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Traversée d'un désert médical

Le Monde diplomatique
mardi 1 août 2023 1898 mots, p. 20

Vivre et se soigner au pays

Traversée d'un désert médical

Pierre Souchon

Pour la droite et l'extrême droite, le soulèvement des quartiers populaires témoignerait d'une forme d'ingratitude : les émeutiers détruisent ce que l'État fait pour eux alors même qu'il abandonne les zones rurales; les uns incendient leur médiathèque pendant que les autres survivent dans des déserts médicaux... Mais, en Ardèche, d'autres raisons expliquent que les habitants sans médecin traitant soient si nombreux.

Suzy Gaidoz & C. M.

 

page 20

« Ma santé ? » Croisée à l'ombre d'un platane de Privas, préfecture de l'Ardèche, Émilie (1) fond en larmes.

 

« C'est simple. Ça fait longtemps que les rares dentistes qui restent dans la ville ne prennent plus de nouveaux patients. Je les ai suppliés... Rien à faire. Ils ont fini par m'envoyer aux urgences, qui ont refusé de me prendre en charge, et m'ont conseillé d'appeler le 15. Au 15, ils m'ont dit qu'ils n'étaient pas dentistes... »

 

Toujours émue, elle poursuit : « Alors depuis des années, matin, midi et soir, je remets moi-même mon bridge après chaque repas avec de la colle. Parce qu'il tombe dès que je mange. J'ai la bouche qui pourrit. »

 

Les médecins généralistes de la ville, dont au moins trois viennent de partir récemment à la retraite, l'ont eux aussi refusée à cause d'une surcharge de clientèle : « Heureusement, un ami m'a pistonnée, et il m'a trouvé une place dans la vallée du Rhône, à vingt kilomètres. C'est lui qui m'emmène en voiture. Le médecin est sympa : il fait passer la consultation sur la carte de mon ami, sinon je devrais payer, et je ne peux pas... »

 

Émilie est femme de ménage. Elle a 36 ans. Récemment licenciée, au chômage, elle élève seule trois jeunes enfants et n'a pas le permis de conduire. Elle ne vote plus depuis très longtemps et ne se souvient pas pour quelle formation elle votait jadis : « De toute façon, qui que ce soit là-haut, on trinque à tous les coups. »

 

La quasi-totalité des communes ardéchoises (88 %) disposent d'un accès aux soins inférieur à la moyenne nationale, et plus de 10 % des Ardéchois se retrouvent sans médecin traitant (2). La totalité de l'échiquier politique déplore depuis longtemps la pénurie de soignants dans les territoires ruraux et les banlieues des grandes agglomérations. Consécutifs à l'assassinat d'un jeune homme par un policier, les soulèvements de juin-juillet 2023 (lire l'article page 21) ont toutefois conduit la droite et l'extrême droite à chercher à opposer les émeutiers urbains, qui auraient détruit leurs services publics, aux ruraux, qui n'en auraient jamais disposé. L'originalité ardéchoise réside dans le fait que M. Fabrice Brun, député Les Républicains du cru, vient d'appeler l'armée à l'aide pour soigner ses concitoyens (3)...

 

Téléconsultations en pharmacie

S'en remettre à l'armée ? Attablées dans un restaurant, ces deux amies n'y songent pas. Françoise était psychologue; elle vient de partir à la retraite, « dégoûtée par l'agence régionale de santé, qui a massacré la prise en charge des malades mentaux ». Voilà longtemps que Françoise n'a plus de médecin traitant à Privas. « Donc j'en ai trouvé un à Valence, à quarante kilomètres. Et je vais voir des spécialistes à Montélimar, à trente-cinq kilomètres. Je me déplace avec ma voiture, l'Ardèche n'a pas de gare... Il y a peu, j'ai dû subir une grosse opération. Je suis allée en clinique plusieurs semaines, dans une grande ville. On a beau avoir des principes... Vous savez, j'ai travaillé dans le public toute ma vie, je vote toujours à gauche... Mais quand on n'a pas le choix, on va dans le privé.

