Des tirs de grenade et de LBD, une petite fille de 8 ans blessée : récit d’une intervention policière qui dégénère à Saint-Denis
Le 6 février, quelques supporteurs fêtent la victoire du Sénégal à la CAN. L’intervention de la police municipale sera particulièrement violente. Une vidéo de 15 minutes a permis de reconstituer les faits.
Sur cette capture d’écran d’une vidéo tournée le 6 février 2022, place Georges-Arnold, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), on voit un policier en civil, devant la voiture de police (en haut à gauche), brandir une grenade lacrymogène, avant de la jeter en criant « Messieurs, cadeau ! » DOCUMENT « LE MONDE »
Etait-ce Osiris, Pacha, ou l’un des deux autres malinois de la nouvelle brigade cynophile de la police municipale de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ? L’animal était-il mal tenu en laisse ? A-t-il été encouragé par le maître-chien policier ? La scène ne dure pas plus de deux secondes. Il fait nuit. Les yeux rivés à l’écran de son téléphone portable, un homme coiffé d’une casquette blanche traverse les voies du tram T8, dans le quartier de la gare. Le chien bondit, l’inconnu sursaute, lâche son téléphone, le malinois retourne aux pieds de son maître. Une anicroche, en somme. Un presque rien. Mais un presque rien qui offre un prélude révélateur à la séquence de 13 minutes et 28 secondes filmée ce soir-là depuis la fenêtre d’un immeuble voisin. Cette vidéo, que Le Monde a pu visionner, fournit un exemple flagrant des mauvaises pratiques parfois en cours au sein des forces de police.
Ce soir-là, dimanche 6 février, l’équipe du Sénégal vient d’offrir au pays sa première victoire en finale de la coupe d’Afrique des nations face à la sélection égyptienne après une éprouvante série de tirs au but (4-2) au stade Olembé de Yaoundé (Cameroun). A Saint-Denis, la communauté sénégalaise a suivi le match depuis la minuscule salle du restaurant Ugo, rue Ernest-Renan, où une brève panne de courant a soulevé un cri d’effroi au milieu de la seconde mi-temps. D’autres supporteurs ont préféré se réunir dans le salon de Bintou (les prénoms ont été modifiés), qui a préparé le tiep, un savoureux ragoût de poisson frais accompagné de riz et de légumes. Après quoi, une trentaine de supporteurs a pris la direction d’une zone piétonnière qui relie le quartier de la gare au centre-ville pour célébrer l’événement.
« Il y avait des enfants ! »
Depuis des incidents après des rencontres sportives, la municipalité a pris un arrêté anti-attroupement. C’est pourquoi la police municipale intervient sans délai. « Ils nous ont demandé d’aller place Georges-Arnold, juste en face, à côté de la pharmacie », affirme un témoin. Au cœur de l’hiver, la température n’atteint pas 10 °C, pas de quoi réchauffer une ambiance assez terne : quelques danses et des chants de joie, des couvercles de marmite que l’on entrechoque en rythme et cinq drapeaux du Sénégal vert, or et rouge, qui flottent au-dessus d’une vingtaine de supporteurs. Parmi eux, Salimata, 36 ans, accompagnée de sa petite fille de 8 ans.
De l’autre côté de la rue, presque confondus avec le gris sombre de la chaussée, sept uniformes de la police municipale font face aux supporteurs. C’est au pied de l’un de ces policiers, quelques minutes auparavant, qu’a volé ce qui semble être une canette, lancée depuis une rue adjacente. Un supporteur drapé dans un étendard sénégalais s’est précipité pour calmer les esprits. Tout est redevenu calme.
Pourtant, 2 minutes et 45 secondes après le début de la vidéo, un fonctionnaire se met à agiter nerveusement sa gazeuse en faisant le tour de la troupe, à laquelle il semble donner de discrètes consignes. Les policiers forment alors une ligne puis, quinze secondes plus tard et sans préavis, chargent le petit groupe. Dans la bousculade et les cris, la petite fille lâche la main de sa mère et chute lourdement sur le pavé. On perçoit distinctement un bruit très sec, suivi de hurlements et de pleurs. Salimata relève sa petite fille, constate que deux de ses dents du haut sont brisées. « J’ai dit aux policiers : “Vous avez vu ce que vous avez fait ? Il y avait des enfants ! On n’a rien fait de mal ! Pourquoi vous avez fait ça ?”», s’indigne-t-elle, encore choquée plus de trois mois après l’incident.
Un chien se rue sur des supporteurs
Sur la place Georges-Arnold, les supporteurs se rassemblent autour des fonctionnaires, réclament des explications. « Rentrez chez vous ! », ordonne un policier. L’échange est certes véhément mais sans agressivité à proprement parler. De la part des Sénégalais, du moins. Car, tout au long de la discussion, plusieurs policiers repoussent sans ménagement leurs interlocuteurs. D’autres, pointent le canon de leur lanceur de balles de défense (LBD) sur les badauds qui assistent à la scène à une trentaine de mètres de distance. A deux reprises, un chien policier se rue même sur des supporteurs. Salimata, qui n’a pas de téléphone portable, implore les policiers d’appeler les pompiers. En vain. La discussion, vive, va durer plus de cinq minutes autour de deux véhicules siglés de la police municipale. Elle ne mobilisera pas plus d’une grosse vingtaine de supporteurs, dont plusieurs finissent du reste par quitter les lieux.
