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« Syndrome de La Havane », l’étrange mal des espions et diplomates nord-américains

« Syndrome de La Havane », l’étrange mal des espions et diplomates nord-américains
Le Monde - m-le-mag - vendredi 3 juin 2022

 

Maux de tête, vertiges, immense fatigue… Depuis 2016, de mystérieux troubles neurologiques se diffusent chez les diplomates et les membres des services secrets des Etats-Unis et du Canada. Malgré l’absence de preuves publiques, Ottawa et Washington soupçonnent fortement la Russie d’être à l’œuvre en utilisant une arme à micro-ondes.

 

Marc Polymeropoulos n’est pas fou. Il se dit certain d’avoir été victime d’une « attaque mystérieuse ». Sinon, comment expliquer la perte de sa vision de loin, qui l’empêche de conduire ? Les migraines infernales ? Les vertiges ? En décembre 2017, il a séjourné dix jours à Moscou, en déplacement professionnel. Un voyage de routine, en théorie. Le quadragénaire américain, chef adjoint des opérations clandestines pour la zone Europe et Eurasie de la Central Intelligence Agency (CIA) depuis moins d’un an, doit rencontrer ses homologues du FSB, le service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie. Des discussions bilatérales dans des bureaux tristes de l’ex-URSS.

 

Au début de son périple, celui qui a longtemps opéré sous couverture lors de missions sensibles et risquées au Moyen-Orient est réveillé en pleine nuit. Impossible de se lever. A la nausée s’ajoute un bourdonnement assourdissant, jamais perçu auparavant. Inquiet, au bord du malaise, Marc Polymeropoulos envisage d’abord une intoxication alimentaire. Hypothèse vite écartée. Quelques jours plus tard, le même violent vertige le saisit de nouveau. Il reste cloué dans sa chambre d’hôtel pendant près de trente-six heures, incapable de bouger.

 

De retour aux Etats-Unis, l’agent du renseignement américain souffre d’un « brouillard cérébral » et ses capacités cognitives déclinent progressivement. Un état inexplicable pour cet homme en bonne condition physique, habitué à naviguer en zone de guerre. Dès 2018, une idée fait lentement son chemin dans son esprit, aussi tenace que ce mal de crâne dont il souffre dès le réveil : « Je me suis dit que j’étais une victime du syndrome de La Havane », nous relate Marc Polymeropoulos via l’application cryptée Signal.

 

Une énigme apparue fin 2016

 

Comme son nom l’indique, cette énigme médicale et diplomatique est apparue sur l’île de Cuba à la fin de l’année 2016. Elle s’est infiltrée dans les avenues paisibles de l’ouest de la capitale cubaine, où le quartier sécurisé et cossu de Miramar accueille la plupart des ambassades. Toutes les victimes sont des diplomates ou des agents des services de renseignement employés par les États-Unis et, en plus petit nombre, par le Canada.

 

Ces fonctionnaires subissent les premiers effets de la maladie chez eux, dans leur salon ou leur chambre à coucher, souvent après avoir entendu un bruit. Des symptômes tels que des pertes d’équilibre ou des saignements de nez sont aussi repérés chez tous les membres de leur famille – jeunes enfants et animaux de compagnie inclus. Contrairement aux Canadiens, frappés uniquement lors de leur affectation à Cuba, le personnel américain est progressivement touché un peu partout dans le monde. Des cas sont repérés en Chine, en Colombie puis en Europe, comme à Vienne, Genève et, tout dernièrement, en 2021, à Paris. Des villes dans lesquelles la CIA est très présente.

 

Aujourd’hui, plus de 200 Américains et une trentaine de Canadiens souffrent du syndrome de La Havane, selon les chiffres officiels transmis par les autorités des deux pays. Une « commotion immaculée », comme plusieurs médecins et victimes ont surnommé ce mal étrange. Une manière d’évoquer le paradoxe des symptômes d’une grave commotion cérébrale sans choc physique qui intrigue la diplomatie mondiale, et tous les réseaux de renseignement depuis six ans.

 

La Russie, suspect numéro un

 

Chelsea Robinson, une porte-parole de la CIA, jointe par téléphone, martèle la réponse de son administration – « Rien n’est plus important que la santé et le bien-être de notre personnel » – et assure que des investigations sont menées par les agents les « plus expérimentés ». Le signe que les États-Unis considèrent que leurs employés sont la cible d’une guerre discrète.

 

Ces victimes très particulières, avec de longues années d’expérience des enjeux géopolitiques mondiaux, désignent toutes la Russie comme suspect numéro un. S’attaquer à la santé des ressortissants étrangers et de ses opposants par des irradiations ou du poison fait en effet partie depuis longtemps de l’arsenal de coercition de Moscou. La guerre en Ukraine est venue le rappeler. Le 3 mars 2022, deux négociateurs ukrainiens impliqués dans les discussions diplomatiques entamées avec le gouvernement russe dans l’espoir de mettre fin à l’invasion de l’Ukraine ont ainsi rapporté des stigmates inquiétants.

 

Même si les symptômes diffèrent de ceux du syndrome de La Havane, ce dernier figure bien parmi les « hypothèses que l’on continue de creuser », en plus d’un empoisonnement à l’arme chimique, d’après Christo Grozev, directeur exécutif et enquêteur principal sur la Russie de l’ONG Bellingcat, impliquée dans les investigations en cours.

 

Lettre de réprimande et examen psychiatrique

 

Début 2018, plusieurs semaines après son voyage à Moscou, Marc Polymeropoulos, toujours malade, ne parvient pourtant pas à convaincre la CIA qu’il est une nouvelle victime du syndrome de La Havane. Contrairement aux autres, il n’a pas entendu de bruit perçant avant de ressentir les premiers symptômes. Et puis, il a vite recouvré son sens de l’équilibre. Après une série d’analyses, l’agence ne détecte pas de lésion.

 

Mais l’état de Marc Polymeropoulos ne s’arrange pas : l’homme est trop épuisé pour travailler plus de « deux ou trois heures par jour ». Alors il se met lui-même en quête d’une explication. En 2018, il multiplie les examens auprès de plusieurs neurologues, en plus de quelques spécialistes des maladies infectieuses. Aucun médicament, parmi les dizaines testés, ne fait disparaître les manifestations handicapantes. « J’ai même essayé les injections de stéroïdes à l’arrière de la tête en espérant que ça stoppe les migraines, précise l’Américain. Ça n’a servi à rien. »

 

Miné par ses plaies invisibles, Marc Polymeropoulos répète souvent : « J’aurais préféré qu’on me tire dessus » – ce qui lui est arrivé plusieurs fois au cours de sa carrière. Tout, même une blessure par balle, plutôt que cette mystérieuse maladie dont l’administration américaine ne veut surtout pas parler publiquement… Dans cette épreuve, Marc Polymeropoulos n’est pas seul. Daniel G., 36 ans, employé du département du commerce, a éprouvé les premiers symptômes en Chine, alors qu’il était en poste à Shanghaï, avec sa femme, Tania, et leurs deux jeunes enfants, au printemps 2018.

 

Un cadre lui conseille « d’arrêter de parler » de ses maux. « Il a ajouté que ma réputation était en jeu », complète le fonctionnaire, dont le salaire a ensuite cessé d’être versé pendant plusieurs mois. Son collègue Mark Lenzi, une autre victime, dénonce la menace par un e-mail envoyé au reste du corps diplomatique américain présent en Chine. Selon le New York Times, il reçoit en retour une « lettre de réprimande » et sa hiérarchie lui impose un examen psychiatrique.

 

Des symptômes tournés en dérision

 

Aux douleurs viennent s’ajouter les railleries. Amanda (le prénom a été modifié), diplomate canadienne postée à Cuba à partir du milieu des années 2010, « workaholic », comme elle se décrit, évoque une culture des « yeux levés au ciel » face à la multiplication de cas de la mystérieuse maladie. Plusieurs messages envoyés par l’ambassade au ministère, à Ottawa, sous-entendent que les employés souffriraient simplement de stress.

 

Plusieurs hauts fonctionnaires choisissent même de tourner en ridicule les symptômes rapportés. Selon Amanda, lors d’un événement officiel à La Havane en 2018, Carmen Altamirano, la femme de l’ambassadeur Patrick Parisot, sarcastique, s’adresse ainsi à la compagne d’un diplomate : « Vous aussi, vous voyez des fées au fond du jardin ? » Dès mai 2017, deux victimes ont pourtant décidé d’alerter leur hiérarchie sur ce qui allait bientôt devenir aux yeux du monde entier le « syndrome de La Havane ».

 

La réponse ? Interdiction de parler de la situation, même avec « sa famille, ses amis ou ses collègues de l’ambassade ». La consigne est répétée, le 10 janvier 2018, dans un message envoyé sur l’intranet du ministère des affaires globales du Canada (les affaires étrangères canadiennes) et consulté par M Le magazine du Monde. David Morrison, alors sous-ministre délégué, y fait référence à l’expression Loose Lips Sink Ships (« Langue déliée, bateaux coulés »), une campagne de propagande américaine datant de la seconde guerre mondiale qui met en garde la population contre le partage d’informations sensibles. « Quelques mots indiscrets évoqués au mauvais moment, au mauvais endroit, peuvent avoir de terribles conséquences », écrit-il dès les premières lignes.

 

Le déni des autorités canadiennes

 

Face au déni de leur administration, Charlotte et Emilie (les prénoms ont été modifiés), toutes deux canadiennes et mères de jeunes enfants, insistent pendant des mois pour être examinées par un établissement américain spécialisé, le Center for Brain Injury and Repair, à Philadelphie. Emilie continue de négocier avec les médecins de la Côte est, dans l’espoir d’être auscultée. La première semaine de mars 2018, elle reçoit un court message de l’établissement américain qui dépend de l’université de Pennsylvanie : « Venez demain. »

 

Avec Charlotte, elles prennent l’avion le soir même avec leurs enfants, tous manifestant des symptômes similaires, sans en informer les autorités canadiennes. « On avait l’impression de faire tout ça en cachette », raconte aujourd’hui Charlotte. Les premiers résultats sont « clairs comme de l’eau de roche », selon les médecins de UPenn. Ils soupçonnent de nombreuses lésions cérébrales, identiques aux cas américains. Il faut poursuivre les tests pour Emilie et sa fille. Mais elles n’en auront pas le loisir. Le lendemain, le ministère canadien demande l’arrêt des évaluations par l’université américaine.

 

Leur propre étude, pilotée par l’université Dalhousie, à Halifax (Nouvelle-Écosse), démarre… lentement. Trop lentement selon les victimes. Le 21 décembre, à Ottawa, la ministre canadienne des affaires étrangères, Chrystia Freeland, reçoit, à sa demande, cinq diplomates. Ils lui racontent leurs deux dernières années chaotiques, les séquelles chez leurs enfants, au point d’émouvoir la dirigeante politique « jusqu’aux larmes ». Elle promet un suivi minutieux et des tests pour les enfants. « En fait, rien n’a été entrepris à la suite de cette réunion et ni la ministre ni son cabinet ne nous ont plus contactés », résument les diplomates présents ce jour-là.

