JustPaste.it

Le FFP2, l’histoire d’un masque négligé

Santé Enquête

Le FFP2, l’histoire d’un masque négligé

Depuis près de deux ans, les autorités ont décidé de restreindre l’usage du masque FFP2, plus protecteur face au virus. Une décision qui a provoqué des tensions entre ministères, selon des documents consultés par Mediapart.

Pascale Pascariello et Antton Rouget

13 janvier 2022 à 18h36

 

 

Il est devenu le nouveau symbole d’une politique sanitaire fluctuante et incomprise. Le masque FFP2, plus protecteur contre la propagation du coronavirus mais dont l’utilisation reste limitée en France, constitue aussi l’un des points de friction entre les enseignant·es et leur ministre, Jean-Michel Blanquer.  

Lundi 10 janvier, le ministre de la santé, Olivier Véran, a entrouvert la porte, devant le Sénat, en expliquant que le gouvernement allait encore « discuter » de la possibilité d’élargir le port du FFP2. Depuis le début de la crise en 2020, ces masques ne sont exigés par les autorités que pour les soignant·es pratiquant des gestes invasifs. Mais alors que le variant Omicron a renforcé la contagiosité du virus, plusieurs professions réclament leur généralisation à d’autres secteurs, comme l’ont d’ailleurs décidé plusieurs pays européens.

Le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), instance ministérielle consultative, doit se prononcer prochainement sur le sujet même si, selon les indiscrétions d’Olivier Véran devant le Sénat, « l’avis n’irait pas vers une extension du port du FFP2 ». Le Haut Conseil défend en effet, depuis 2011, une approche restrictive de l’utilisation des FFP2, estimant que le masque chirurgical (d’un niveau d’efficacité inférieur) peut suffire pour le personnel soignant (hors gestes invasifs) et les autres professionnel·les exposé·es à un virus.

Mais cet avis est en contradiction avec les préconisations du plan grippal de 2009, édicté par le secrétariat général de la défense nationale (SGDN), qui défendait une généralisation du FFP2 à « tous les professionnels de santé, les professionnels de la sécurité placés dans les mêmes situations et les professionnels chargés des secours aux victimes » mais aussi à tous les « salariés placés au contact permanent et rapproché du public et de personnes vulnérables ». Une circulaire de la direction générale du travail (DGT), datée du 3 juillet 2009, recommandait aussi le port du FFP2 pour les « salariés en contact étroit et régulier avec le public ».

Masque FFP2. © Photo Sébastien Calvet/Mediapart

Ce décalage entre les préconisations de 2009, au moment de la pandémie grippale H1N1, et la doctrine appliquée en 2020 dans le contexte du Covid a provoqué plusieurs désaccords entre le ministère de la santé et celui du travail.

Comme Mediapart l’avait raconté, dans un avis rendu le 20 avril 2020 à Martin Hirsch, patron de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), à la suite d’une saisine de deux membres du CHSCT pour « danger grave et imminent », l’inspection du travail de Paris avait estimé qu’il fallait appliquer le « principe de précaution » en apportant au personnel soignant « un niveau de sécurité maximal sans se borner à constater que la pénurie de masques FFP2 serait un justificatif suffisant à l’utilisation de moyens de protection alternatifs (masques chirurgicaux) ».

Selon de nouveaux échanges de courriels auxquels Mediapart a eu accès, des tensions sont également apparues autour de la question de l’équipement des aides à domicile ou des équipes intervenant dans les structures médicosociales.

Si, à partir de la première vague et jusqu’en septembre 2020, la direction générale du travail (DGT) « faisait appliquer les mesures restrictives du ministère de la santé », selon un fonctionnaire du ministère du travail, « après la première vague, il a été difficile de se retrancher derrière la pénurie de masques, en particulier de FFP2 bien plus protecteurs et indispensables pour certaines professions comme les aides à domicile ».

