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« Morts de désespoir » : les ravages du capitalisme prédateur sur la classe ouvrière américaine

Dans leur livre, Anne Case et Angus Deaton, économistes à l’université de Princeton, s’interrogent sur l’avenir de ce système économique aux Etats-Unis, et ailleurs.

 

Paru l’an dernier aux Etats-Unis, Deaths of Despair and the Future of Capitalism (Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021, 412 pages, 25 euros) résume et élargit les travaux qu’Anne Case et Angus Deaton, économistes à Princeton − aujourd’hui professeurs émérites de cette université – publient depuis cinq ans sur le recul de l’espérance de vie d’une catégorie bien précise de la population américaine : les blancs « non hispaniques » peu diplômés (inférieur au master) des Etats du Midwest et du sud-est des Etats-Unis.

 

Angus Deaton avait étudié précédemment le formidable essor de l’Europe occidentale à partir de la fin du XVIIIe siècle, liant avec brio données économiques et démographiques. Ce qu’il décrit ici avec sa coauteure et collègue, Anne Case, est un phénomène inverse, qui interroge forcément sur l’avenir d’un système économique capable d’engendrer une telle régression après deux siècles de progrès de la vie matérielle et de l’espérance de vie − car les auteurs ne cachent pas leur crainte de voir le phénomène s’étendre à d’autres populations, aux Etats-Unis et ailleurs.

Ils décrivent d’abord, courbes à l’appui, l’ampleur du phénomène − et elle est catastrophique. On parle ici de centaines de milliers de morts. Ils en décortiquent ensuite les causes. Elles sont les mêmes que celles qui ont plongé une bonne partie de la population afro-américaine dans la pauvreté, la maladie et la drogue trente ans auparavant : le manque d’emplois stables et bien payés.

Après la classe ouvrière noire, la classe ouvrière blanche est frappée par la concurrence des industries des pays à bas salaire, l’irruption des technologies de l’information, « l’ubérisation » croissante des emplois de service, l’écrasement ultralibéral des protections réglementaires et syndicales. Le revenu des ouvriers blancs a reculé de 13 % entre 1979 et 2017, quand le revenu national américain par habitant a augmenté de 85 %. C’est le « ruissellement inversé » décrit par les auteurs : aux Etats-Unis, le revenu des plus pauvres a été redistribué aux plus riches.

Corruption du pouvoir politique

Le mérite de ce livre est de ne pas se limiter à ces froides statistiques, mais de montrer comment cet « effet de pauvreté » touche fondamentalement la vie sociale, affective, psychologique de ses victimes, privées des moyens de se protéger des aléas de la vie. D’où l’explosion des taux de suicide, de décès par alcoolisme et par overdose de drogues et d’opiacés…

Comment le fonctionnement du capitalisme américain a-t-il rendu possible une telle régression ? Ici le livre entre dans des considérations plus politiques, renouant avec une tradition de l’économie politique que les collègues d’Angus Deaton et Anne Case semblent avoir trop souvent oubliée au nom de la « science » économique. Il montre comment la capture et la corruption du pouvoir politique américain par les lobbys des grandes entreprises du secteur de la santé et des hôpitaux privés, ou par les corporations médicales diverses, ont fait du système de santé américain une pompe à richesse ruineuse pour le pays et pour sa classe moyenne.

Les auteurs veulent croire qu’il suffirait d’une volonté politique (et judiciaire) pour mettre le holà à de telles dérives, pour que le capitalisme retrouve sa capacité à créer bien-être et progrès. Mais il est vrai qu’ils n’évoquent pas le fait que le mécanisme prédateur qu’ils décrivent trouve ses exactes répliques dans la finance, l’industrie pétrolière, la grande distribution…

 

 

Angus Deaton : « Le Covid-19 disparaîtra mais aux Etats-Unis, l’épidémie de “morts de désespoir” va sans doute continuer »

Entretien L’économiste analyse les causes de la surmortalité qui frappe depuis plus de vingt ans la classe ouvrière blanche américaine. Il dénonce la captation du pouvoir politique et économique par les lobbies, notamment ceux du secteur de la santé.

Est-ce parce qu’Angus Deaton avait reçu, cette année-là, le prix Nobel d’économie pour ses travaux antérieurs sur l’extraordinaire enrichissement de l’Occident au XIXe siècle (La Grande Evasion, PUF, 2015) ? Toujours est-il que l’article qu’il publie avec sa collègue à l’université de Princeton, Anne Case, le 8 décembre 2015, dans la prestigieuse revue scientifique de l’Académie nationale des sciences américaines attirera tant d’attention qu’il engendrera − ce n’est pas si fréquent pour une publication académique − un scandale politique, puis judiciaire.