 

Certains employés expliquent même avoir été placardisés par leur administration pendant toute cette période. William (le prénom a été modifié), presque trente-cinq ans de carrière, avait pourtant été chargé par sa hiérarchie d’entamer des discussions avec les officiels cubains au sujet du syndrome de La Havane. Après quelques courts voyages de préparation, il est envoyé sur l’île caribéenne fin 2018. Mais quelques mois plus tard, en février 2019, souffrant de graves troubles de mémoire et de problèmes cognitifs, ce responsable de la sécurité, devenu comme un « zombie », selon ses propres mots, est rapatrié au Canada. Il est « la dernière victime officiellement reconnue » par Ottawa, précise-t-il par téléphone. Seulement en interne, jamais publiquement.

 

Une première plainte déposée

 

Pour résister au sentiment d’abandon et d’extrême solitude, plusieurs victimes canadiennes ont choisi l’entraide. La « génération 1 », comme six de ses membres la désigne, s’est formée alors que tous étaient en poste à l’ambassade du Canada à La Havane, à partir de la fin 2016. Pour tenter d’y voir plus clair, ces diplomates créent un groupe de conversation WhatsApp. « On pourrait faire une série télé de cette discussion », rient plusieurs d’entre eux.

 

Des centaines de messages s’échangent immédiatement. Ce sont surtout des questions : qu’est-il arrivé aux voisins d’Emilie, des diplomates américains dont la maison est désormais entourée de rubans jaunes barrant l’accès, comme sur une scène de crime ? Pourquoi le syndrome de La Havane fait-il perdre la mémoire et rend-il impossible la lecture de tout livre ? Comment soigner les enfants qui, pour certains, ont perdu une partie de leurs capacités cognitives ?

 

En février 2019, cette « première cohorte », ainsi qu’ils se nomment aussi, porte plainte contre le gouvernement fédéral canadien pour négligence et réclame 28 millions de dollars canadiens (20,4 millions d’euros) de dommages. Les premiers documents judiciaires citent, anonymement, six diplomates, deux conjoints et sept enfants. Aujourd’hui, 28 plaignants sont représentés par Me Paul Miller. La procédure judiciaire pourrait durer plusieurs années. « Ils le font pour l’amour de leur pays », justifie l’avocat. Dans sa réponse, dite déclaration de défense, publiée le 15 novembre 2019, le gouvernement canadien affirme que les diplomates ont largement « exagéré » l’ampleur du syndrome de La Havane.

 

Passer à autre chose

 

Trop mal en point, Marc Polymeropoulos se résout à démissionner de la CIA en juillet 2019, à 50 ans. Le début forcé d’une nouvelle vie. Après trois décennies d’une brillante carrière démolie par la maladie, ce haut gradé du renseignement, l’équivalent d’un général quatre étoiles dans l’armée, entame l’écriture d’un livre – Clarity in Crisis : Leadership Lessons from the CIA (2021, non traduit). Des réflexions sur l’art de diriger sous une « pression extrême », partagées lors de conférences. « Je suis souvent appelé pour m’adresser à des services de police ou à des équipes universitaires de base-ball », raconte ce fan de sport, depuis son domicile, dans le nord de la Virginie.

 

Une manière comme une autre de « passer à autre chose », malgré les violentes migraines qui n’ont jamais disparu depuis son séjour à Moscou, fin 2017. Pour obtenir la prise en charge du suivi médical dont il a besoin, Marc Polymeropoulos est rapidement à court d’options. Après l’échec de ses réclamations auprès de son ancien employeur, il ne voit plus qu’une solution : parler à la presse. Une transgression difficile pour un ancien des opérations clandestines qui a cultivé le secret toute sa vie.

 

En octobre 2020, Marc Polymeropoulos décrit pour la première fois ses « blessures silencieuses » à la journaliste Julia Ioffe, dans le magazine américain GQ. « Evidemment, je fais attention à ne révéler aucune information classée secret-défense », précise-t-il. Le récit minutieux de son expérience du syndrome de La Havane secoue le puissant service de renseignement. A la suite de ses révélations, il est pris en charge par l’hôpital militaire Walter Reed, à Bethesda, dans la banlieue de Washington. L’équipe médicale propose de nombreuses pistes de traitement : de « puissants médicaments », de l’exercice physique ou une étude de son sommeil.