Mais, 8 minutes et 50 secondes après le début de la vidéo, deux policiers en civil, dont l’un porte un LBD en sautoir, font leur apparition. Le duo salue ses collègues de la municipale, rejoints par des renforts, et s’approche du groupe des supporteurs, guère plus de sept en contact direct avec la police. Vingt-trois secondes après son arrivée sur place, l’un des deux policiers en civil s’avance, brandit au-dessus de sa tête une grenade lacrymogène, et la jette au milieu des supporteurs en annonçant d’une voix de stentor : « Messieurs, cadeau ! » L’engin rebondit entre les pieds des Sénégalais puis explose dans un nuage de gaz irritant. Nouvelle débandade.
Le geste ne tient pas seulement de la provocation délibérée. Il se révèle aussi contre-productif : la grenade ayant été lancée contre le vent au mépris du bon usage, les panaches de gaz libérés sont instantanément rabattus sur les effectifs policiers, contraints de se replier en désordre. Ce cuisant échec justifie-t-il la séquence suivante, qui marque la fin des opérations ? A six reprises au moins, peut-être sept, en l’espace de deux minutes, le « plop » reconnaissable d’un tir de LBD vient ponctuer le silence des lieux redevenus calmes. Posté derrière un plot à la manière des fantassins opérant en zone de guerre, un policier prend pour cible un ennemi insaisissable : à trente mètres à la ronde, les pavés de la place Georges-Arnold sont déserts.
« Fracture importante »
Commence, pour Salimata et sa fille, un périple médical qui les mènera de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, à la Pitié-Salpêtrière à Paris puis à l’hôpital Rothschild, dans le 12e, le lendemain et, enfin, dans un centre dentaire à Saint-Denis : « Fracture importante », « reconstitution » et traitement jusqu’à 18 ans, avec « mauvais pronostic, risque d’extraction et ensuite, implants », note un rapport médical. Me Ainoha Pascual, avocate de Salimata et sa fille, veut désormais « engager la responsabilité de la commune, comptable des opérations de sécurité qu’elle décide, et rendre à cette petite fille une certaine forme de sérénité face au suivi médical qui va s’imposer à elle pendant de longues années ».
Vendredi 13 mai, Me Pascual a déposé une plainte contre X pour « violences volontaires en réunion, par personnes dépositaires de l’autorité publique, sur mineur de 15 ans » et « mise en danger de la vie d’autrui ».
La Préfecture de police de Paris, compétente dans la Seine-Saint-Denis, confirme par écrit au Monde que le policier lanceur de grenade appartient bien à ses effectifs et relève des conditions d’intervention dégradées le soir du 6 février, alors que « des agents de la police municipale intervenants [étaient] pris à partie » par un groupe de supporteurs « hostiles ». Le lancer d’une grenade lacrymogène ? Destiné à « protéger » les quatorze policiers présents, tous armés et soutenus par deux véhicules, « en dispersant la foule » – d’une petite vingtaine de supporteurs. Les tirs de LBD ? La Préfecture de police n’en dénombre que trois à mettre à l’actif du fonctionnaire, « cible de jets de projectiles », et dûment « habilité à l’usage de cette arme », par ailleurs renseigné dans « le logiciel afférent, conformément au règlement ». Nulle mention, en revanche, de la conformité de l’apostrophe « Messieurs, cadeau ! » aux sommations officielles en vigueur pour disperser les attroupements interdits.
Contactée par Le Monde, et faute d’avoir pu visionner la vidéo, la mairie de Saint-Denis assure quant à elle n’avoir pas été tenue informée des faits filmés. Lesquels, précise le cabinet du maire, « ne sont actuellement pas corroborés par les informations dont nous disposons ». Toutefois, en cas de « preuves tangibles, la municipalité déclenchera le dispositif d’enquête interne prévu afin de comprendre exactement quel a été l’enchaînement des faits ce soir-là ».
Sur cette capture d’écran d’une vidéo tournée le 6 février 2022, place Georges-Arnold, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), après le jet d’une grenade lacrymogène par un policier en civil, les panaches de gaz se rabattent sur les forces de l’ordre. DOCUMENT « LE MONDE »
« Rompre avec le laisser-faire »
A Saint-Denis, les questions sécuritaires sont loin d’être une mince affaire. Le taux de violences aux personnes y est 3,5 fois supérieur à celui constaté sur le plan national, celui des vols et des dégradations 2,5 fois, d’après les chiffres du ministère de l’intérieur. Dans cette ville pauvre, même les délits économiques et financiers sont plus fréquents, et largement, que partout ailleurs en France. Aussi, en 2020, Mathieu Hanotin (Parti socialiste, PS) y a été élu maire sur un programme aux accents énergiques, que résumait l’intitulé de son volet « sécurité » : « Rompre avec le laisser-faire ».
