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Crise sanitaire : « Le soleil noir de l’exclusion »

Par Samuel Dock (Psychologue et écrivain) et Roland Gori (Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie)

 

 

Tribune. Le couvre-feu se poursuit, sans fin, nul ne sait quand il cessera d’obscurcir le ciel du pays. Les lieux soutenant le lien social, la culture, le sens irriguant l’existence, demeurent clos, tandis que la détresse croît et les solitudes grandissent. Dans le silence politique qui accompagne ces mesures et consacre notre impuissance, des voix, de plus en plus nombreuses, sur les réseaux sociaux et dans la presse se font entendre. Elles ne réclament pas tant un changement de stratégie du gouvernement ou le retour au débat démocratique, mais le confinement, ou l’autoconfinement, des plus vulnérables.

 

Les auteurs de ces prises de position ne manquent jamais de pragmatisme et proposent des « solutions » concrètes pour permettre l’isolement des vieux et des faibles pour lesquels ils s’expriment, dans une violence symbolique difficilement acceptable. Face à la crise que nous traversons, certes, l’imagination pourrait tous nous sauver.


Cependant, est-ce faire preuve d’imagination que d’ostraciser toute une frange de la population au profit d’une idéologie ? De vanter les mérites d’une exclusion qui a conduit l’année dernière des milliers de personnes à souffrir et à mourir seules en Ehpad ? Doit-on encore accentuer un peu plus les logiques d’opposition qui saignent notre modernité tardive ?

Nous sommes tous vulnérables

Difficile de ne pas songer au philosophe Georges Canguilhem (1904-1995) pour qui ce type de projet rejoint une effroyable thèse politique : la vocation naturelle de l’humain serait d’être un outil. Quitte à ce que les imprudents qui se risquent à faire l’éloge de cet utilitarisme moral puissent en devenir eux-mêmes les victimes. La promotion de la force et de la jeunesse conduit au mépris de la vulnérabilité et conduit tôt ou tard à la cadavérisation du vivant et de la nature à l’origine, en partie, de l’épidémie.

 

Certes, nous sommes tous vulnérables aujourd’hui. La crise sanitaire actuelle est d’abord anthropologique, psychologique, humaine. Mais on ne sauvera pas les nouvelles générations en sacrifiant les anciennes, en mettant qui que ce soit de côté. Le microbiologiste Charles Nicolle (1866-1936), Prix Nobel de médecine, écrivait, en 1933 : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. Nous sommes aussi, à ce point de vue, quels que soient nos sentiments vis-à-vis d’eux, solidaires des animaux, surtout des bêtes domestiques [qui] portent souvent les germes de nos infections. »

 

1933. Date fatidique de l’arrivée au pouvoir des nazis, avec leur idéologie perverse, de sélection « naturelle », d’interdiction de protéger les faibles, les débiles, les « malbâtis », disait le philosophe Herbert Spencer (1820-1903) pour mieux renforcer l’espèce, la race, la société. Theodor W. Adorno (1903-1969) nous avait avertis, le fascisme survit moins à cause des nostalgies des organisations néonazies que parce que nous n’avons pas changé au sein des conditions sociales actuelles les facteurs de son émergence.

La révélation du corps social moderne

Ce n’est pas en tant que souvenirs, dont certains pourraient avoir la nostalgie, que survit le nazisme, mais en tant que virtualités des actualités de la démocratie. Nous le savons, en 1920, le juriste Karl Binding (1841-1920) et le professeur de médecine Alfred Hoche (1865-1943) publient un ouvrage statuant sur« l’autorisation de supprimer la vie indigne d’être vécue ».

 

L’idée que certaines vies valent la peine d’être vécues, que d’autres non, qu’il convient d’en protéger certaines et d’en éliminer d’autres est exprimée très directement, sans la moindre conscience de l’horreur du propos, sous la plume de certains défenseurs de la mise à l’écart des personnes âgées et des faibles.


Pour Michel Foucault (1926-1984), dans la modernité, l’humain doit justifier ses droits à l’existence, la biopolitique fait du vivant et de son corps un enjeu de domination et le lieu des normalisations sociales. L’épidémie est en train de se révéler comme le scalpel qui ouvre l’anatomo-politique du corps social moderne. Et, une fois encore, nos ordres juridico-politiques se trouvent hantés par les formes réactualisées du passé.

Une vulnérabilité psychologique et sociale

Le problème n’est pas l’intention des auteurs, mais l’idéologie qui traverse leur propos, visant à fonder une ère sociale sur la biopolitique, des droits sur l’inégalité de valeur des vies. L’enjeu est précisément là : fonder le vivre-ensemble non sur la parole et le débat démocratique, mais sur le critère biologique de l’âge, définir des droits non sur une appartenance citoyenne, mais sur une assignation à une population définie par la classe d’âge.

 

La vulnérabilité n’est pas que biologique, elle est toujours, d’abord, psychologique et sociale. Nous sommes des êtres plus sociaux que « naturels », nous n’existons pas en dehors du lien social. La mise à l’isolement peut mener un être humain au supplice et, dans l’histoire, on sait combien la solitude fut mise à profit à des fins de torture. Est-ce ce que nous la voulons, pour la jeunesse ou pour les anciens ?


Sûrement l’épidémie va-t-elle durer, sûrement d’autres décisions seront-elles encore prises par certains pour le bien d’autres, avec les meilleures intentions du monde, dans une brutalité idéologique d’autant plus grande qu’elle n’aura pas été nommée, une banalité du mal. Qu’allons-nous encore sacrifier ? Sur quelles valeurs devrons-nous encore céder ? Qui d’autre, demain, sera le nouvel ennemi ?

Les tentations totalitaires de la peur de l’Autre

Selon Günther Anders (1902-1992) face à la violence des machines, mécaniques, algorithmiques, bureaucratiques, la colère des humains se retourne contre eux-mêmes dans des conflits interpersonnels ou des phénomènes de boucs émissaires qui esquivent l’analyse approfondie des causes.

 

Quelle terrible ironie que l’individualisme de masse, qui a pulvérisé la cohésion nationale indispensable face aux catastrophes, ressorte renforcé par un étoilement des colères qui, du restaurateur à l’entrepreneur en passant par l’acteur de culture et l’étudiant, chercherait le bouc émissaire de ses malheurs.

 

C’est toujours dans les moments de dislocation sociale et de désert politique que surgissent les tentations totalitaires dont le premier des combustibles est la peur de l’Autre. La liberté, au contraire, requiert la présence d’autrui. Expurgeons de nos sociétés les logiques néolibérales qui en dénient la nécessité. Nous espérons, nous aussi, que reprenne la vie, que s’ouvre l’horizon, un possible voyage. Mais la caresse d’un soleil ne brillant qu’à l’ombre d’autrui ne luit jamais que d’un noir éclat.