«Nice-Matin», «La Provence»: au cœur des tractations avant les municipales
Xavier Niel a acquis les 34 % que le groupe belge Nethys contrôlait dans Nice-Matin et les 11 % dans La Provence. Selon nos informations, le propriétaire de Free va revendre cette dernière participation à Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA-CGM. Ce meccano risque de profiter au maire de Nice, Christian Estrosi, et à la candidate à la mairie de Marseille Martine Vassal.
L’approche des élections municipales met le monde de la macronie en ébullition. Alors qu'Emmanuel Macron et madame s'activent beaucoup autour de Marseille et de Lyon notamment, les grandes manœuvres dans la presse régionale du sud de la France ont commencé. Ces dernières alimentent de nombreuses fuites dans la presse. Le Point écrit ainsi que le propriétaire de Free et copropriétaire du groupe Le Monde, Xavier Niel, s’est mis sur les rangs pour racheter les 34 % que contrôle le groupe belge Nethys dans Nice-Matin avec une arrière-pensée : son véritable but serait à terme de revendre le journal régional et de mettre la main sur les actifs de télécommunications du groupe belge, et notamment sur sa filiale Voo qui est un opérateur de télévision analogique et numérique, de connexion internet à très haut débit ainsi que de téléphonie fixe et mobile sur l’ensemble de la Wallonie et une partie de Bruxelles. Le même magazine croit aussi savoir que la participation de 11 % dans La Provence, détenue par le même groupe Nethys, intéresserait un autre acquéreur : Rodolphe Saadé, le très influent PDG du géant du transport maritime CMA-CGM.
Alors, qui dit vrai ? Les deux médias sont parvenus à reconstituer un petit bout des tractations secrètes qui se sont déroulées ces dernières semaines autour des deux grands quotidiens régionaux que sont Nice-Matin et La Provence, mais sans parvenir à en percer tous les secrets. Selon nos informations, le milliardaire français Xavier Niel a en effet obtenu du groupe belge Nethys la signature d’une promesse de vente de sa filiale Avenir Développement, qui regroupe exclusivement ses participations dans les deux journaux régionaux. Les actifs de télécommunications ou d’Internet du groupe belge ne sont donc pas concernés par cet accord de cession, qui doit être soumis aux autorités de la concurrence et qui ne devrait donc être effectif qu’à la fin de l’été.
Selon nos informations, Xavier Niel ne serait toutefois pas intéressé par La Provence et ne souhaiterait conserver que sa participation dans Nice-Matin. Avec Bernard Tapie, actionnaire majoritaire de La Provence, il a donc convenu qu’il revendrait immédiatement les 11 % qu’il va acquérir dans le quotidien marseillais, au profit d’un investisseur que son interlocuteur va lui proposer. Et cet investisseur, nous avons obtenu la confirmation qu’il s’agissait bel et bien du clan Saadé.
C’est donc un véritable big-bang que va connaître dans les prochaines semaines la presse régionale du sud de la France. Ce séisme risque d’avoir de très fortes implications sur la politique locale à la veille de la campagne des municipales. En particulier, il risque de faire les affaires de Christian Estrosi, le maire (LR) de Nice. Et de son côté, la présidente (LR) du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, Martine Vassal, qui veut partir à la conquête de la mairie de Marseille, rêve de profiter de ce grand meccano médiatique pour enrôler le quotidien régional dans sa cause.
Pour comprendre ces interférences entre ces batailles capitalistiques et ces ambitions politiques, il faut entrer dans le détail de ces deux dossiers.
Dans le cas du groupe Nice-Matin (qui regroupe les quotidiens Nice-Matin, Var-Matin et Monaco-Matin), le patron et propriétaire d’Iliad-Free, Xavier Niel, par ailleurs copropriétaire du groupe Le Monde, a donc créé la surprise la semaine passée en se mettant sur les rangs pour prendre le contrôle du quotidien, au nez et à la barbe du milliardaire franco-libanais, Iskandar Safa, propriétaire du magazine de droite radicale Valeurs actuelles. Tout au long de ces derniers mois, ce dernier semblait pourtant en bonne position pour racheter les 34 % de Nice-Matin détenus par le groupe belge Nethys, au travers de sa filiale dénommée Avenir Développement, et peut-être monter ultérieurement au capital si d’aventure les 456 salariés actionnaires de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) contrôlant les 66 % restants du capital souhaitaient se désengager, partiellement ou totalement.