La situation des patient·es qui, pour des raisons de santé physiques ou psychiques ne peuvent porter de masques, a finalement amené le ministère du travail à ouvrir une brèche, pour que dans certaines situations, le port du masque FFP2 soit exigé pour les aides à domicile et le personnel intervenant dans les structures médicosociales, notamment « auprès de personnes diagnostiquées positives à la Covid-19 nécessitant une proximité physique importante, et sans que le patient ou le résidant ne soit nécessairement en état de porter un masque ». Publiées en décembre 2020, ces recommandations ont été reprises et détaillées en mars 2021, dans un kit de lutte contre le Covid-19 dédié au service à la personne.

Mais sur le terrain, les inspectrices et inspecteurs du travail se sont affrontés autour de ces règles avec les entreprises, comme l’a montré l’affaire Anthony Smith, inspecteur sanctionné par sa hiérarchie. Les fonctionnaires demandent des masques FFP2 pour protéger les salarié·es face aux risques élevés de contamination, tandis que les employeurs et employeuses, qui s’appuient sur les agences régionales de santé (ARS), reste peu disposé·es à les mettre à la disposition de leurs personnels.

Injonctions contradictoires

Une série de pressions a alors été exercée contre la direction générale du travail pour qu’elle retire ces préconisations. Le cabinet de la ministre déléguée à l’autonomie, Brigitte Bourguignon, adresse fin mars 2021 un courriel au secrétaire d’État chargé des retraites et de la santé au travail, Laurent Pietraszewski. Le message est clair : « Nous avons beaucoup de problèmes chez les services à domicile avec des inspections du travail, sur l’injonction à porter des masques FFP2. Les inspections font les injonctions sur la base d’un texte du ministère du travail qui est en contradiction avec les directives du ministère de la santé. »

Le cabinet de Brigitte Bourguignon sollicite à ce sujet une réunion avec « la directrice de cabinet “crise” » du ministre de la santé Olivier Véran. Les désaccords perdurent avec le ministère du travail. Fin avril, le cabinet de la ministre déléguée à l’autonomie revient à la charge avec des propositions de rédaction que « le centre de crise sanitaire [CCS] a produites » afin de corriger les recommandations publiées par la direction générale du travail. Les propositions de rédaction consistent à supprimer toutes les recommandations élargissant le port du masque FFP2. Le courriel précise par exemple : « À supprimer page 4 : “Renseignez-vous sur l’état de santé du bénéficiaire et de ses proches avant d’envoyer un salarié. En cas de personnes malades dans un foyer, équipez le salarié de masques FFP2.” »

Finalement, le port du masque FFP2 n’est envisagé que « lorsque l’évaluation des risques identifie des situations spécifiques ». Sans davantage de précision, si ce n’est que cette évaluation des risques est faite « par l’employeur ». Le cabinet de la ministre déléguée Brigitte Bourguignon ne s’en cache pas. Il faut « pouvoir rapidement rassurer nos structures d’aide à domicile très tendues sur ce point. »

Aujourd’hui, on en arrive à des recommandations absurdes et parfois criminelles pour le personnel le plus précaire.

Un inspecteur du travail

Quelques jours plus tard, c’est la cheffe de service du pôle santé de l’Agence régionale de santé (ARS) qui, dans un courriel adressé au ministère du travail, rappelle que « le sujet des conditions du port de masques FFP2 par les professionnels de santé, personnels des services à domicile est toujours aussi problématique entre le centre de crise sanitaire et la direction générale du travail ». Elle insiste sur le fait que « le cabinet autonomie est régulièrement sollicité par les fédérations [patronales du service d’aide à la personne – ndlr] ».

Le désaccord entre les agences régionales de santé et les inspecteurs et inspectrices du travail est manifeste, comme en témoignent des signalements internes au sein du ministère du travail sur des divergences entre ARS et inspection du travail.

