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Cadences, sous-traitance, pression… quand le travail tue

Par Jules Thomas

Enquête« Morts au travail : l’hécatombe. » Deux personnes meurent chaque jour, en moyenne, dans un accident dans le cadre de leur emploi. Ce chiffre, sous estimé, qui n’intègre pas les suicides ou les maladies, illustre un problème systémique

 

« J’ai appris la mort de mon frère sur Facebook : la radio locale avait publié un article disant qu’un homme d’une trentaine d’années était décédé près de la carrière, raconte Candice Carton. J’ai eu un mauvais pressentiment, j’ai appelé la gendarmerie, c’était bien lui… L’entreprise a attendu le lendemain pour joindre notre mère. » Son frère Cédric aurait été frappé par une pierre à la suite d’un tir de mine le 28 juillet 2021, dans une carrière à Wallers-en-Fagne (Nord). Il travaillait depuis dix-sept ans pour le Comptoir des calcaires et matériaux, filiale du groupe Colas.

Deux ans et demi plus tard, rien ne permet de certifier les causes de la mort du mécanicien-soudeur de 41 ans. D’abord close, l’enquête de gendarmerie a été rouverte en septembre 2023 à la suite des conclusions de l’inspection du travail, qui a pointé la dizaine d’infractions dont est responsable l’entreprise. Cédric Carton n’avait pas le boîtier pour les travailleurs isolés, qui déclenche une alarme en cas de chute. « Ils l’ont retrouvé deux heures après, se souvient sa sœur. Le directeur de la carrière m’a dit que mon frère était en sécurité, et qu’il avait fait un malaise… alors qu’il avait un trou béant de 20 centimètres de profondeur de la gorge au thorax. » En quête de réponses, elle a voulu déposer plainte deux fois, chacune des deux refusée, multiplié les courriers au procureur, pris deux avocats… Sans avoir le fin mot de cette triste histoire.

 

Que s’est-il passé ? Est-ce la « faute à pas de chance », les « risques du métier » ? Qui est responsable ? Chaque année, des centaines de familles sont confrontées à ces questions après la mort d’un proche dans un accident du travail (AT), c’est-à-dire survenu « par le fait ou à l’occasion du travail, quelle qu’en soit la cause ».

 

« Un chauffeur routier a été retrouvé mort dans son camion », « Un ouvrier de 44 ans a été électrocuté », « Un homme meurt écrasé par une branche d’arbre », « Deux ouvriers roumains, un père et son fils, trouvent la mort sur un chantier à Istres [Bouches-du-Rhône] »… Le compte X de Matthieu Lépine, un professeur d’histoire-géographie, qui recense depuis 2019 les accidents dramatiques à partir des coupures de presse locale, illustre l’ampleur du phénomène. Vingt-huit ont été comptabilisés depuis janvier.

 

Accidents mortels deux fois plus fréquents chez les intérimaires

En 2022, selon les derniers chiffres connus, 738 décès ont été recensés parmi les AT reconnus. Soit deux morts par jour. Un chiffre en hausse de 14 % sur un an, mais stable par rapport à 2019. Et, depuis une quinzaine d’années, il ne baisse plus. A cela s’ajoutent 286 accidents de trajet mortels (survenus entre le domicile et le lieu de travail) et 203 décès consécutifs à une maladie professionnelle.

 

Et encore, ces statistiques sont loin de cerner l’ampleur du problème. La Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) ne couvre que les salariés du régime général et n’intègre donc ni la fonction publique, ni les agriculteurs, ni les marins-pêcheurs, la majorité des chefs d’entreprise ou les autoentrepreneurs. C’est ainsi qu’en 2022 la Mutualité sociale agricole (MSA) a dénombré 151 accidents mortels dans le secteur des travaux agricoles, 20 % de plus qu’en 2019.

Pour disposer de chiffres plus complets, il faut se tourner vers la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (Dares). Problème : sa dernière étude porte sur 2019… A cette époque, elle dénombrait 790 AT mortels chez les salariés affiliés au régime général ou à la MSA et les agents des fonctions publiques territoriale et hospitalière.

