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Education : la démission très politique du recteur de Paris, en désaccord avec Amélie Oudéa-Castéra

Christophe Kerrero, à la tête de l’académie depuis 2020, a annoncé sa décision vendredi dans une lettre aux personnels. Il évoque le désaccord qui semble l’avoir convaincu de quitter ses fonctions, lorsque la ministre a suspendu, mercredi, son projet de fermeture de certaines classes prépa à Paris.

Par Sylvie Lecherbonnier et Violaine Morin

 

Emmanuel Macron et Christophe Kerrero (alors recteur de l’académie de Paris), à l’université de la Sorbonne, à Paris, le 25 août 2022.

Emmanuel Macron et Christophe Kerrero (alors recteur de l’académie de Paris), à l’université de la Sorbonne, à Paris, le 25 août 2022. MOHAMMED BADRA / AFP

 

La ministre de l’éducation, Amélie Oudéa-Castéra, déjà fragilisée par une succession de polémiques depuis sa prise de fonctions Rue de Grenelle, le 11 janvier, subit un nouveau revers. Le recteur de Paris, Christophe Kerrero, en poste depuis juillet 2020, a annoncé sa démission vendredi 2 février dans une lettre adressée aux personnels de l’académie.

 

Une décision rare et fracassante pour l’un des plus hauts cadres de l’éducation nationale, dans un contexte de tensions entre l’académie de Paris et son ministère de tutelle, et un symbole politique, à l’heure où la défense de l’école publique est au cœur des débats.

Le recteur avait averti à l’automne 2023 de la fermeture de quatre classes préparatoires et l’ouverture de trois autres à la rentrée 2024, mais un moratoire sur ces fermetures a été annoncé au Conseil supérieur de l’éducation du 31 janvier par Amélie Oudéa-Castéra, sans que Christophe Kerrero en ait été informé. Le sujet était arbitré « en faveur » du recteur il y a plusieurs semaines. « Cela était clos et entendu avec Matignon. Le recteur de Paris a découvert la décision de la ministre via les réseaux sociaux des syndicats », assure-t-on dans son entourage.

 

L’annonce, le 13 novembre 2023, de la disparition de ces quatre classes préparatoires avait en effet engendré une forte mobilisation parmi les professeurs parisiens, qui faisaient valoir que ces classes respectaient l’exigence de mixité sociale mise en avant par le recteur de Paris, ancien directeur de cabinet de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation de 2017 à 2022. Deux manifestations se sont tenues les 6 et 13 décembre, puis le 15 janvier.

« L’offre dépasse les besoins »

Les disparitions d’une classe économique commerciale et générale, au lycée Jacques-Decour, de la seule hypokhâgne de Lamartine, d’une khâgne à Chaptal et d’une classe de la filière adaptation technicien supérieur à Pierre-Gilles-de-Gennes devaient permettre, « à moyens constants », d’ouvrir d’autres types de classes. Le recteur avait pour ambition d’ouvrir deux prépas destinées à des bacheliers professionnels pour préparer les concours des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerce. Le lycée Henri-IV devait quant à lui expérimenter une toute nouvelle filière de classe préparatoire au professorat des écoles.

 

Dans une déclaration transmise à la presse vendredi, l’entourage d’Amélie Oudéa-Castéra fait savoir que « la ministre prend acte de sa décision et remercie Christophe Kerrero pour son action et son engagement reconnus en faveur de l’éducation nationale », avant d’ajouter, au sujet de la décision sur les classes prépa, qu’« il s’agit d’un moratoire sur les fermetures pour se donner le temps d’analyser. Cela n’a aucun impact sur la mise en œuvre du plan qui sera bien financé ».

Dans son long courrier, le recteur semble regretter le choix de surseoir à cette évolution de la carte des formations parisiennes. Il revient sur le projet de prépa au concours de professeur des écoles, en évoquant un dispositif destiné à « aller chercher des bacheliers pour qui l’enseignement constitue une voie de promotion sociale et pour former des professeurs dont nous manquons cruellement ». Il assume également d’avoir choisi « pour cela [de] fermer, en effet, quelques classes au sein d’une carte parisienne dont l’offre dépasse largement les besoins ».

Le recteur évoque également le grand chantier de ces dernières années : mettre fin aux « lycées de niveau » et aux ghettos scolaires qui se renforçaient jusqu’alors dans les lycées publics parisiens. Pour réussir ce pari, le recteur d’académie avait lancé dès l’hiver 2020-2021 une réforme de la plate-forme d’Affectation des lycéens par le Net (Affelnet), entrée en application en 2008 et utilisée partout en France pour répartir les élèves de 3e dans les lycées – avec un paramétrage différent pour Paris.

 

A l’issue de cette réforme, « en l’espace de deux ans, la ségrégation sociale des lycées publics de la capitale, qui était supérieure de 15 % à la moyenne des autres académies, est devenue inférieure de 26 % à cette moyenne », résumaient Julien Grenet et Pauline Charousset, chercheurs à l’Ecole d’économie de Paris, dans une note d’analyse diffusée le 8 février 2023. L’année suivante, le dispositif est élargi aux prestigieux lycées Louis-le-Grand et Henri-IV, non sans provoquer de polémiques.

Bousculer le statu quo parisien

« On me répétait que rien ne changerait », rappelle Christophe Kerrero dans sa lettre, se félicitant du fait d’avoir réussi à « inverser les courbes » en « un peu plus de trois ans ». Au cœur de cette réforme, le recteur avait confié au Monde que de nombreux cadres de l’éducation nationale l’avaient prévenu de grandes difficultés dans cette entreprise qui devait bousculer le statu quo parisien. A l’annonce de sa démission, M. Grenet, pilote du comité de suivi de la réforme Affelnet, salue « un très grand recteur », qui a porté une « réforme courageuse d’Affelnet dont les effets sont mesurables statistiquement ».

Ce départ surprise laissera le souvenir d’un homme singulier, idéologiquement marqué à droite, ancien membre du conseil scientifique du think tank libéral Ifrap, qui s’est pourtant attaché à remettre en mouvement un système scolaire parisien enkysté dans une compétition forcenée. Face aux parents d’élèves d’Henri-IV et de Louis-Le-Grand, fermement opposés à l’entrée de ces deux lycées dans Affelnet, il avait tenu bon, évoquant dans les colonnes du Figaro les trajectoires d’excellence des enfants les plus pauvres que le système scolaire doit permettre.

Faut-il y voir une conséquence de son parcours personnel ? Dans sa lettre de démission, Christophe Kerrero rappelle qu’il a « été l’un de ces élèves en échec ». « Il s’en est fallu de peu que je ne rejoigne la cohorte des exclus si certains professeurs, dans un autre cadre, n’avaient cru à mes capacités révélées plus tardivement », poursuit-il.

Au cours de la réforme d’Affelnet, ses détracteurs lui ont reproché de s’attaquer au « camp » d’en face, celui de la bourgeoisie intellectuelle de gauche, qui scolarise ses enfants dans le public – par opposition à un Jean-Michel Blanquer, dont il était réputé proche, et qui a fait sa scolarité au collège Stanislas. En aparté, M. Kerrero assurait avoir conscience de ne jouer que sur une partie du problème, et reconnaissait à demi-mot l’impuissance des pouvoirs publics face à un enseignement privé participant pleinement à la compétition scolaire parisienne. Selon une modélisation réalisée par M. Grenet, le privé parisien exerce une telle pression sur le système scolaire à Paris que, si rien n’est fait, 48 % des élèves seront dans des collèges privés à Paris en 2032.

 

Mais dans sa lettre de démission, le recteur de Paris cherche aussi à mettre en avant son attachement au service public d’éducation. Il reconnaît partir au moment où « notre école est en proie au doute », alors que « la situation exige pourtant une mobilisation de chacun de ses acteurs ». Il invite « les personnels à ne jamais perdre espoir ». « Malgré les différences, les oppositions, nous formons une communauté unie autour d’un socle inébranlable : cette conviction que chaque enfant peut révéler le meilleur de lui-même grâce à l’engagement de tous », écrit-il.

Une critique des groupes de niveau ?

Ces formules interrogent de nombreux observateurs sur des désaccords plus profonds qui auraient pu le conduire à démissionner. « Une démission et une lettre très respectables et révélatrices de la nécessité, par-delà les errements récents, de retrouver une ambition pour l’école en s’appuyant sur l’engagement des acteurs et en leur faisant confiance ! », salue l’ancien recteur Alain Boissinot. Certains experts du système éducatif y lisent même une critique des groupes de niveau, voulus par Gabriel Attal, qui se mettront en place au collège à la rentrée 2024.

Léa de Boisseuil, responsable du SNUipp-FSU, qui « a combattu » Christophe Kerrero et le juge « en partie responsable de la casse de l’école publique », reconnaît qu’« avec toute la mesure et la retenue qui caractérisent un recteur, l’insistance de sa lettre sur les valeurs de l’école publique résonne fortement dans le contexte politique ». Elle avait déjà relevé « cette réserve » après les propos d’Amélie Oudéa-Castéra, le 12 janvier, sur l’école Littré, dans le VIarrondissement de Paris, où la ministre dénonçait « un paquet d’heures pas sérieusement remplacées », avant de s’excuser. « On avait senti dans les discours du recteur ensuite une insistance autour de l’école publique, l’école pour tous », relate la syndicaliste.

 

 

Vendredi matin, les réactions dépassaient le seul champ éducatif. Pour la présidente Les Républicains d’Ile-de-France, Valérie Pécresse, ce départ est « une très grande perte pour la région », quand le sénateur communiste Pierre Ouzoulias salue « un discours républicain ». Ces déclarations marquent la portée politique de la démission de Christophe Kerrero, à un moment où chacun se demande si Amélie Oudéa-Castéra peut rester à la tête de ce super-ministère. Elle a, en outre, fait face jeudi à un mouvement de grève conséquent des personnels de l’éducation, où son départ était expressément réclamé par de nombreux manifestants. Des syndicats (SNES-FSU, CGT et SUD) appellent déjà à une nouvelle grève mardi 6 février.