- Moi le privé, j'aimerais bien, mais je n'ai pas les moyens !, rigole Natacha devant sa salade de tomates. Je suis assistante maternelle, j'ai un petit salaire... Impossible de me faire soigner loin d'ici, il faut payer l'essence, la voiture... Donc je n'ai pas de médecin, et je serre les fesses pour ne pas tomber malade. Les politiques me dégoûtent tous. »

 

Inégalités d'accès aux soins

Suzy Gaidoz & C. M.

En l'absence de l'armée plébiscitée par M. Brun, une guerre de positions est menée en Ardèche - à ceci près qu'il s'agit de positions sociales. Si une simple table de bistrot sépare Françoise et Natacha, un gouffre les sépare dans la gestion de leur santé. Et Natacha n'est pas un cas isolé dans le département. C'est Albert, retraité du bâtiment « à 850 euros par mois », diabétique, sans téléphone ni ordinateur, qui a perdu son médecin car celui-ci a informatisé ses consultations. Il n'en retrouve plus depuis. C'est Carole, mère seule et aide à domicile qui a abandonné son poste pour s'occuper de ses deux jeunes enfants atteints de plusieurs pathologies : en l'absence de pédiatres, les deux derniers de la ville étant partis à la retraite sans être remplacés, elle en est réduite à faire des téléconsultations proposées par une pharmacie voisine, « qui ne résolvent rien ». C'est Magali, qui sans rendez-vous possible avec un gynécologue ou une sage-femme porte un stérilet périmé depuis trois ans : bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA), mère célibataire, elle ne peut pas se déplacer dans une grande ville pour le faire remplacer. C'est Marie, à qui un médecin urgentiste a conseillé de se faire opérer rapidement d'une tumeur au colon, qui lui a déjà coûté son emploi d'aide à domicile pour cause d'arrêts-maladie jugés trop fréquents. Elle n'a ni les moyens financiers pour se rendre jusqu'à l'hôpital d'une agglomération, ni mutuelle pour les frais non remboursés, pas plus que le permis de conduire. Par ailleurs, son mari travaillant de nuit dans une usine locale, elle ne pourrait de toute façon pas laisser ses enfants sans surveillance - à 30 ans, elle marche courbée par une douleur permanente...

 

Réunis par leur classe sociale, qui semble déterminer l'impossibilité d'accéder aux soins, ces gens le sont aussi par la gravité de leurs multiples problèmes de santé, induits par des conditions de vie difficiles - notamment le travail manuel et ses conséquences physiques, pointées par tous. Et la plupart d'entre eux expriment un rejet absolu de la politique, citant tel responsable pour mieux condamner tel autre, au motif qu'ils ont « toujours eu une vie de merde » malgré les alternances, promesses et autres discours politiques.

 

On pourrait objecter que c'est précisément parce qu'ils ne votent pas qu'ils ne sont pas entendus. Mais les personnes interrogées qui, elles, se rendent aux urnes font souvent des choix électoraux favorables aux services publics que leurs pratiques concrètes contredisent, souvent contre leur gré. Marie-Claude, conservatrice de musée à la retraite, vote à gauche ou au centre « depuis toujours », mais doit se faire soigner à cinquante kilomètres par des spécialistes pratiquant le dépassement d'honoraires. Roland, ancien professeur d'histoire qui vote socialiste, prend lui aussi sa voiture pour consulter loin de Privas. Yoann, cadre en activité, « fidèlement de gauche », a acheté une maison en Ardèche mais a conservé son appartement sur la côte méditerranéenne, notamment « pour y faire tous [ses] soins ». Pauline, intendante dans l'éducation nationale, électrice assidue de M. Jean-Luc Mélenchon, soigne une maladie grave à deux cents kilomètres de l'Ardèche chez des spécialistes absents de son département, en profitant que sa fille l'héberge sur les lieux de son traitement. Ainsi, ceux qui en ont les moyens recourent à des stratégies de remplacement afin que les carences du système de soin local ne les pénalisent pas.