 

Dans le cadre de séances de thérapie par l’art, Marc Polymeropoulos rejoint un groupe d’employés de la CIA atteints du même syndrome, avec lesquels il continue de discuter régulièrement. Dans ces ateliers, tous ont peint des masques. Sur le sien, l’ancien agent applique les couleurs bleu et jaune, au milieu desquelles il dessine la lettre « S » majuscule, symbole du héros américain Superman – « c’est comme ça que mes enfants me voient », indique-t-il.

 

Il y ajoute un pic à glace, planté dans le crâne, symbole de ses douleurs chroniques. En fond, dessiné sur une planche de bois, le célèbre sceau de la CIA, brisé en deux. Pour l’ex-espion, c’est le signe de la « trahison » de la maison. En janvier 2021, l’établissement médical de la Côte est lui diagnostique une blessure cérébrale traumatique. Pour la première fois, un professionnel prend Marc Polymeropoulos au sérieux. Sa maladie est bien « réelle ».

 

Des « armes à énergie dirigée »

 

Une interrogation consume l’énergie des victimes : qui est responsable de ces attaques impitoyables ? C’est la « question à 1 million de dollars » estime Me Timothy Bergreen, 59 ans, ancien haut fonctionnaire et représentant légal de plusieurs douzaines de fonctionnaires américains réunis dans l’association Advocacy for Victims of Havana Syndrome, créée fin 2021. Aujourd’hui, plusieurs indices pointent la responsabilité de la Russie.

 

L’ancienne puissance soviétique a développé depuis longtemps des « armes à énergie dirigée », faisceaux de particules, rayonnements électromagnétiques, utilisation de micro-ondes capables d’atteindre le cerveau humain et pouvant être perçues sous forme de sons. Ce serait une déclinaison militaire des découvertes du neurobiologiste américain Allan Frey. Invité à Moscou dans les années 1960 pour présenter ses travaux, il a relaté avoir été conduit par surprise sur une base militaire soviétique afin de fournir son expertise sur des expériences secrètes.

 

Le 5 décembre 2020, le gouvernement américain a autorisé la diffusion d’un rapport signé par les National Academies of Sciences, Engineering and Medicine : 64 pages qui décrivent « l’énergie pulsée et les radiations de micro-ondes » comme « cause la plus probable » du mystère. En revanche, personne ne sait rien à ce jour de la manière dont ces ondes auraient pu être émises, avec quelles armes elles auraient été diffusées et pendant quelle durée.

 

En visite à Moscou, fin 2021, William Burns, le nouveau directeur de la CIA, a publiquement prévenu les officiels russes qu’il y aurait « des conséquences » si leur rôle dans le syndrome de La Havane était établi. Le groupe d’enquêteurs de l’agence, dont fait notamment partie l’un des espions « sous couverture » responsables de la traque du terroriste Oussama Ben Laden, aurait déjà récolté des preuves.

 

Selon la journaliste Julia Ioffe, le service de renseignement aurait détecté, grâce à des données téléphoniques, la présence d’agents russes à proximité des employés de la CIA visés en Pologne, à Taïwan ou en Géorgie. Dans deux cas, le FSB aurait été repéré dans le même hôtel que les espions américains au moment de l’apparition des symptômes. Au téléphone, la porte-parole de la CIA, Chelsea Robinson, préfère ne pas s’exprimer sur l’enquête en cours.

 

Sous couvert d’anonymat, un haut responsable du département d’Etat américain, au cours d’un long entretien donné à M, confirme prudemment : « Si c’est bien le fait d’une nation hostile, cela semble plausible que la Russie soit responsable, plus qu’aucun autre pays. » Cette option ne surprend pas du tout Marc Polymeropoulos : « Causer quelque chose comme le syndrome de La Havane est totalement cohérent avec l’attitude des Russes face à l’Occident depuis plusieurs années maintenant. »

 

Une sortie de crise ?