Une plongée dans les statistiques de santé leur permettait en effet de démontrer que le taux de mortalité des Américains blancs « non hispaniques » âgés de 45 à 54 ans était en hausse constante depuis 1999, à l’inverse de celui des autres catégories de population. La cause la plus massive − mais pas la seule − de cet inquiétant phénomène était la prescription massive par les médecins d’antalgiques contenant des substances addictives − les opioïdes ou opiacés.

Reportages et témoignages se multiplient alors dans les médias, et les plaintes en justice des particuliers, des municipalités et des Etats commencent à pleuvoir contre les laboratoires pharmaceutiques suspectés d’avoir promu en connaissance de cause des médicaments à terme mortels. C’est le plus grand scandale sanitaire de l’histoire américaine.

Mise sur la sellette pour son laxisme, la Food and Drug Administration (FDA) vire de bord et commence à interdire certains médicaments, en juin 2017. En mai 2018, le Congrès auditionne les labos. En 2019, Purdue, fabricant de l’OxyContin, verse 270 millions de dollars (225 millions d’euros) à l’Etat d’Oklahoma pour éteindre les poursuites, mais Johnson & Johnson est condamné à payer 572 millions de dollars à ce même Etat. Les feuilletons judiciaires sont loin d’être terminés.

Paru en 2020 aux Etats-Unis, Deaths of Despair and the Future of Capitalism (Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021, 412 pages, 25 euros) résume et élargit les travaux qu’Angus Deaton et Anne Case ont publiés.

Votre livre explique les causes de la forte hausse de la mortalité d’une partie de la population américaine à partir de 1999, que vous qualifiez d’« épidémie de morts de désespoir », bien avant l’épidémie actuelle de Covid-19. Quelles sont la nature et l’ampleur de ce phénomène ? Qui en sont les victimes ?

Nous définissons comme « morts de désespoir » les décès par suicide, maladie alcoolique du foie et overdose accidentelle de drogue. L’essentiel de la hausse des décès s’est produit après que la FDA a autorisé l’usage de l’OxyContin, et qu’après celui-ci, d’autres opiacés ont commencé à être prescrits massivement comme antalgiques. A une époque, on prescrivait tellement d’opiacés que chaque Américain adulte aurait pu se traiter pendant un mois.

Dans le même temps, le nombre de suicides a augmenté, ainsi que celui des décès dus à l’alcoolisme. On a ainsi comptabilisé, en 2019, 164 000 « morts de désespoir » aux Etats-Unis, contre 65 000 en 1995, qui peut être considérée comme une année « normale » avant l’envolée de cette épidémie − ce qui veut dire que celle-ci provoque aujourd’hui environ 100 000 morts supplémentaires par an. C’est certes moins que les plus de 500 000 morts dus au coronavirus début mars, mais le Covid-19 disparaîtra − nous l’espérons −, alors que l’épidémie de « morts de désespoir », elle, va sans doute continuer.

Lorsqu’on a commencé à en prendre conscience, la hausse des décès s’observait surtout chez les Blancs – le phénomène s’est étendu aux Africains-Américains à partir de 2013 – et concernait presque uniquement la population ne possédant aucun diplôme universitaire, les personnes dites « non qualifiées ». Et cette hausse concerne aussi bien les hommes que les femmes. Beaucoup croient que ce genre de choses ne peut arriver qu’aux hommes et sont incapables d’imaginer que cela puisse toucher aussi les femmes…

Pourquoi cette « épidémie » touche-t-elle spécifiquement la classe ouvrière blanche ? Comment les évolutions économiques du capitalisme américain, la mondialisation et la robotisation ont-elles pu avoir de telles conséquences sur la surmortalité ?

Nous considérons que le marché du travail est l’une des racines du problème, mais le marché du travail a un très large impact sur la vie des gens, et ce sont ces effets qui sont plus directement responsables de ces conséquences.

Les Américains peu éduqués voient leurs salaires baisser depuis un demi-siècle, ils ont de moins en moins accès à de bons emplois, et un nombre croissant d’entre eux n’est même plus intégré au marché du travail. La mondialisation, l’automatisation et le coût de la santé ont joué un rôle dans ce phénomène. Et quand ils sont privés de perspectives d’avenir, les jeunes hommes ont du mal à trouver des femmes prêtes à s’engager dans une relation conjugale : le taux de mariage a fortement baissé parmi ceux qui ne possèdent pas l’équivalent d’une licence.