Masque FFP2. © Photo Sébastien Calvet/Mediapart

Dans un échange de courriels, il est question de faire le tour des décisions contestées par les entreprises avec l’appui de l’ARS. « Difficile de les quantifier », explique l’un des inspecteurs, mais le problème se pose régulièrement en particulier « dans les établissements relevant de l’aide à domicile ou de l’hébergement des personnes âgées ou handicapées ». Les contrôleurs et contrôleuses ont été confronté·es à des problèmes liés à la mise à disposition et à l’usage des masques FFP2 « dans les cliniques psychiatriques où il est difficile de faire porter le masque aux patients », « dans les prisons », et « dans les lieux de tests [PCR] ».

« Avec l’accalmie de la pandémie, les pressions du ministère de la santé se sont apaisées », précise un inspecteur. « Mais nous ne sommes pas à l’abri de nouvelles attaques contre le port du masque FFP2. Aujourd’hui, on en arrive à des recommandations absurdes et parfois criminelles pour le personnel le plus précaire », accuse-t-il en faisant référence à la fiche du ministère de la santé dédié au « service à domicile accompagnant les personnes âgées ».

À lire aussi Le fiasco des masques face au Covid-19 2 mai 2020

Nulle trace du port du masque FFP2, pas même en cas d’un cas positif au Covid. En revanche, y est préconisé une « distance de sécurité entre deux personnes sans port du masque, d’au moins 2 mètres au lieu d’un lorsque le port du masque n’est pas possible (lors de la douche, lors de la prise de repas…) ». « Comment doucher ou nourrir une personne qui ne peut porter de masque tout en se tenant à deux mètres de distance d’elle ? De telles recommandations sont méprisantes à l’égard des aides à domicile », constate l’inspecteur.

Interrogé, le cabinet de la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Brigitte Bourguignon, se retranche derrière l’avis du Haut Conseil de santé publique du 3 février 2021, qui déconseillait la généralisation du port du masque FFP2 en raison des contraintes associées. Il confirme néanmoins être « intervenu pour que le contenu du “kit de lutte contre la Covid-19 pour les services à la personne” rédigé [...] sous l’égide du ministère du travail » soit modifié afin de « garantir la cohérence et la clarté des propos tenus par les pouvoirs publics à l’égard des employeurs et des professionnels de l’aide à domicile ».

Du côté de la direction générale de la santé (DGS), on rappelle aussi que l’usage actuel du FFP2 « répond aux recommandations du HCSP et des sociétés savantes, mais également à l’organisation des soins, en lien avec l’équipe opérationnelle d’hygiène, équipe spécialisée sur les questions d’infections associées aux soins et d’hygiène hospitalière, et le service de santé au travail le cas échéant ».

La DGS ajoute qu’il n’y a aucun problème de stock : « Près de 400 millions de masques FFP2 sont en effet disponibles actuellement dans les stocks de l’État. Ils correspondent toujours à 200 % du stock cible correspondant aux besoins prioritaires pour une période de dix semaines de crise épidémique », précise-t-elle. 

On a d’abord dit que le masque ne servait à rien, puis qu’il fallait faire des masques en tissu, etc. [...] Pourquoi toujours changer de doctrine ?

Jean-Marie Iotti, ingénieur, référent « masques » de la cellule Bachelot en 2009

La doctrine actuelle est loin de faire l’unanimité chez les spécialistes du sujet. « Il faut au moins des FFP2 pour les personnels au contact du public toute la journée, et des masques chirurgicaux dans la rue », tranche par exemple l’ingénieur Jean-Marie Iotti, ancien référent de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) auprès du ministère de la santé pendant les épidémies de SRAS et de H1N1, et référent « masques » dans la cellule Bachelot en 2009.

La question de l’équipement de certains publics en priorité est aussi en débat. Dans Libération, l’oncologue Jérôme Barrière a ainsi réclamé la gratuité des FFP2 pour les personnes immunodéprimées.

Jean-Marie Iotti, qui a aussi présidé la commission de normalisation sur les appareils de protection respiratoire, regrette pour sa part les revirements multiples des autorités sur la question des masques : « On a d’abord dit que le masque ne servait à rien, puis après qu’il fallait faire des masques en tissu, etc. Il faut rester sur ce qui était prévu en 2009, ce qui était vrai à l’époque l’est toujours, pourquoi toujours changer de doctrine ? », interroge-t-il.