Mais finalement, Xavier Niel avait coupé l’herbe sous le pied d’Iskandar Safa. C’est lui-même qui l’a révélé par un communiqué transmis à l’AFP en date du 16 juin : « Le Groupe Nethys a informé mercredi 12 juin la direction de Nice-Matin qu'il était entré en négociation avec Xavier Niel afin qu'il prenne, via sa holding personnelle NJJ et dans des délais courts, une participation majoritaire au sein de la société Avenir Développement détenue par Nethys », a indiqué le fondateur de Free et copropriétaire du groupe Le Monde.
Dans le même communiqué, Xavier Niel assurait aussi que son accord avec Nethys « permettrait à Avenir Développement d'assumer pleinement ses responsabilités d'actionnaire dans le cadre du plan de redressement de Nice-Matin aux côtés de la direction, de la rédaction et des équipes de Nice-Matin ». « L'objectif de cette opération est en effet d'accompagner la stratégie de développement des titres et de leurs déclinaisons, dans le strict respect de l'histoire et de l'identité des journaux, avec l'ambition de conforter leur indépendance éditoriale tout en construisant un modèle économique pérenne », poursuivait le richissime homme d'affaires.
Dans ce communiqué, Xavier Niel n’a pas précisé explicitement qu’il avait aussi acquis les 11 % dans La Provence, mais avec le recul, les formules utilisées confirment nos informations selon lesquelles c’est bel et bien sur Avenir Développement que Xavier Niel a obtenu un accord de cession.
Selon nos informations, Xavier Niel a fait valoir à certains de ses proches – c’est du moins la version qu’il leur a servie – qu’il a appris en début d’année le possible rachat de Nice-Matin par Iskandar Safa, et qu’il n’aurait pas voulu que ce quotidien tombe entre les mains d’un investisseur aussi engagé dans les combats de la droite radicale. Quoi qu’il en soit, Xavier Niel a fait à l’époque approcher le PDG de Nice-Matin, Jean-Marc Pastorino, pour savoir s’il pouvait encore faire une offre pour acquérir les 34 % de Nethys. Lequel Jean-Marc Pastorino a décliné la proposition, au motif que l’offre d’Iskandar Safa était en bonne voie et convenait au journal.
13 à 14 millions sur le compte courant de La Provence
L’affaire aurait pu en rester là. Mais d’après nos sources, Xavier Niel a noué des contacts voici environ un mois avec Nethys. Et le groupe belge lui a fait savoir qu’il ferait volontiers affaire avec lui, s’il avait l’espoir de récupérer les sommes qu'il a investies dans Nice-Matin.
Mais cette lecture, de nature industrielle, n’est évidemment pas la seule : il y a aussi une lecture politique du coup de force de Xavier Niel, et de la mise à l’écart d’Iskandar Safa. À l’approche des élections municipales, le maire Les Républicains (LR) de Nice Christian Estrosi a en effet de bonnes raisons d’être inquiet, car il n’est pas assuré de conserver son mandat.
Le député (LR) des Alpes-Maritimes et président du conseil départemental Éric Ciotti est depuis 2017 en guerre contre son camarade de parti et défend une ligne de droite beaucoup plus radicale, sinon proche du Rassemblement national. Christian Estrosi a donc fait passer le message à l’Élysée qu’il était « Macron-compatible » et s’est dit partisan de listes de « coalition » réunissant LR et La République en marche (LREM).
Pour la campagne des municipales à Nice, le quotidien Nice-Matin devient donc un enjeu de pouvoir majeur. Si le quotidien tombe dans l’escarcelle de Xavier Niel, qui ne cache pas sa forte proximité avec Emmanuel Macron, Christian Estrosi aura de bonnes raisons de s’en réjouir. Mais si c’est Iskandar Safa, propriétaire du magazine de droite radicale Valeurs actuelles qui met la main sur le quotidien, on comprend sans peine qu’Éric Ciotti pourra s’en féliciter. Le milliardaire a beau répéter que s’il prenait le contrôle de Nice-Matin, il ne manifesterait aucune préférence politique, on se doute qu’il partage beaucoup des convictions d’Éric Ciotti.
Alors, est-ce l’Élysée qui a piloté l’intervention de Xavier Niel pour sauver le soldat Estrosi et lui permettre de conserver la mairie de Nice ? On ne peut évidemment pas éluder la question, même si les militants locaux LREM n’ont guère envie de se ranger derrière le maire sortant, et l’ont publiquement fait savoir. De son côté, un proche du patron de Free conteste absolument que l’opération de Xavier Niel ait été effectuée à la demande de l’Élysée.
Le cas de Marseille est plus complexe car, pour l’heure, personne n’a encore véritablement abattu ses cartes. Mais il n’est guère difficile d’identifier les camps en présence pour la campagne municipale et de comprendre que, là encore, La Provence est elle aussi au cœur des grandes manœuvres en préparation.
Ce n’est certes pas la première fois que le journal régional aiguise des appétits politiques locaux. Selon un témoignage précis dont dispose Mediapart, si Bernard Tapie a racheté fin 2012, en piochant dans le magot de l’arbitrage frauduleux, le groupe Hersant, avant de ne conserver de cet empire de presse que le groupe La Provence, c’est à la demande de Nicolas Sarkozy qu’il l’a fait, dans le but de partir ultérieurement à la conquête de la mairie de Marseille. Mediapart s’était déjà fait l’écho de ce projet de Tapie de conquérir La Provence pour accéder ensuite à la mairie (lire ici). Mais à l’époque le projet de retour sur la scène politique marseillaise de l'ex-homme d'affaires avait tourné court, compte tenu de ses ennuis judiciaires.
À l’époque, Bernard Tapie avait pourtant reçu de nombreux appuis. Pour racheter le groupe Hersant Média, il avait en effet mis sur la table 25 millions d’euros (provenant de l’arbitrage frauduleux) pour racheter à parité avec Philippe Hersant (le fils de feu Robert Hersant), qui lui aussi amenait 25 millions d’euros, l’ensemble des journaux du Sud-Est (La Provence, Nice-Matin, Corse-Matin, plus la totalité des journaux de France-Antilles), comme Mediapart l’avait chroniqué à l’époque (lire ici).
Mais ces sommes n’auraient pas suffi, si dans le même temps Bernard Tapie n’avait pas profité d’un autre coup de main. Dans l’opération de rachat du groupe de presse régional par le tandem Tapie-Hersant, les 17 banques qui avaient des créances sur le groupe de presse ont accepté d’abandonner environ 180 millions d’euros. Pour être précis, le groupe de Philippe Hersant, dénommé Groupe Hersant Média (GHM), avait un endettement de 215 millions d’euros auprès de ces 17 banques, auxquels il faut ajouter environ 15 millions d’euros d’intérêts, soit au total 230 millions d’euros. De leur côté, Philippe Hersant et Bernard Tapie avaient donc apporté 50 millions d’euros pour reprendre un groupe débarrassé de ses dettes. CQFD ! Les banques de la place ont bel et bien accepté, à l’époque, de perdre 180 millions d’euros dans l’affaire.
Si cette opération a pu voir le jour, c’est qu’une des banques créancières a lourdement pesé à l’époque auprès des autres établissements pour qu’ils acceptent ce montage permettant à Bernard Tapie de mettre la main sur cet empire médiatique. Il s’agit de la banque BPCE, présidée à l’époque par François Pérol, l’ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous le quinquennat Sarkozy. En clair, La Provence a, dès cette époque, été au centre d’obscures manigances pour permettre à Bernard Tapie de conquérir la mairie.
Le quotidien se retrouve de nouveau au cœur de grandes manœuvres comparables à l’approche des municipales de 2020. Officiellement, les journalistes et employés de La Provence ignorent à quelle sauce ils vont être mangés. Ils n’ont que quelques repères sommaires. D’abord, ils savent que Bernard Tapie est très pressé : de nouveau malade, il saura le 9 juillet si la cour d’appel de Paris le condamne à une peine de prison – le parquet a requis cinq ans ferme – lors du procès pénal de l’arbitrage frauduleux. Surtout, avant même cette échéance, c’est le 4 juillet que le tribunal de commerce de Bobigny examinera la demande du parquet de conversion en liquidation judiciaire des sociétés de Bernard Tapie, actuellement en redressement judiciaire. Même si le jugement est mis en délibéré, Bernard Tapie devrait savoir d’ici à la fin de ce mois de juillet si ces sociétés sont mises ou non en liquidation.
Bernard Tapie est donc engagé dans une véritable course de vitesse : il souhaite trouver très vite une issue pour La Provence, car si la liquidation est prononcée, il sera définitivement hors jeu. Avant une possible liquidation, il aimerait beaucoup pouvoir trouver un moyen qui lui permette de remettre la main sur le compte courant de La Provence où sont déposées des sommes considérables. À la faveur d’une cession rapide du quotidien, il pense donc y parvenir.
Nethys et Tapie ont apporté ces dernières années en compte courant des sommes importantes à La Provence – Tapie piochant encore une fois dans le magot de l’arbitrage. Mais craignant une possible liquidation, ce dernier a commencé à chercher depuis quelque temps à récupérer une partie de cet argent. Prétextant que les apports de Nethys et les siens n’avaient pas été effectués au prorata des valeurs de leurs parts respectives, il a ainsi récupéré 1,2 million d’euros en 2017 – somme qu’il a empochée, alors qu’elle aurait dû revenir aux finances publiques. Selon des sources bancaires, d’autres retraits seraient intervenus en 2018. Bernard Tapie aimerait dans les prochains jours achever ce tour de passe-passe, en récupérant la majeure partie des 13 à 14 millions d’euros qui sont encore sur ce compte courant.
Tapie a donné sa « parole d’honneur » à Rodolphe Saadé
Très pressé d’organiser la cession de La Provence, Bernard Tapie a récemment proposé à Xavier Niel de venir le rencontrer à son domicile. Et c’est à cette occasion que le montage final de l’opération a été arrêté : Xavier Niel a confirmé à Tapie qu’il disposait d’une promesse de vente de Nethys sur les 34 % de Nice-Matin et sur les 11 % de La Provence, et lui a indiqué qu’il était disposé à rétrocéder cette dernière participation. De son côté, Tapie a indiqué à Niel qu’il avait dans sa manche un investisseur prêt à acquérir ces 11 % pour 5,2 millions d'euros. Tapie en a-t-il dit plus à Niel ? Lui a-t-il expliqué qu’il avait conclu avec le clan Saadé un accord plus large, portant sur ses propres actifs dans le journal, et sur son compte courant ?
Quoi qu’il en soit, Bernard Tapie s’est ensuite bien gardé d’informer les salariés de La Provence de ce qui se tramait. Comme le souligne un tract de l’intersyndicale du journal, les organisations syndicales ont ainsi demandé récemment à être reçus par le PDG de La Provence, Jean-Christophe Serfati, afin d’être fixés sur l’avenir du journal.
Mais c’est finalement la directrice générale adjointe qui les a reçus, le 24 juin. Celle-ci s’est bornée à leur faire la lecture d’un mail envoyé le même jour par Bernard Tapie. Lequel mail était pour le moins énigmatique : « Après une visite très amicale à mon domicile avec M. Xavier Niel, je vous confirme le processus de désengagement de Nethys pour le groupe Nice-Matin et La Provence. Le protocole a été, semble-t-il, signé entre l’Avenir développement et Xavier Niel, exclusivement sur les actions de Nice-Matin. Concernant les 11 % du capital de l’Avenir Développement de La Provence, il n’a, à aucun moment, été question que le groupe de M. Niel soit candidat au rachat […]. Des discussions sont en cours avec des acteurs de forte notoriété et de grande valeur. La prochaine étape étant le choix du partenaire, je vous communiquerai son identité dans les plus brefs délais. »
À la limite du délit d’entrave, Bernard Tapie induit donc les salariés du groupe La Provence en erreur, en leur cachant l'opération qui se trame. Quels sont ces « acteurs de forte notoriété » dont parle Bernard Tapie ? Il s’agit bel et bien, selon nos informations, de Rodolphe Saadé, PDG du géant du transport maritime CMA-CGM, avec lequel Bernard Tapie a négocié, vianotamment le PDG de La Provence Jean-Christophe Serfati.
Interrogé par Mediapart ce samedi 29 juin, Bernard Tapie a finalement admis ce qui se prépare. Il nous a dit avoir donné sa « parole d’honneur » à Rodolphe Saadé que la cession de La Provence interviendrait en sa faveur. En clair, rien n'est signé mais l'engagement est irréversible. Il nous a cependant apporté cette précision : compte tenu du pacte d’actionnaires qui le lie à Nethys, les 11 % de La Provence devront être rétrocédés aux Saadé avant que l’accord final ne soit conclu entre Niel et Nethys. Autrement dit, Niel ne pourra pas faire ce qu’il veut d’Avenir Développement : s’il veut que sa prise de contrôle soit effective, il faudra au préalable que La Provence soit apportée aux Saadé.
Pour la rédaction du quotidien, l’irruption du clan Saadé n’est pas franchement une surprise : beaucoup de journalistes ont observé avec consternation ces derniers temps que la direction du journal, emmenée par Franz-Olivier Giesbert, manifestait comme par hasard une étonnante complaisance envers ce groupe. Pas plus tard que ce vendredi 28 juin, le journal a ainsi consacré un article dithyrambique à la pose d’une plaque commémorant le décès, voici exactement un an, du PDG emblématique du groupe, Jacques Saadé.
Ce choix de céder l’avenir de La Provence à la famille Saadé, en lui permettant d’acquérir les parts de Nethys et de Tapie, correspond à une convergence d’intérêts, selon nos informations.
Primo, il y a d’abord l’intérêt de Bernard Tapie, qui aurait par ce biais l’assurance de remettre la main sur le compte courant qu’il convoite, avant qu’une mise en liquidation ne le lui interdise. Selon nos informations, l'accord trouvé par Bernard Tapie avec la famille Saadé ne porterait pas que sur la rétrocession par Xavier Niel des 11 % acquis auprès de Nethys. Cet accord serait beaucoup plus large : il pourrait porter sur sa propre participation dans le journal et donc aussi sur le fameux compte courant.
Deuzio, il y a ensuite l’intérêt de l’actuel PDG de La Provence, Jean-Christophe Serfati, qui a conduit les négociations avec le clan Saadé, et qui selon nos sources en a profité pour obtenir la garantie de l’acquéreur potentiel qu’il serait maintenu dans ses fonctions.
Et puis tertio, il y a l’intérêt de Martine Vassal, la présidente (LR) du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, qui selon nos informations a beaucoup pesé en faveur du clan Saadé, dans l’espoir que le journal vienne ainsi jouer en sa faveur lorsqu’elle entrerait en campagne pour conquérir la mairie de Marseille.
Que vient donc faire Martine Vassal dans cet imbroglio autour du quotidien régional ? En fait, il faut plonger dans la tambouille politique locale pour élucider le mystère. Au mois de septembre 2018, Jean-Claude Gaudin lui a « donné » la présidence de la métropole pour lui permettre de combler son manque de notoriété en présidant une collectivité bien plus importante politiquement que le conseil départemental dont elle est la présidente.
Pour sceller son accord avec Jean-Claude Gaudin, Martine Vassal a accepté de mettre rapidement à la tête de l’administration métropolitaine, en qualité de directeur général des services, un très proche du maire sortant, Domnin Rauscher. Ce dernier a fait sa carrière à la Ville de Marseille en s’occupant avec beaucoup de zèle de tous les puissants promoteurs immobiliers proches, amis et généreux soutiens des campagnes électorales du maire Jean-Claude Gaudin.