Pourtant, les couples continuent à cohabiter et à avoir des enfants en dehors du mariage, mais ces cohabitations ont tendance à être instables, et les familles fragiles. C’est pourquoi vous voyez des hommes de 50 ans qui ont plusieurs enfants, mais qu’ils ne connaissent pas parce que les enfants vivent avec leur mère, et avec ses partenaires successifs. Il n’est pas difficile d’imaginer que ces hommes ont une vision plutôt triste de leur existence.

De plus, à mesure que les bons emplois ont échappé aux travailleurs peu qualifiés, ceux-ci ont perdu le sens de l’exercice d’un tel métier, tout comme a disparu leur engagement envers l’employeur, et l’engagement de leur employeur à leur égard.

Les bons emplois favorisaient autrefois les activités collectives, par exemple les clubs sportifs ou les loisirs organisés dans les villes industrielles. Les syndicats aidaient les ouvriers, y compris ceux qui n’étaient pas syndiqués, à obtenir de meilleurs salaires ; ils surveillaient les conditions de travail et jouaient souvent un rôle central dans la vie sociale. Il ne s’agit donc pas seulement de diminution de salaires et de raréfaction des emplois, mais aussi du fait que salaires et emplois alimentaient une bonne partie de la vie sociale et privée.

Vous soulignez des causes spécifiques aux Etats-Unis : les effets pervers du système de santé et d’assurance-santé, la « capture » de la politique par les « lobbys », qui aboutissent à une « redistribution à l’envers », des plus pauvres en direction des plus riches. Qu’entendez-vous par là ?

Assurer les soins et mettre en place un système de santé est difficile dans tous les pays et pour tous les responsables politiques. Mais aucun pays n’a aussi spectaculairement échoué que les Etats-Unis.

Un des principaux problèmes est que le système de santé y est extrêmement coûteux : quasiment un dollar du produit intérieur brut (PIB) américain sur cinq est consacré aux soins de santé. Le deuxième système le plus coûteux au monde est le système suisse. Si nous parvenions à ramener la part du PIB américain consacré à la santé au niveau du système suisse, nous économiserions 1 000 milliards de dollars, soit la moitié de ce que nous dépensons pour l’énorme machine militaire américaine. Et cela ne représente même pas le coût total, mais uniquement le gaspillage, la partie dont nous n’avons pas besoin.

Nos médecins sont trop payés, nos hôpitaux facturent beaucoup trop cher, nos médicaments et interventions médicales coûtent plusieurs fois ce qu’ils coûtent en France ou en Australie. Nous prescrivons énormément de soins et de traitements qui ont très peu d’effet bénéfique mais qui assurent des salaires et des honoraires juteux à ceux qui les procurent. Nous payons tous notre part, alors que seuls quelques-uns en bénéficient, dont beaucoup – pas tous, mais beaucoup – sont déjà très riches.

Tout cet argent consacré à la santé nous empêche de l’utiliser à autre chose. Le gouvernement fédéral en finance une partie à travers le programme Medicare [pour les seniors] et Medicaid [pour les pauvres] et, en tout cas jusqu’au Covid-19, les futurs déficits fédéraux qui se profilaient étaient presque entièrement dus aux dépenses de santé, limitant d’autant la capacité du gouvernement à fournir les biens et services urgents dont les Américains ont besoin.

Les autorités locales paient aussi leur part, de sorte qu’elles doivent rogner les moyens qu’elles consacrent aux universités d’Etat, ce qui limite, pour beaucoup d’Américains moyens, les chances de bénéficier d’un enseignement supérieur.

Plus grave encore, la plus grosse partie de l’assurance-santé est payée par les employeurs au profit de leurs employés. Or il faut bien trouver cet argent quelque part : ils y parviennent soit en diminuant les salaires, soit en supprimant des emplois. Le coût croissant de la santé a, sur le marché du travail des Américains les moins qualifiés, l’effet d’un bulldozer.

Pire encore, les compagnies pharmaceutiques ont vendu des centaines de millions de doses d’antalgiques hautement addictifs comme l’OxyContin, qui ne sont rien d’autre que de l’héroïne légale. Cela a rapporté d’immenses bénéfices à ces compagnies – on estime que la famille qui contrôle OxyContin, les Sackler, a empoché environ 12 milliards de dollars. D’autres pays utilisent aussi l’OxyContin, mais aucun ne prescrit massivement des opiacés en dehors des hôpitaux ; on ne les laisse pas se répandre dans la population.