À lire aussi Sur la chaîne de production des masques chirurgicaux, le 5 janvier 2022. Filière française de FFP2 : La Coop des Masques a failli sombrer faute de contrats 7 janvier 2022

En plus de créer un climat d’« incertitudes » et de « ras-le-bol chez les citoyens », les « changements de pied » des autorités sur la question des masques désorganisent aussi la filière industrielle française, estime Jean-Marie Iotti. « On a fait miroiter à des boîtes qu’elles pourraient compter sur des commandes françaises de FFP2, certaines y ont cru », relève le spécialiste.

Interrogé par Mediapart, un fabricant de masques travaillant dans le secteur depuis de nombreuses années, bien avant le début de la crise de 2020, partage ce constat. « Je ne comprends pas la limitation du FFP2 à certaines professions, c’est évident qu’on aurait pu casser certaines chaînes de transmission en élargissant son usage », s’étonne-t-il, en expliquant avoir arrêté de produire ce type de masques en 2021 à cause d’une demande inerte.

Cet industriel français rappelle que le FFP2, certes plus cher que le chirurgical, est « plus filtrant et plus étanche », et qu’il « tolère mal les mauvais ports », à rebours de certains discours officiels récents prétendant qu’il serait plus dur à porter.

Malgré ces propriétés reconnues, « on n’a pas eu une seule commande pendant des mois. Cet été, on s’est même demandé ce qu’on allait faire de notre stock », raconte-t-il. L’entreprise décide alors d’orienter toute sa production vers les masques chirurgicaux. « Fin novembre, cela a commencé à monter un peu sur les FFP2. Et, depuis la rentrée, c’est le feu », constate le chef d’entreprise, qui vient tout juste de se doter d’une machine de production supplémentaire (les machines peuvent produire entre 60 000 et 100 000 unités par jour), mais ne peut pas honorer toutes les commandes.

Le ministère de la santé n’a pas passé « de nouvelles commandes en 2021 ».

Dans la foulée de la généralisation du FFP2 dans d’autres pays européens, le public s’est en effet rué sur ces masques ces dernières semaines. « Nous avons enregistré des hausses de 1 000 % des commandes adressées par les pharmaciens », a confirmé, jeudi 13 janvier dans L’Express, Hubert Olivier, le président d’OCP, un grossiste-répartiteur qui livre un peu plus de la moitié des officines françaises.

« Les commandes arrivent par à-coups, sur la base de rumeurs, il n’y pas de discours et consignes officielles, c’est la même chose depuis le début de la crise », déplore l’industriel précité. Or, la filière française peine à s’adapter à de telles poussées, même si l’État a subventionné des unités de production de masques depuis deux ans.

À la suite des commandes géantes de 2020, passées en Chine et payées au prix fort pour rattraper la situation de pénurie, le ministère de la santé n’a pas passé « de nouvelles commandes en 2021 », confirme la DGS auprès de Mediapart.

Or, « si vous voulez que des industriels continuent à fabriquer, il faut leur donner des commandes, explique le producteur de masques. Ce ne sont pas des subventions qui vont générer les commandes. Le but, ce n’est pas de se gaver sur des commandes publiques, mais en faisant un peu de recherche et développement, en gérant bien son atelier et en décidant de ne pas se surgaver en marge, on peut rendre les coûts concurrentiels [avec la Chine]. »

Cette absence de stratégie industrielle a aussi un coût pour les finances publiques. Aujourd’hui, les fabricants français peuvent fournir des FFP2 autour de 30 centimes d’euro l’unité (ce qui équivaut au prix d’achat lors de la constitution du stock d’État en 2009). Tandis que, lorsqu’il a fallu reconstituer ce stock en urgence pendant la phase de réquisition de mars à juin 2020, l’État a payé le même produit 1,32 euro l’unité, en moyenne.