Le secteur de la construction est celui où la fréquence des accidents mortels est la plus importante (le triple de la moyenne). Arrivent ensuite l’agriculture, la sylviculture et la pêche, le travail du bois et les transports-entreposage. Quatre-vingt-dix pour cent des victimes sont des hommes, et les ouvriers ont cinq fois plus de risques de perdre la vie que les cadres.


 

Les accidents mortels sont deux fois plus fréquents chez les intérimaires. En octobre 2023, un jeune de 25 ans est ainsi mort lors de son premier jour au Decathlon de la Madeleine, à Paris, écrasé par un chariot élévateur lors du déchargement d’un camion approvisionnant le magasin. Les intérimaires sont plus en danger dans la mesure où, passant d’un métier à l’autre, d’une entreprise à une autre, ils sont moins bien formés. Ils sont également sous pression, car, pour eux, dénoncer un manquement à la sécurité, c’est le risque de ne plus être rappelés pour une prochaine mission.

La France est souvent présentée comme l’un des pires élèves en Europe : selon Eurostat, en 2021, la France avait le quatrième taux le plus élevé d’accidents mortels : 3,32 pour 100 000 travailleurs, soit près du double de la moyenne de l’Union européenne (1,76). Ce chiffre plus élevé s’explique par la reconnaissance quasi systématique, en France, des malaises fatals comme accidents du travail (en 2022, 57 % des morts au travail étaient consécutives à un malaise), ce qui n’est pas le cas dans les autres pays.

« Ailleurs, il n’y a pas d’obligation déclarative des AT par les employeurs du même niveau que la nôtre. Un AVC, par exemple, ne sera pas reconnu dans la majorité des pays européens », explique Raphaël Haeflinger, directeur général d’Eurogip, un groupement d’intérêt public né sous l’égide de la CNAM, qui vise à défendre la prévention des risques professionnels à l’échelle européenne. Quoi qu’il en soit, les accidents mortels (hors malaises) demeurent à un niveau élevé, et dessinent un problème systémique sur l’état de la santé et de la sécurité au travail dans les entreprises françaises.

 

« L’ampleur du phénomène »

Les familles questionnent immédiatement la responsabilité de l’employeur. Surtout quand des circonstances floues entourent l’événement. Comme dans le cas de Moussa Sylla, un agent de nettoyage employé par le sous-traitant Europ Net, mort après un choc contre un mur au sous-sol de l’Assemblée nationale, en juillet 2022. Il aurait été éjecté par sa machine autolaveuse, mais le parquet de Paris n’a pas intenté de poursuites pour le moment.

Johanna Daire-Bento a, elle aussi, des incertitudes. Le 3 avril 2020, son mari, technicien de maintenance dans une blanchisserie industrielle en Seine-et-Marne, meurt asphyxié dans un sèche-linge. Les enquêtes ne sont toujours pas terminées. « Au début, la gendarmerie me disait que c’était la faute d’Alexandre, qu’il avait mal géré la machine. Mais il était tout seul, et me racontait souvent qu’il n’y avait pas assez de cadenas pour la sécuriser… »

 

A la tristesse et la colère s’ajoute, pour la famille, la plongée dans un monde inconnu. « Le lendemain de l’accident, ils vous parlent d’autopsie, de permis d’inhumation, de l’avis nécessaire du procureur… Vous ne comprenez rien, témoigne Candice Carton. Sans compter les mesquineries. J’ai demandé que la stèle soit prise en charge, le directeur a refusé. » Voire la mise en cause du salarié par un employeur. « Certains dirigeants prétendent tout de suite que c’est la faute de la victime, qu’il avait des équipements et ne les a pas utilisés… C’est une explication trop facile, il y a toujours des éléments d’organisation du travail à l’origine d’un AT », décrit Thomas Kapp, responsable du pôle travail de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) Grand Est.

 

Lors de la mort de son fils Flavien en 2022, percuté par une pièce métallique défectueuse sur un chantier de forage pétrolier, Fabienne Bérard prend conscience de « l’ampleur du phénomène » et se dit que sa famille n’est sûrement pas la seule à être démunie. Elle cofonde Collectif familles : stop à la mort au travail, en 2023, pour « mettre des visages sur des chiffres » et adresser un certain nombre de revendications au ministère du travail. Objectif : obtenir la prise en charge des frais d’avocat et d’obsèques par les employeurs, davantage de sanctions en cas de manquements et de négligence, la publication d’une liste noire des entreprises condamnées, plus d’agents de contrôle pour l’inspection du travail – il y en a seulement un pour dix mille salariés –, ainsi qu’un meilleur comptage des morts.

Pour le collectif, ces situations qui se répètent jour après jour ne sont pas une accumulation de faits divers, mais un « fait social » qui témoigne d’une dégradation continue des conditions de travail. « Dans les secteurs précaires, avec beaucoup d’externalisations, il n’y a plus de temps de coordination des équipes, ce qui crée des risques », observe Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, qui s’est portée partie civile sur 112 procédures consécutives à un AT mortel depuis 2017.

Si la CGT accompagne fréquemment le collectif, la plupart des proches de victimes déplorent le manque d’implication des représentants syndicaux dans les entreprises concernées. La disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, englobés désormais dans les comités sociaux et économiques, l’explique en partie.

 

Front commun des familles

L’action du collectif de familles a notamment abouti à une campagne de communication gouvernementale pour sensibiliser les employeurs et les salariés. Elle s’ajoute à deux plans de prévention nationaux qui ciblent les risques les plus accidentogènes (accidents de la route, chutes de hauteur et utilisation de certaines machines). Le collectif a également travaillé sur un projet de guide d’accompagnement pour les proches des victimes, qui devrait être diffusé nationalement, avec la DREETS du Grand-Est. Cette dernière a reçu les familles en octobre 2023, lors de la journée de formation de ses inspecteurs du travail. « Il nous semblait important de leur donner la parole, d’inciter nos agents à davantage communiquer avec les proches », juge Thomas Kapp.

Un bilan un peu maigre alors que les ressources à disposition des employeurs pour éviter les accidents sont déjà légion. L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) propose, par exemple, une liste d’une cinquantaine d’éléments-clés à analyser (l’expérience de l’individu, le matériel utilisé, son activité, l’organisation du travail), pour ne se baser que sur des faits : « Le but est d’identifier les dysfonctionnements pour trouver des actions correctives que pourrait mettre en œuvre immédiatement l’entreprise – il manque un barreau à une échelle, par exemple – et des actions préventives au global », exprime Anne-Sophie Valladeau, experte d’assistance conseil à l’INRS.

En fait, une majorité d’employeurs, en particulier de très petites entreprises et petites ou moyennes entreprises, ne développent pas de réelle culture de prévention. Faute de temps, nombre d’entre elles remplissent leur document unique d’évaluation des risques professionnels, pourtant obligatoire, en faisant appel à un prestataire extérieur – quand elles le remplissent…

Et si le ministère du travail estime qu’une « minorité fonde sciemment son modèle économique sur un contournement des règles », le mal semble bien plus profond. Familles et syndicats plaident donc pour un alourdissement des sanctions, alors que peu d’entreprises sont poursuivies pénalement par les procureurs et condamnées in fine pour homicide involontaire. Quand c’est le cas, les amendes dépassent rarement quelques dizaines de milliers d’euros.

 

« On est dans un système d’impunité et d’irresponsabilité totales : il faut des sanctions, en pourcentage de chiffre d’affaires, sur les accidents mais aussi sur le défaut de prévention », souhaite Mme Binet, qui insiste sur l’absence de mesures fortes dans les entreprises. Et dénonce celles qui renvoient la responsabilité aux salariés eux-mêmes : « Chez Airbus, dans les vestiaires, on trouve des miroirs où il est écrit “le premier responsable de la sécurité est là” »…

Pour être plus fortes face aux entreprises, les familles assistent ensemble aux procès des employeurs, parfois empreints d’une mauvaise foi consternante : « Certains jouent sur les délais de prescription, d’autres disent que la victime n’a pas souffert et que ça justifie le non-préjudice, s’indigne Candice Carton. Ils ne se remettent pas en question. » Désormais, Mme Bérard souhaite échanger directement avec les employeurs, pour les mettre face à leurs responsabilités. « On a demandé à témoigner au Medef [Mouvement des entreprises de France], à la CPME [Confédération des petites et moyennes entreprises]. Les premiers échanges sont frileux. C’est comme si, en nous recevant, ils admettaient qu’il y a un gros problème avec les morts au travail. C’est justement cette prise de conscience qui est nécessaire. »

 

 

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