la société pour servir un projet de société qui ne soit plus celui de l’accumulation, mais d’une bifurcation sociale-écologique garante du respect des limites planétaires et de la dignité humaine. N’est-ce pas l’heure des bons vœux ?

 

Jézabel Couppey-Soubeyran(Maîtresse de conférences d’économie à l’université Paris-I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen)