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Peste et Covid, gare à la concordance des temps par Patrick Boucheron via le Point

boucheron.JPGPatrick Boucheron, né le 28 octobre 1965 à Paris, est un historien français. Spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance, particulièrement en Italie, il est, depuis 2015, président du conseil scientifique de l’École française de Rome. Wikipédia

 

Ça tombait bien, trop bien : ça tombait mal. Face au curieux hasard qui plaçait l'épidémie de Covid-19 sur sa route au moment où il devait entamer, au Collège de France, son cours sur la peste noire, l'historien Patrick Boucheron a failli renoncer. Rien de plus trompeur, explique-t-il en effet, que la fausse évidence de la « concordance des temps », rien de plus hasardeux que la recherche d'écho et de similitudes qui rendraient le passé moins lointain, le présent moins opaque. Puisque les rapports existent néanmoins, puisque ça a à voir malgré tout, que peut dire l'historien du coronavirus, et de quoi l'histoire de la peste est-elle faite ? Que nous apprend la science, et que transporte l'imaginaire ? C'est à un regard neuf et à une histoire globale que Patrick Boucheron nous invite.

 

Le Point : En parlant de la peste, dites-vous, on parle toujours un peu d'autre chose. C'est Antonin Artaud évoquant la Première Guerre mondiale dans Le Théâtre et la Peste, Jean Delumeau faisant référence à l'exode de 1940… Pourquoi ? Et depuis quand la peste est-elle la catastrophe des catastrophes, celle à laquelle il faut toujours revenir ?

Patrick Boucheron : Si j'ai entrepris cette enquête sur la peste noire – c'est-à-dire sur la deuxième grande pandémie qui commence en Europe en 1347 –, c'est parce que ce que je croyais savoir, ce que j'avais appris de la peste comme étudiant au milieu des années 1980, a été déstabilisé en quelques années par de nouvelles approches interdisciplinaires : l'archéologie funéraire, les sciences de l'environnement, mais aussi, de façon beaucoup plus fulgurante, la microbiologie moléculaire ou la génétique des populations. En très peu de temps, tout a changé : on a su récupérer et analyser de l'ADN ancien, séquencer le génome de ce bacille que nous appelons aujourd'hui « Yersinia pestis », mieux compris la façon dont cet agent pathogène se transmettait. C'est passionnant, évidemment : ce n'est pas tous les jours que nos paradigmes se renversent, que nous vivons, sur une échelle de temps assez courte, une telle mise à l'épreuve de notre savoir. J'ai donc voulu faire cours là-dessus et sur le fait que, comme historien des textes et des images, cela m'amène à me reposer certaines questions sur la peste noire : en somme, comment ça tient ? Comment fait-on, quand la moitié de la population européenne disparaît en cinq ans, pour continuer de croire au même Dieu, d'obéir aux mêmes rois ? Comment la société parvient-elle à ne pas se détruire, à s'acclimater, quand, dans certaines villes, ce sont les deux tiers de la population qui disparaissent ?

On peine à se représenter un tel carnage.

En effet, et c'est bien là le cœur du sujet. Lorsque Boccace décrit des scènes hallucinées de morts de masse où les cadavres s'empilent sans sépulture, il décrit justement quelque chose qui est pour lui irreprésentable, inimaginable, et qu'il n'a probablement pas vu lui-même. Cette vision, il la reprend de l'historien Thucydide décrivant, au Ve siècle, la « peste » d'Athènes. Ce qui est en jeu ici, c'est en réalité la terreur qu'inspire un mal qui n'est pas à la mesure de l'homme. Sauf que nous, femmes et hommes d'aujourd'hui, sommes regardés, appelés, requis moralement et scientifiquement par les grands drames du XXe siècle, par ce que l'écrivain allemand Sebald appelle la « destruction comme élément de l'histoire naturelle », par la question du survivant telle que nous-mêmes l'avons éprouvée ces dernières décennies. On ne peut pas faire comme si cela n'avait pas eu lieu, comme si l'inimaginable de Boccace ne faisait pas image pour nous. Or, lorsqu'on est historien, il faut à la fois savoir… et se souvenir que, autrefois, on ne savait pas. Donc bien sûr, pour reprendre votre première question, la peste est toujours le signe d'autre chose. C'est un mot en réalité assez vague, qui pendant longtemps a servi à désigner un mal qu'on ne pouvait pas dire : pestis, ça voulait dire « On meurt, en masse, très vite, et on ne sait pas ce qui se passe ». Aujourd'hui, on sait tout ou presque… « Peste » est devenu le nom d'une maladie dont nous connaissons les différents vecteurs, dont nous savons qu'elle a essentiellement deux formes – une forme pulmonaire qui reste aujourd'hui mortelle à 100 %, une forme bubonique moins contagieuse et moins létale –, et nous savons qu'il y a eu trois grandes pandémies dans l'histoire : la première du VIe au VIIIe siècle (qu'on appelle « peste justinienne »), la deuxième du XIVe au XVIIIe siècle (« notre » peste noire), la troisième, qui reprend en Asie à la fin du XIXe siècle.

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Vous parlez de « décoloniser » l'histoire de la peste, que voulez-vous dire ?

Cela signifie d'abord très simplement que l'étude de la peste a longtemps été le fait d'une médecine coloniale : lorsque Alexandre Yersin est envoyé à Hongkong en 1894, c'est pour tenter d'empêcher que la peste ne se propage en Indochine française. Avec cette idée que pour comprendre ce que nous avons été, il faut partir au loin : pour Yersin, autopsier le corps épidémique des Chinois, c'est ouvrir une fenêtre sur le passé médiéval de l'Europe. Il y eut longtemps à l'Institut Pasteur un « service de la peste », où deux personnes, Henri Mollaret, médecin, et Jacqueline Brossolet, historienne, dominaient la discipline en sentinelles de l'épidémie. Là aussi, tout a changé. Aujourd'hui, ce sont des centaines de chercheurs partout dans le monde qui travaillent sur la peste, ancienne et moderne. Parce qu'elle n'est pas éradiquée : elle tue encore, à Madagascar notamment. Il y a des sérums, mais pas de vaccin, et depuis le début du XXIe siècle se développent de nouvelles souches multirésistantes. Voilà pourquoi ce bacille meurtrier est devenu un enjeu important de la lutte contre le bioterrorisme. Or, ce travail scientifique aide en retour les historiens ! On sait, par exemple, décoder de l'ADN piégé dans de la pulpe dentaire trouvée dans des cimetières anciens, grâce à des tests de diagnostic rapide. Les instituts Pasteur ont développé cette méthode pour l'utiliser dans les foyers épidémiques réémergents, pas pour aider l'archéologie funéraire du XIVe siècle…, mais les historiens en bénéficient. On sait par ailleurs aujourd'hui que la peste est d'abord une maladie des rongeurs, qui se transmet à l'homme de manière indirecte (par la puce du rat notamment, mais pas seulement), et qu'elle est très récente à l'échelle de l'histoire de l'évolution : elle apparaît à l'âge de bronze, n'est réellement active qu'à partir des VIe et VIIe siècles, et connaît des périodes de latence où elle se réfugie dans des réservoirs naturels. La peste semble disparaître. Mais, comme le dit Camus, la peste ne disparaît jamais : elle se tapit quelque part…

Est-ce que l'on comprend désormais pourquoi ?

Oui. C'est la même question que celle qui nous obsède aujourd'hui : le saut d'espèce, le passage de la zoonose à l'épidémie humaine. Pendant longtemps, on a cru que c'était uniquement les rats et d'autres rongeurs qui servaient de réservoirs animaux. Aujourd'hui, on pense que les marmottes ont également joué un rôle important. Et cela aussi, ça change tout. Dans nos représentations, la peste vient toujours d'ailleurs : elle est apportée par bateau d'un Orient pernicieux jusqu'à ce cul-de-sac de l'Eurasie qu'est l'Europe occidentale. On imagine les grandes épidémies comme les vagues successives d'une marée qui ensuite recule, et ramène la peste jusqu'à son berceau lointain. Ça ne tient plus. Prenez Milan. La ville a été relativement épargnée par la première vague de peste, en 1347-1348, mais a été ravagée par la deuxième, celle de 1361. Or, la peste descend alors des montagnes alpines : il est de plus en plus probable que ce soit les marmottes qui l'aient transmise. Les archives du vivant que révèle l'étude du génome permettent de reconstituer le scénario, et d'élargir la perspective. De quitter notre myopie européenne pour découvrir que la peste concerne tout l'Ancien Monde, et donc pas simplement l'Eurasie mais l'« Eurafrasie » : l'Asie connectée à l'Afrique. La peste remonte les circuits de connexion de l'époque, gagne les lieux les plus intensément connectés. L'Égypte mamelouke, notamment : un lieu de très haute intensité documentaire parce qu'il s'y trouve un État puissant au Moyen Âge. Cela, c'est une première manière de globaliser l'histoire de la peste. Une autre nous est offerte par les sciences de l'environnement.

En quoi ?