 

Dans une volonté de rupture avec la présidence Trump, conciliante avec Poutine, l’administration du président Joe Biden a revu toute l’approche américaine. En plus du travail des services de renseignement, le département d’État a constitué, à partir d’octobre 2021, sa propre équipe avec une petite dizaine de fonctionnaires. Elle est placée sous la direction des ambassadeurs Jonathan Moore et Margaret Uyehara, chargés de coordonner l’effort américain.

 

Au même moment, le président américain a signé le Havana Act. Un acronyme (Helping American Victims Afflicted by Neurological Attacks) devenu une loi, sur la base du texte voté quelques mois plus tôt par les deux chambres du Congrès américain, à l’unanimité – un fait très rare. La nouvelle législation autorise une compensation financière pour les victimes. Le gouvernement américain discute actuellement des conditions exactes de ces dédommagements.

 

« Nous espérons débuter les paiements cet été ou au début de l’automne », précise le même haut responsable. Des rapports alertant sur de nouveaux cas crédibles continuent d’arriver régulièrement. « Quelques-uns chaque semaine », révèle-t-il. Néanmoins, une sortie de crise s’amorce peut-être, puisque les États-Unis ont rouvert, début mai, leur consulat de La Havane, fermé depuis 2017.

 

Un nouveau cas en 2021 à Cuba

 

En revanche, dans l’ambassade du Canada, à Cuba, le chaos ne s’est pas totalement dissipé. D’autres diplomates ont été visés, même après la fin du décompte officiel. Elliot (son prénom a été modifié) est arrivé à Cuba en décembre 2020, longtemps après l’arrêt supposé des irradiations sur le personnel d’Ottawa. En février 2021, Elliot note les premiers signes de la maladie et le médecin sur place conclut à un possible nouveau cas de syndrome de La Havane. Il soupire : « Notre administration nous a sciemment menti. » Il prévient sa hiérarchie, sans jamais savoir si son cas a été ou non considéré comme crédible. Il n’est pas le seul.

 

Dans un e-mail du 7 octobre 2021 envoyé à l’ensemble de ses équipes et que M a consulté, le ministère des affaires étrangères canadien invite toutes les victimes potentielles du syndrome à se manifester. Onze personnes avec de sérieux symptômes ont répondu. Ce nombre a été évoqué publiquement lors d’une session d’information organisée, en octobre 2021, à l’ambassade du Canada à Washington DC, aux États-Unis. « Etant donné que cette affaire est devant les tribunaux, le ministère ne fera pas d’autres commentaires pour le moment », indique Jason Kung, le porte-parole du ministère des affaires globales du Canada, par e-mail.

 

Désormais loin de la Chine, l’Américain Daniel G., en poste en Europe, attend « plus de soutien » de la part de son gouvernement. Et le remboursement de ses très nombreuses factures médicales, qui continuent de s’accumuler. Une fois que le diplomate et sa famille ont été rapatriés aux États-Unis, en juin 2018, les attaques ont continué. Même sur le territoire américain, nous affirme-t-il sur une messagerie cryptée.

 

Dans une chambre d’hôtel de la Côte est, Daniel G. et sa femme ont repéré le fameux « son » lié au syndrome de La Havane. Par sécurité, le couple a préféré envoyer les enfants chez leurs grands-parents, à la montagne. Pendant quelque temps, lui et son épouse ont dormi dans un établissement différent chaque soir et utilisé uniquement des téléphones jetables, comme le font des agents sous couverture. « J’ai gardé un syndrome de stress post-traumatique de cette période », détaille le trentenaire. Après quatre ans de souffrances, le fonctionnaire est persuadé que la maladie le suivra pour « le reste de sa vie ».

 

Lucas Minisini