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La question

L’Europe est-elle en train de tuer le fret ferroviaire français ?

Le 31 Mai 2023 9 min

Sous le coup d’une enquête de la Commission européenne pour distorsion à la concurrence, le gouvernement a décidé de démanteler Fret SNCF, alors qu’il aurait pu faire autrement pour sauver l’entreprise publique.

 

Coup dur pour le fret ferroviaire. Le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, a annoncé le 23 mai que Fret SNCF, filiale de la SNCF, allait être en partie démantelée. Plus précisément, elle va être liquidée et laisser place à une nouvelle société.

Celle-ci devra abandonner une partie de son activité, les « trains dédiés », qui représentent 20 % de son chiffre d’affaires et 30 % du trafic. Ce sont pourtant les trains qui sont les plus rentables, car ils sont entièrement chargés par un seul client.

Cette solution est proposée par le gouvernement français à la Commission européenne qui a ouvert une enquête, en janvier 2023, pour « déterminer si certaines mesures de soutien françaises en faveur de Fret SNCF sont conformes aux règles de l’UE en matière d’aides d’État ». Elles pourraient, au regard de la Commission, constituer une distorsion de la concurrence.

A lire Alternatives Economiques n°435 - 06/2023

 

Aides d’Etat

Retour en arrière. Fret SNCF était continuellement déficitaire entre 2007 et 2019. Ce qui a conduit le gouvernement à prendre trois mesures de renflouement des caisses : des avances de trésorerie effectuées par la SNCF au profit de Fret SNCF, une annulation de la dette en 2019 et une injection de capital en 2020.

Ces trois mesures sont aujourd’hui dans le viseur de la Commission. Elle pourrait demander à Fret SNCF de rembourser au moins 5,3 milliards d’euros. Une somme que la SNCF n’a pas, ce qui mettrait la survie de sa filiale en danger. Le ministre Clément Beaune avance une « solution de discontinuité », c’est-à-dire la création d’une nouvelle entité publique. Son périmètre serait plus réduit, mais elle resterait contrôlée majoritairement par la SNCF. Ce montage permettrait d’éviter un remboursement impossible à réaliser.

La Commission européenne va regarder si un investisseur privé aurait continué de subventionner une entreprise comme l’Etat a subventionné Fret SNCF

Cette affaire interroge sur la politique européenne de la concurrence et sa compatibilité avec les objectifs climatique de l’UE (et de la France). En effet, le fret ferroviaire est beaucoup moins polluant que la route. Un train de marchandises émet neuf fois moins de CO2 par kilomètre qu’un poids lourd. Or, en France, il ne représentait que 10,7 % du transport intérieur de marchandises en 2021, le résultat d’un long plongeon depuis cinq décennies.

Tous les pays européens ont connu une forte baisse en raison du triomphe progressif du poids lourd routier, mais l’Hexagone reste l’un des plus mauvais élèves, loin derrière la moyenne de l’UE (16 % en 2020) ou encore de l’Allemagne (18 %).

La menace d’une sanction

Comment comprendre donc que la politique de la concurrence de l’UE pousse au démantèlement de l’entreprise publique française de fret ferroviaire ? « C’est une décision politique du gouvernement français de proposer le démantèlement de Fret SNCF, tempère Pascal Simon, dont la thèse en droit public a porté sur la libéralisation des transports et la concurrence durable dans l’UE. Il pourrait être envisagé, que la SNCF, et donc l’État, puisse faire une augmentation de capital comme un actionnaire pourrait le décider. »

D’autant, insiste-t-il, que la procédure n’en est qu’au stade de l’enquête, ce qui ne présage pas de la décision finale de la Commission sur ces aides. L’entourage du ministre souffle tout de même aux médias que la probabilité d’une sanction est élevée, en invoquant le précédent de l’opérateur historique de fret roumain, qui, en 2020, a dû rembourser 570 millions d’euros d’aides jugées illégales.

« Objectivement, la solution de discontinuité est une très mauvaise nouvelle pour Fret SNCF. Mais l’alternative, c’est quasiment la disparition », estime de son côté Frédéric Marty, économiste au CNRS.

Rentrons dans l’aspect technique. L’enquête de la Commission européenne a été déclenchée par une plainte de concurrents qui estimaient que ces aides constituaient une distorsion de la concurrence.

Pour se défendre, le gouvernement français peut arguer du fait qu’il soutient son entreprise, comme le ferait tout actionnaire. La Commission va alors étudier un critère intitulé « investisseur avisé en économie de marché ». Elle va ainsi regarder si un investisseur privé aurait continué de subventionner une entreprise dans une telle situation.

Plusieurs arguments de défense

« Le problème, c’est qu’on voit dès lors la SNCF comme une entreprise purement privée », commente Frédéric Marty. L’exécutif européen a rejeté la défense de la France sur ce point, jugeant que le soutien est trop long et sans espoir de redressement. La SNCF, elle, rappelle que sa branche fret a renoué avec la rentabilité en 2021.

« La Commission opère une mise en balance, et compare la distorsion de concurrence avec le gain environnemental » – Frédéric Marty, CNRS

Même si elle perd sur ce point, la France peut abattre une autre carte, celle de la transition écologique. Ce critère est pris en compte par la Commission européenne. « L’environnement ne supplante pas le droit de la concurrence mais la Commission opère une mise en balance, et compare la distorsion de concurrence avec le gain environnemental », explique l’économiste.

Problème, la Commission considère, dans le document transmis en mars au gouvernement, que la démonstration n’est pas suffisante. Une décision que critique Karima Delli, eurodéputée écolo et présidente de la commission transports au Parlement européen. « L’urgence climatique ne peut être régulée par les règles de concurrence », assène-t-elle.

L’élue estime que le gouvernement aurait dû faire autrement et obtenir un régime dérogatoire aux règles de concurrence en vigueur au nom du rattrapage de son retard en termes de fret ferroviaire :

« La France doit retrouver du pouvoir de négocier à Bruxelles. Les Allemands arrivent très bien à décrocher des exceptions sur les sujets qu’ils défendent », s’exclame-t-elle.

Condamné à un déficit perpétuel ?

Plus globalement, se pose la question de l’intérêt d’une politique de concurrence pour les entreprises de réseau qui opèrent sur ce que les économistes appellent les « monopoles naturels », c’est-à-dire des marchés où la concurrence est potentiellement moins efficace que l’exploitation par un seul opérateur. C’est le cas du ferroviaire, où il est complexe et coûteux de partager le réseau. Sur ce point, Frédéric Marty juge qu’il est un peu facile de renvoyer la faute sur Bruxelles :

« Le ferroviaire est ouvert à la concurrence [sur le fret comme sur le trafic de voyageurs, NDLR] parce qu’on l’a décidé. L’UE, c’est nous : le Conseil, ce sont les gouvernements, le Parlement est élu par les citoyens », rappelle-t-il.

L’économiste considère qu’une politique d’ouverture à la concurrence peut avoir du mérite lorsque ce sont des activités rentables, mais elle a des effets pervers pour celles qui le sont peu ou pas. Le problème dans ce cas, c’est que la nouvelle version de Fret SNCF se spécialiserait dans les segments les moins rentables.

Forcée d’abandonner les « trains dédiés », la nouvelle structure se tournerait vers les « wagons isolés » et serait donc quasiment condamnée à être perpétuellement déficitaire

Forcée d’abandonner les « trains dédiés » (un seul client veut transporter de gros volumes d’un point A à un point B), la nouvelle structure se tournerait vers les « wagons isolés » (un client A veut faire circuler un ou plusieurs wagons, un client B, situé ailleurs, veut en faire autant, et il faut rallier leurs wagons dans une gare de triage pour créer un convoi de taille suffisante). Ce second type de service est plus complexe, plus coûteux et donc beaucoup moins rentable. Le service public serait donc quasiment condamné à être perpétuellement déficitaire.

Selon Erwan Manac’h, journaliste et auteur d’Un train d’enfer, les défenseurs de la concurrence n’idéalisent pas ses bienfaits économiques. « La vraie finalité n’est pas là. Les partisans de la mise en concurrence cherchent surtout à transformer profondément l’opérateur historique – généralement public –, avec des purges dans les effectifs, une rationalisation, des gains de productivité énormes. Ça intéresse les politiques, qui sont dans une recherche d’austérité, de réduction des finances publiques », déroule-t-il. 500 emplois sont ainsi menacés par le projet de démantèlement du gouvernement.

Un plan pour faire passer la pilule

La Commission européenne n’a pas encore réagi à la proposition de Clément Beaune. « Le scénario va être discuté. Nous allons nous en saisir au Parlement européen », promet Karima Delli, qui ajoute qu’elle ira voir la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager dans les prochains jours.

De son côté, Pascal Simon rappelle que si l’Etat français n’est pas censé favoriser un opérateur au profit d’autres en raison de la politique de la concurrence européenne, il dispose d’une batterie d’autres options pour soutenir le ferroviaire face à la route, plus polluante.

« On a des possibilités en termes de fiscalité ou d’interdiction de transit des poids lourds, par exemple. Mais le souvenir du mouvement des bonnets rouges contre l’écotaxe est trop prégnant », rappelle le docteur en droit public.

Pour faire passer la pilule de la concurrence, le ministre Clément Beaune a annoncé une hausse des investissements de l’Etat en faveur du fret ferroviaire. Ils passeront de 170 millions par an (ce qui est le cas actuellement, jusqu’en 2024), à 200 millions annuels sur la période 2025-2030. Le plan a été salué par la filière du ferroviaire. Mais il ne rattrapera pas les retards d’investissements chroniques dénoncés par les acteurs du rail depuis plusieurs décennies.

 

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