Alors, pourquoi a-t-on autorisé les grands laboratoires à vendre ces médicaments, à rendre dépendants et à tuer un si grand nombre de personnes ? Pourquoi les autorités ne sont-elles pas intervenues ? Et pourquoi laisse-t-on les hôpitaux, les médecins, les fabricants de matériel médical et les laboratoires pharmaceutiques pratiquer des tarifs aussi élevés ? Tout simplement parce qu’ils savent utiliser leur argent pour s’assurer le soutien d’un certain nombre de politiciens – aux Etats-Unis, les législateurs passent le plus clair de leurs journées au téléphone à lever de l’argent –, pendant que leurs lobbyistes s’emploient à faire en sorte que les lois et réglementations soient conçues en faveur des entreprises qui les emploient.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, les lobbyistes et les politiciens qui leur sont proches ont empêché le gouvernement fédéral de négocier le prix des médicaments avec les laboratoires, de sorte que ceux-ci peuvent pratiquer les prix qu’ils souhaitent. Comme nous le montrons dans le livre, des législateurs sont intervenus pour empêcher la FDA de stopper la fourniture d’opiacés délivrés sur ordonnance. Ce sont là autant d’exemples de capture de rente et d’entreprises qui, en persuadant le gouvernement de modifier les règles en leur faveur, s’enrichissent aux dépens des autres.

Alors que vous le tenez responsable de la mort de centaines de milliers de vos concitoyens, vous réaffirmez paradoxalement votre confiance dans le capitalisme américain. Au chapitre des solutions, vous rejetez en particulier l’idée d’une redistribution de la richesse par la fiscalité forte des hauts revenus, qui avait pourtant caractérisé l’une des plus importantes phases de réduction des inégalités aux Etats-Unis, entre 1940 et 1975. Pourquoi le capitalisme serait-il capable de se réformer pour mettre fin aux phénomènes que vous décrivez ?

Nous souhaitons que le capitalisme fonctionne pour les gens et non contre eux, comme c’est le cas avec le capitalisme corrompu que l’on observe aujourd’hui aux Etats-Unis. La recherche de rente par l’industrie de la santé et d’autres, comme les banques, fausse le capitalisme. C’est à l’opposé du capitalisme compétitif de marché libre qui peut générer l’innovation et la prospérité pour tous. On pourrait définir la recherche de rente comme une sorte de vol légalisé. Or nous pensons que la meilleure façon de combattre le vol est de l’interdire, et non de taxer les gains mal acquis des voleurs !

Il y avait très peu de lobbyistes à Washington en 1970, il est donc tout à fait possible d’imaginer une Amérique qui ne soit pas contrôlée par les chasseurs de rente. Nous ne sommes pas opposés à la hausse des impôts pour les plus aisés, et nous sommes convaincus que les scandaleux cadeaux procurés par les baisses d’impôts introduites par Trump devraient être supprimés. Mais nous ne sommes pas de ceux qui estiment que la prospérité collective de l’après-guerre était due à une fiscalité élevée ; la croissance des revenus était déjà un fait pour tous, y compris avant impôt. Les syndicats et, plus généralement, le plus grand poids politique et économique des travailleurs y étaient pour beaucoup. On ne règle pas le problème de la recherche de rente ou de la redistribution des revenus en faveur des plus riches par une augmentation des impôts.

Je ne pense cependant pas que le capitalisme puisse se réformer de lui-même. Il a besoin d’un strict contrôle démocratique, afin d’empêcher le genre d’abus que l’on observe actuellement aux Etats-Unis. La démocratie libérale est ce dont nous avons besoin, et une démocratie libérale forte peut se servir du capitalisme pour aider ses citoyens à prospérer et s’épanouir. De fait, le capitalisme, avec ses marchés compétitifs et ses récompenses à l’innovation, a fait sortir des centaines de millions de gens de la pauvreté.

Certains critiques de votre livre, aux Etats-Unis, y ont vu une justification, voire une légitimation du vote de 2016 en faveur de Donald Trump, et du discours populiste de défense des « pauvres Blancs » face aux élites, minimisant en particulier le problème – selon eux bien plus grave – du racisme et de la situation sociale des Afro-Américains. Que répondez-vous à ces critiques ?

Nous sommes économistes et chercheurs en sciences sociales, et nous considérons que notre travail consiste à comprendre et à expliquer, non à justifier ou à légitimer. Mais il ne fait aucun doute que les Blancs peu éduqués sont, depuis longtemps, politiquement marginalisés, voire abandonnés.