 

Quatorze mille morts prématurées

Nous avons sollicité M. Hervé Saulignac, le député socialiste local, qui n'a pas souhaité nous répondre. M. Saulignac a pourtant récemment fait partie d'un groupe transpartisan de parlementaires qui a porté une proposition de loi soutenant la régulation de l'installation des médecins libéraux, dans l'optique d'atténuer la désertification médicale (4). Cette proposition n'a pas abouti. Contactés également, les responsables locaux du Rassemblement national, des Républicains et de La France insoumise ainsi que les conseillers municipaux de l'Assemblée citoyenne de Privas ne nous ont pas répondu non plus. Seule Mme Souhila Boudali-Khedim, élue socialiste d'opposition à la municipalité et conseillère régionale, nous a expliqué d'une part « avoir alerté depuis longtemps sur le sujet », comme la lecture de ses communications l'atteste, et d'autre part « bénéficier elle-même d'un médecin traitant ». Ce dernier point explique peut-être le mutisme auquel nous avons été confronté : il peut s'avérer périlleux pour les élus locaux d'un désert médical d'expliquer qu'ils se font soigner sans trop de difficultés, éventuellement hors d'Ardèche... Même l'Assemblée citoyenne, qui revendique « porter les préoccupations des Privadoises et Privadois », ne signale pas ce fait social majeur dans son bilan de mi-mandat récemment publié. Mais il est vrai que pas plus Albert que Natacha, Carole, Magali ou Marie ne peuplent les rangs de cette organisation. Dès lors, les priorités politiques qu'elle se fixe épousent sa sociologie - mise en place de vélos électriques, transition énergétique, réduction de l'éclairage public, soutien aux activités culturelles...

 

Un médecin généraliste, qui a exercé pendant des décennies par conviction dans les déserts médicaux, dont l'Ardèche, vient de terminer sa carrière dans un grand centre hospitalier. « En termes de médecine pure, j'ai vu des trucs effarants. Comme les gens se soignent peu ou plus du tout, à cause de l'absence de toubibs, ils arrivent dans des états terrifiants à l'hôpital. La plupart sont en bout de course, on ne peut plus les retaper. Et ils arrivent chez nous, qui avons de moins en moins de moyens... La boucle est bouclée. » Effectivement. Mais le terme de « désert », qu'on oppose à des zones densément peuplées de médecins, masque que les inégalités spatiales sont couplées à des inégalités sociales, et que les unes multiplient les autres : sur un même territoire, en fonction de ses revenus, on n'est pas déserté de la même façon...

 

Le résultat de ces décennies d'abandon politique et social a très récemment été mis en évidence : on compte quatorze mille décès par an en plus dans les zones rurales que le chiffre auquel on arriverait si l'espérance de vie y était identique à celle des villes. Ce sont quatorze mille morts prématurées. En l'espace de trente ans, l'espérance de vie des ruraux a chuté pour être désormais inférieure de deux ans à celle des urbains (5). Les auteurs de cette recherche scientifique rigoureuse, qui va jusqu'à chiffrer les décès prématurés par bassin d'habitation, n'ont pas encore effectué d'analyse sociale des populations concernées par cette chute d'espérance de vie. On peut néanmoins se faire une idée grâce à une autre étude, publiée par le ministère de la santé (6). En France, les personnes pauvres renoncent trois fois plus aux soins que les autres; dans un désert médical comme l'Ardèche, huit fois...

 

Note(s) :

Suzy Gaidoz & C. M. Aperçu

(1) Les personnes identifiées par leurs prénoms ont réclamé l'anonymat.

(2) Mylène Coste, « Les députés à l'offensive sur les déserts médicaux », L'Avenir agricole de l'Ardèche , 5 avril 2023

(3) Pierre-Jean Pluvy, « Service des urgences à l'hôpital d'Aubenas : le député Brun en appelle à l'armée », France Bleu Drôme Ardèche , 12 mai 2023

(4) « Déserts médicaux : l'Assemblée nationale rejette la régulation de l'installation des médecins défendue par un groupe transpartisan de députés », Le Monde , 14 juin 2023

(5) Association des maires ruraux de France, « Études sur la santé en milieu rural », avril 2023. Cf. aussi Emmanuel Vigneron, « Inégalités de santé, inégalités de soin dans les territoires français », Les Tribunes de la santé, n° 38, Puteaux, 2013.

(6) Aude Lapinte et Blandine Legendre, « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres » (PDF), direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), Études et résultats, n° 1200, Paris, 28 juillet 2021.