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Nicolas Baverez - Réforme ou désintégration : les années décisives de l’Europe

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Alors que le centre de gravité du monde se déplace, l’Europe ne dispose que de cinq à dix ans pour rattraper son retard et devenir une grande puissance.PAR NICOLAS BAVEREZ par le Point

Un peu plus de soixante ans après sa fondation, l’Union européenne se trouve confrontée à une crise existentielle que résume parfaitement l’interrogation de Paul Valéry : « L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire le petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? »

L’Europe, dont la grandeur fut d’inventer l’Etat moderne, la démocratie et le capitalisme à partir du XVIe siècle, semble enfermée dans une spirale déclinante dont elle ne parvient pas à s’échapper. En 1900, elle dominait 70 % des terres émergées et de la population mondiale. La Grande Guerre, provoquée par la montée des nationalismes et la rivalité entre le Royaume-Uni et l’Allemagne pour le leadership, marqua son suicide démographique, économique et moral, enterrant ses principes libéraux. La guerre totale engendra par ailleurs l’Etat totalitaire, adossé aux idéologies de la classe et de la race. L’Europe devint le théâtre et l’enjeu principal de la lutte à mort entre la démocratie et les totalitarismes, qui se dénoua en faveur de la liberté politique grâce à l’intervention des Etats-Unis. 

La chute du soviétisme aurait dû déboucher sur le retour de l’Europe au premier rang de l’Histoire, forte de son unité et de sa souveraineté recouvrées. Il n’en a rien été, faute, pour le projet européen, de s’être adapté à la nouvelle donne d’un monde multilatéral, du capitalisme mondialisé et de la révolution numérique. Après l’échec de la communauté de défense en 1954, l’intégration du continent fut fondée sur la garantie de sécurité des Etats-Unis, la résistance à l’Union soviétique, la paix franco-allemande, le contournement de la politique par le droit et le marché. L’objectif, comme le soulignait Jean Monnet, consistait à « remplacer les rivalités nationales par une union de peuples dans la liberté et la diversité ». Ces principes ont été annihilés par l’effondrement de l’empire soviétique, la mondialisation, le retour en force des passions nationales et religieuses, la fin de l’ordre mondial de 1945, dont la construction européenne fut l’une des réalisations majeures. 

Crises multiples. L’Europe cumule aujourd’hui crise de ses nations et crise de l’Union. Crise démographique d’un continent vieux, riche et désarmé qui va perdre plus de 50 millions d’habitants d’ici à la fin du siècle, entouré de peuples jeunes, pauvres et surarmés. Crise économique avec l’enfermement dans une croissance molle et un chômage permanent. Crise entrepreneuriale d’un capitalisme fragmenté, peu innovant et sous-financé, mis à mal par les oligopoles américains et chinois, à l’image de son industrie des télécommunications, rayée de la carte en moins de vingt ans par les géants numériques de la Silicon Valley et de Pékin. Crise de la régulation du grand marché fondée sur le seul droit de la concurrence, qui est devenu la variable d’ajustement de la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine. Crise monétaire et financière d’une zone euro qui a euthanasié ses banques pour confier les activités à haute valeur ajoutée à leurs concurrentes américaines et qui demeure à la merci d’un nouveau krach rendu inéluctable par la stratégie d’expansion à tout prix poursuivie par Donald Trump. Crise sociale et politique avec la déstabilisation des classes moyennes qui alimente la fièvre populiste. Crise institutionnelle avec la paralysie de l’Union et le Brexit, qui voit le Royaume-Uni, aussi incapable de quitter l’Europe que d’y rester, exporter son chaos vers les Vingt-sept. Crise stratégique avec la prise en tenaille du continent entre, d’une part, les menaces des djihadistes et des démocratures chinoise, russe et turque, et, d’autre part, le retrait de facto de la garantie de sécurité américaine et la guerre commerciale et technologique lancée par les Etats-Unis. Crise politique, intellectuelle et morale avec la dilution du projet européen provoquée par un élargissement précipité puis l’assaut lancé contre l’Union et ses valeurs par les partis populistes et les tenants de la démocratie illibérale.

L’Europe, comme dans les années 1950, se trouve à un tournant historique. Elle dispose de cinq à dix ans pour se réformer, en s’adaptant à la nouvelle configuration du XXIe siècle, ou pour se désintégrer. Or il ne fait pas de doute que le projet européen non seulement n’a pas perdu sa pertinence, mais voit sa raison d’être renforcée par la restructuration de la mondialisation autour de puissances impériales et de grands pôles économiques. Le continent est trop grand et divers pour être fondu dans un Etat, mais trop petit pour rester divisé face aux empires du XXIe siècle, qu’ils projettent leur puissance par la monnaie, le droit et la technologie, comme les Etats-Unis, les exportations et la dette, comme la Chine, la force armée et la manipulation des opinions, comme la Russie, la religion, comme la Turquie ou l’Iran. Aucun des Etats européens ne peut non seulement résister mais simplement exister face à ces géants, même l’Allemagne, qui sera le dernier pays européen à figurer parmi les dix premières économies du globe en 2030. Le Brexit en apporte la preuve a contrario, qui voit le Royaume-Uni, avec un marché limité à 66 millions d’habitants, se heurter au refus systématique des grands pays développés ou émergents de négocier des accords commerciaux spécifiques, sinon pour dupliquer les traités conclus avec l’Union. De fait, seule l’Union possède la taille et la crédibilité pour peser sur les enjeux globaux de l’ère de l’Histoire universelle, qu’il s’agisse de mouvements migratoires, de commerce, de changement climatique, d’énergie, de révolution numérique, de sécurité. 

L’effort grec. Par ailleurs, le projet européen, pour être pris à contre-pied par les chocs économiques et géopolitiques qui se succèdent depuis le début du siècle, peut revendiquer nombre de réalisations et d’acquis remarquables. L’Union, avec 500 millions de consommateurs à haut pouvoir d’achat, est forte du plus grand marché du monde, dont l’accès est vital, y compris pour les Gafam. Elle a construit un ordre juridique performant et fiable. La zone euro assure la stabilité financière et conquiert progressivement une certaine autonomie vis-à-vis du dollar, comme le montre la déconnexion des taux d’intérêt avec les Etats-Unis. L’Europe compte quelques champions industriels comme Airbus et dispose d’atouts majeurs en matière de cerveaux, d’entrepreneurs ou d’infrastructures. Le programme Erasmus contribue à l’ouverture des formations supérieures tout en favorisant l’émergence d’une conscience européenne dans la jeunesse. Enfin, toutes les nations sont loin d’être en crise, comme le soulignent les excellentes performances économiques de l’Allemagne ou le succès des modèles scandinaves.

Les citoyens, à la lumière des crises et du naufrage dans lequel le Brexit emporte le Royaume-Uni, ont ainsi une perception de plus en plus nette et positive des résultats de l’intégration : la paix, la stabilité monétaire, le grand marché, l’Etat de droit européen, la liberté de circulation. A preuve, les efforts inouïs acceptés par les Grecs pour se maintenir dans la zone euro, le travail exceptionnel des Irlandais ou des Espagnols pour surmonter les séquelles de l’économie de bulles et plus encore la conversion des partis populistes, qui ont abandonné toute velléité de sortir de l’Union européenne et de l’euro. 

L’Union est donc plus nécessaire que jamais, mais sa survie passe tant par la modernisation des nations qui la composent – au premier rang desquelles la France, dont le modèle, qui associe 1 % de la population mondiale, 3 % de la production, 15 % des transferts sociaux de la planète et une dette publique de 100 % du PIB, est totalement insoutenable – que par sa propre transformation pour répondre aux défis du XXIe siècle. La réorientation doit porter à la fois sur les priorités, sur la méthode et sur les valeurs. 

Priorités. L’Union européenne s’est aliéné les citoyens en multipliant des interventions technocratiques absurdes dans leur vie quotidienne. Elle a vocation à se recentrer et à se redéployer dans les domaines où elle apporte une véritable valeur ajoutée. Et ce autour de cinq priorités. 1/ La consolidation des acquis, notamment du grand marché, qui mérite d’être achevé en s’étendant aux services, et surtout de la zone euro, dont le renforcement est impératif pour affronter les futurs financiers, via l’augmentation des moyens et l’assouplissement des mécanismes de gestion des crises. 2/ Un pacte économique et social fondé sur la croissance inclusive et la lutte contre les inégalités, ce qui implique d’investir massivement dans l’éducation, dans l’innovation, dans les filières industrielles du numérique et de la conversion écologique. 3/ L’affirmation de la souveraineté commerciale, numérique, fiscale et monétaire, afin de prévenir la prédation des ressources et actifs rares de l’Europe – cerveaux et talents, données, pôles d’excellence, start-up… – par les Etats-Unis et la Chine. 4/ Un effort majeur dans le domaine de la sécurité pour faire face aux menaces des djihadistes et des démocratures. Cela implique de reprendre le contrôle des frontières extérieures de l’Union, d’unifier les règles en matière d’immigration et d’asile, de progresser vers une autonomie stratégique non par la création d’une introuvable armée européenne, mais par un traité de défense continental. Et de déployer une stratégie globale intégrant l’aide au développement pour stabiliser l’Afrique. 5/ L’engagement au service d’un ordre mondial en prenant acte du vide laissé par le repli des Etats-Unis pour promouvoir une nouvelle alliance des démocraties au service du multilatéralisme.

La reconfiguration de l’Union a pour corollaire l’abandon de sa dérive centralisatrice pour renouer avec l’esprit d’initiative et la souplesse des pères fondateurs de l’Europe. Le projet européen ne peut se poursuivre contre les nations, mais doit être repensé autour du principe d’une confédération d’Etats-nations qui reconnaisse la force et la permanence de l’identité et de la diversité des peuples. Les Etats doivent rester le pivot du système européen et des sentiments d’appartenance politique, ce qui n’exclut nullement une délégation permanente de souveraineté à l’Union dans les domaines où elle est le plus efficace. 

La souveraineté n’est rien d’autre que la capacité pour les citoyens et les nations d’être maîtres de leur destin. Elle peut parfaitement s’articuler entre les nations et l’Union, mais à la condition de rompre avec un système de décision technocratique pour privilégier les projets concrets, enracinés dans une communauté d’intérêt et une volonté de coopération. Il faut donc assumer pleinement une Europe à géométrie variable, seule à même de prendre en compte la diversité des peuples. Il faut également admettre que la dimension intergouvernementale sera décisive dans les prochaines années, ce qui impose de remettre en route le moteur franco-allemand, qui reste nécessaire, même s’il n’est plus suffisant. 

Raison critique. La dégradation des relations entre Berlin et Paris est inédite. Elle doit certes à l’immobilisme d’Angela Merkel, mais plus encore à l’activisme brouillon et arrogant d’Emmanuel Macron. Il s’est isolé de l’ensemble de nos partenaires sur le calendrier du Brexit, le mandat des négociations commerciales avec les Etats-Unis, la critique du modèle économique allemand ou encore l’idée d’une armée européenne, et s’est coupé des forces politiques modérées et responsables en s’enfermant dans l’opposition absurde entre progressistes et nationalistes.

La réorientation des priorités vers la souveraineté et la sécurité ainsi que la reconnaissance de la diversité n’ont de sens que si elles sont adossées à l’affirmation d’un socle de valeurs communes. L’Europe a une histoire et un destin qui se nouent autour d’une certaine idée de la liberté, de la raison critique, de l’existence de l’humanité qui s’incarne dans l’affirmation de l’universel. Ces valeurs se déclinent dans la modération et l’esprit de compromis en politique, dans un capitalisme respectueux de la solidarité, de l’environnement et de l’éthique en économie. Elles doivent être défendues à l’intérieur de l’Union face aux démagogues ou aux tenants de la démocratie illibérale comme à l’extérieur de l’Union. L’Europe a su construire un marché et une monnaie ; elle doit désormais se doter d’une politique conforme à ses valeurs et à son histoire.