Partisan d’une « gauche qui se confronte à la réalité », récusant tout procès en « rigidité ou un quelconque autoritarisme », l’élu avait réalisé un diagnostic prémonitoire peu après son élection, lors d’un conseil municipal extraordinaire entièrement consacré aux problématiques de sécurité le 10 septembre 2020. « Si l’on se borne à faire pression sur une population, professait-il alors, on ne peut produire qu’un repli et qu’une haine de la puissance publique », ferments de « délitement du lien social » et « de délinquance ». C’était finement observé, même si, depuis, M. Hanotin a opté pour une approche musclée du sujet, étoffant les effectifs et les moyens de la police municipale, désormais forte de 80 fonctionnaires armés de pistolets automatiques 9 mm, de LBD, renforcée d’une brigade canine et, même, d’une sorte d’unité de choc baptisée « groupe de soutien et d’intervention ».
Adepte de la communication, le maire de Saint-Denis tient également à la publication, à échéances régulières, du bilan de l’action de sa police municipale, à la manière des communiqués de presse du ministère de l’intérieur : au premier trimestre 2022, 14 780 procès-verbaux ont ainsi été dressés pour des infractions au Code de la route, 26 980 paquets de cigarettes retirés du marché parallèle, 6 588 médicaments psychotropes saisis, 164 interpellations en flagrant délit effectuées…
« Amateurisme » et « sentiment d’impunité »
Vitrine de l’action de la majorité dyonisienne, le bulletin municipal n’est pas en reste. L’une de ses dernières livraisons, datée du 14 au 27 février, s’orne du portrait d’un motard de la police municipale, jovial mais néanmoins casqué et caparaçonné, et offre pêle-mêle, sous le format de l’écriture inclusive, une interview d’Anouck Fourmigué, commissaire de police de Saint-Denis, et « dyonisienne du monde » avant tout, des horaires de cours de self-défense, un « tuto » sur l’application « Bien vu » qui permet de signaler « toute anomalie dans les rues de votre ville », un état d’avancement de l’implantation de caméras de vidéosurveillance (400 d’ici à 2024) et, pour faire bonne mesure, un condensé de la doctrine municipale en matière de sécurité : « pacifier l’espace public », selon Nathalie Voralek, adjointe chargée de la sécurité.
En mai 2021, Mme Voralek, très dynamique sur les réseaux sociaux, figurait au nombre des élus présents lors du rassemblement de 35 000 policiers venus applaudir, sous les fenêtres de l’Assemblée nationale, un responsable syndical clamant que « le problème de la police, c’est la justice ».
Le 4 février toutefois, nombre de Dyonisiens ont trouvé que Mathieu Hanotin avait peut-être poussé un peu loin le bouchon sécuritaire en s’offrant une virée à la cité Péri-Langevin, harnaché pour l’occasion d’un gilet pare-balles, dont le dossard indiquait, en lettres capitales blanches sur fond noir, « MAIRE DE SAINT-DENIS ». Pareil accoutrement visait-il à souligner sans équivoque la solennité de l’événement ou témoignait-il de menaces avérées pesant sur la sécurité de l’élu ? Ni l’un ni l’autre, répond le cabinet de M. Hanotin : cette initiative relevait simplement d’un scrupuleux respect des prescriptions réglementaires en vigueur au sein de la municipalité, auxquelles « le maire ne déroge pas ». « Les observateurs (…) véhiculés dans une voiture de la police municipale, précise par écrit son cabinet, sont dans l’obligation de porter un gilet pare-balles. »
Elue d’opposition du groupe Saint-Denis à gauche, qui compte dans ses rangs l’ancien maire communiste de la ville Laurent Russier, défait par M. Hanotin en 2020, Sophie Rigard voit plutôt dans cet épisode le symptôme d’une dérive illustrée, deux jours plus tard, par les incidents de la place Georges-Arnold. « Cette affaire de supporteurs brutalisés, analyse l’élue, est le résultat d’un cocktail explosif : amateurisme des policiers municipaux et sentiment d’impunité. Le maire en est responsable à un double titre : il doit répondre à la situation particulière de la fillette blessée sans attendre la moindre décision judiciaire ; il doit ensuite faire cesser sa politique du tout-répressif, qui risque de dégénérer encore plus sérieusement à l’avenir. »
A la fin de la séquence vidéo tournée le soir du 6 février, les deux policiers en civil refont une brève apparition sur la place Georges-Arnold désertée. En apercevant le vidéaste à son balcon, un peu tard sans doute, leurs silhouettes se figent. Puis tous deux rabattent la capuche de leur blouson sur leur visage et tournent le dos à l’objectif avant de s’éloigner.