Nous ne considérons pas que la pauvreté, comme dans l’expression « pauvres Blancs » [« poor white »], soit le problème essentiel. Il est plus juste de s’intéresser au niveau d’éducation et à l’absence de diplôme universitaire. Le parti démocrate, qui représentait autrefois les travailleurs, est devenu, depuis 1970, une alliance entre l’élite urbaine éduquée et les minorités. Les Blancs, qui n’ont pas bénéficié d’un bon niveau d’éducation, ont toutes les raisons de se méfier de ces deux groupes. Ils se sentent bafoués et méprisés par les citadins éduqués (ce que traduit parfaitement la stigmatisation des « pitoyables » [« deplorables »] par Hillary Clinton pendant la campagne électorale de 2016), et ils se sentent menacés par les Noirs qui ont réussi.

Dans le livre, nous citons Martin Luther King, qui disait que les lois racistes ne procuraient guère plus aux Blancs pauvres que le sentiment rassurant qu’au moins ils n’étaient pas Noirs… Depuis que ce « privilège blanc », si ancien qu’il apparaissait comme un droit relevant de l’ordre naturel des choses, s’est érodé au cours des dernières années, les Blancs pauvres ont souvent l’impression d’être opprimés. Donald Trump, avec son racisme à peine voilé et son mépris pour les conventions des classes éduquées, s’est façonné une image capable de séduire ces gens-là.

Votre question semble sous-entendre que nous ne devrions pas nous permettre d’essayer de comprendre ou de sympathiser avec les gens qui ont voté Trump. Si tant est que nous l’ayons fait, nous ne pensons pas que cela puisse être l’objet de critiques. En vérité, mépriser les électeurs de Trump ne fait que grossir leur sentiment d’être victimes d’un complot mené contre eux, ce qui ne peut qu’aggraver les choses.

Vous citez la baisse de la pratique religieuse, des mariages, et la hausse des naissances hors mariage comme des indices du « désespoir » de la classe ouvrière. N’est-ce pas une vision quelque peu nostalgique et conservatrice de l’évolution de la société ?

Je ne vois rien de mal dans la vision d’un monde où les gens vivent des mariages stables et satisfaisants qui les soutiennent, eux et leurs enfants, d’un bout à l’autre de leur existence, ni à imaginer des gens qui ne pensent pas uniquement à eux-mêmes. Depuis la nuit des temps, ces institutions ont procuré aux hommes une vie stable et satisfaisante. Les recherches en sciences sociales tendent également à montrer que ces institutions sont effectivement bénéfiques aux individus, mais aussi à leurs enfants et à leur communauté. Il est par conséquent exact que notre livre partage une bonne partie de la vision d’auteurs conservateurs comme l’essayiste Charles Murray.

Mais Murray et de nombreux conservateurs pensent que si les gens souffrent, c’est de leur faute, à cause d’un renoncement à la vertu, et tout particulièrement la perte de « l’esprit de travail ». Lui et d’autres ont avancé à peu près les mêmes arguments, il y a quarante ans, à propos de la détresse sociale dans la communauté noire, attribuant la cause de cette détresse à la culture de la famille noire. Nous ne souscrivons pas à ces interprétations et nous ne blâmons pas les victimes pour leur détresse.

Comme je l’ai dit précédemment, nous pensons que le marché du travail – mondialisation, automatisation, coût de la santé – s’est retourné contre les Américains peu éduqués, et que c’est là que réside la source ultime de leur désespoir. Mais nous croyons également que le changement des normes sociales, par exemple la banalisation de la maternité hors mariage, a rendu les conséquences de ces évolutions bien plus violentes qu’elles auraient pu être.

Les Etats-Unis sont le pays où l’épidémie de Covid-19 fait le plus de victimes. Pensez-vous que certains des mécanismes que vous décrivez – inégalités d’emploi, dysfonctionnements du système de santé, etc. – puissent l’expliquer ?

Je pense qu’il est trop tôt pour juger de la façon dont tel ou tel pays a géré la pandémie, et pour quelle raison il a réussi ou non. Malheureusement, il y aura encore de nombreux décès, et de nombreuses erreurs seront encore commises. C’est pourquoi nous devons nous montrer prudents avec ce que nous savons à présent. Le nombre de décès dus au Covid-19 par million d’habitants semble un bon critère d’évaluation. Les Etats-Unis présentent une médiocre performance de ce point de vue, mais ils ont fait mieux que le Royaume-uni et l’Italie, et à peine moins bien que la France, l’Espagne et la Suède. La stratégie allemande a d’abord semblé un grand succès, aujourd’hui cela est moins évident.

Mais il est certain que le Covid-19 a mis au jour des lignes de faille dans la société américaine selon la race et la classe, et qu’il a révélé le danger qu’il y a à lier la couverture santé à l’exercice d’un emploi.