Domnin Rauscher est celui qui octroie les permis de construire, accorde les partenariats public-privé (celui pour le stade Vélodrome est du nombre) et la réhabilitation des écoles élémentaires. C’est aussi lui qui décide à qui vendre des terrains ou de vieux immeubles appartenant à la mairie pour des investisseurs. C’est lui qui gère la politique de l’habitat au travers des aides financières en faveur des organismes HLM, comme Marseille Habitat, le bailleur social de la ville, chargé notamment de l’éradication de l’habitat indigne. On a vu le résultat de cette politique publique municipale, avec l’effondrement rue d’Aubagne d’un immeuble attenant à un vieil immeuble municipal inoccupé depuis des années.
Cette gestion est dans la parfaite continuité d’un système clientéliste, où se mélange une administration aux ordres des interventions politiques en échange de fulgurants avancements de carrière. Martine Vassal est donc la nouvelle représentante d’un vieux système clientéliste marseillais qui essaie de survivre. Un autre indice en témoigne : Jean-Claude Gaudin a demandé à Martine Vassal de bien protéger son élu favori, Yves Moraine, mairie des 6e et 8earrondissements, qui étaient son fief.
Yves Moraine, président du groupe LR au conseil municipal, est un fidèle du maire. Il a vu ses ambitions municipales anéanties lorsqu’il a perdu aux dernières législatives une circonscription réputée largement gagnable. À défaut de devenir maire de Marseille, il a demandé à Martine Vassal de peser de tout son poids politique pour l’installer comme premier adjoint de la ville si elle était élue maire. Hasard ! Ces deux élus ont été les deux seuls invités présents au déjeuner – privé – organisé entre Brigitte Macron et Jean-Claude Gaudin le 14 juin.
La Provence risque désormais d’être happée dans ces manigances, car la direction du journal est elle-même familière de ces mêmes réseaux. Le PDG du journal, Jean-Christophe Serfati, évolue en effet dans ces mêmes milieux et est proche de Marc Jolibois, le directeur de cabinet et ami intime de Martine Vassal. Selon de très bonnes sources, ce scénario prévoyant de faire tomber La Provence dans l’escarcelle des Saadé est donc celui qui pourrait le mieux épauler les ambitions marseillaises de Martine Vassal.
Politiquement, l’affaire n’est certes pas réglée. Car comme à Nice, les élus locaux de La République en marche ont clairement fait comprendre qu’ils n’étaient guère disposés à se ranger, lors des municipales, derrière une candidate adoubée par Jean-Claude Gaudin et qui incarne le système clientéliste dont il a été longtemps la clé de voûte. Mais les voyages à répétition à Marseille d’Emmanuel Macron aussi bien que de son épouse, Brigitte, ces derniers jours, n’ont pas levé cette hypothèque : le « nouveau monde » que le président prétendait incarner n’a pas encore clairement exclu de se dissoudre dans le « vieux monde », qui à Marseille prend un aspect caricatural.
Quoi qu’il en soit, pour La Provence, cela risque de ne pas changer grand-chose. Il y règne depuis quelque temps un climat pour le moins délétère. Même s'il gagne un salaire approchant les 20 000 euros par mois en qualité de directeur des activités numériques du journal, Stéphane Tapie, le fils de Bernard, n'y a pas été vu depuis plus de deux mois : tout le monde sait qu'il est en guerre avec le PDG du journal. De leur côté, les salariés qui ignorent tout de leur avenir sont profondément inquiets. Et on les comprend : entre les tentatives de ponctions financières dont rêve son actionnaire, la proximité pro-Vassal de son PDG, et les arrière-pensées du clan Saadé, le journal risque d’être entraîné dans les mois qui viennent, contre son gré, vers des rives qui n’ont pas grand-chose à voir avec le journalisme ni avec le droit de savoir des citoyens.
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