Du IXe au XIIIe siècle, on assiste, comme je vous le disais, à un silence épidémiologique. L'humanité ne semble plus affectée par la peste. La croissance repart, les campagnes se peuplent, les surplus agricoles affluent vers les villes. C'est le temps des cathédrales, le temps d'un monde « plein ». Mais qu'est-ce qui explique ce calme pathologique, qui correspond à ce que j'ai appris, étudiant, à appeler le « beau Moyen Âge » ? Très probablement des critères environnementaux et climatiques : la baisse de l'irradiation solaire a permis de piéger le bacille dans des zones froides et humides d'Asie centrale. On tombe toujours malade des retombées du passé… C'est une vérité biologique, mais aussi politique. On la retrouve aujourd'hui dans la grande inquiétude autour du permafrost, qui, à cause du réchauffement climatique, pourrait libérer des agents pathogènes anciens. On voit bien la terreur proprement archaïque que cette idée transporte. Je ne dis pas que ce n'est pas vrai, évidemment. Je dis que cela correspond aussi à un imaginaire très ancien. Et ce qui m'intéresse, c'est, au fond, d'essayer de comprendre le rapport entre cet imaginaire et la science, la science la plus indiscutable, la plus objective, celle en laquelle nous plaçons aujourd'hui nos espoirs, celle qui a permis au XXe siècle d'éradiquer la variole grâce à une campagne de vaccination mondiale et qui, pourtant, est l'objet de tant de défiance. Pour lutter contre la défiance, il faut aussi comprendre l'imaginaire. Et se souvenir, en lisant des documents d'archives, que les hommes d'alors ne savaient pas ce que nous savons. C'est une épreuve de narrativité, en réalité : cela met à l'épreuve notre capacité à raconter cette histoire.

Ce qui est étonnant, c'est que, dans la façon dont l'histoire de la peste a été écrite, l'imaginaire semble avoir pris le pas sur ce que la science pouvait dire. Vous montrez, par exemple, que, dans les villes ravagées par l'épidémie au Moyen Âge, on constate une très forte résistance civile et politique. Or, l'imaginaire du fléau a gommé cette réalité-là.

En effet, et c'est ça qui me passionne : l'histoire de l'adaptation politique et sociale, mais aussi celle de la puissance imaginante de l'histoire. Comment, en somme, on peut intégrer quelque chose d'inimaginable, comment « ça tient » malgré tout. On peut appeler ça « accommodement », « résistance », « résilience », mais cela reste mystérieux. Thucydide est d'une certaine façon le premier auteur à avoir mis des mots sur l'effroi, l'inventeur de l'imaginaire de la peste comme débordement, c'est à lui que l'on doit cette idée que la peste est le mal absolu. Donc aussi, ce qu'on ne peut pas dire, ce qui va toujours manquer aux mots, ce qui fait défaillir le langage.

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C'est, dans les archives du XIVe que vous citez, ces périphrases compliquées pour évoquer le fléau : on parle du « temps de la mortalité »…

En effet : on ne dit pas le mot, jamais. Et ce qui documente la peste, c'est en réalité le manque de documents. En prêtant l'oreille à ce que disent les archives, on n'entendra jamais une voix qui dit « Nous mourons », mais parfois une voix qui se tait et une autre qui, un an, deux ans plus tard, prend le relais. Dans l'épisode que j'avais consacré à la peste pour la série d'Arte, Quand l'histoire fait date, nous avions filmé un simple registre notarié d'Apt, conservé aux archives départementales du Vaucluse. On y voit une main qui rédige une série d'actes en 1346, 1347, 1348… puis cela s'arrête, il y a un blanc, et une autre main reprend en février 1350. On ne s'épanche pas, d'ailleurs : on reprend, tout simplement. La peste n'est rien d'autre que cela : une lacune. Ce sont toujours des sources indirectes qui documentent la peste. Sa première attestation dans les archives publiques d'Orvieto en 1348 est ainsi une réglementation sur le poids des cierges : parce qu'il y a beaucoup de morts, et qu'on a besoin de cierges pour les veiller, la cire vient à manquer et il faut en réglementer l'usage. C'est ce qu'on appelle, sur le modèle informatique, une connaissance par « proxy » : puisque le fait même n'est pas documenté, on recherche une donnée précise dont on suppose qu'elle lui est corrélée.

La vérité historique est comme un cratère : le cœur brûlant des choses nous est inaccessible, on ne peut que le cerner.

Mais comment explique-t-on que ce ne soit pas dit ?

On peut parler de sidération, de deuil, d'impossibilité à dire. C'est ce que je fais. Mais j'essaie de me retenir, de ne pas surinterpréter. Il faut se souvenir qu'il s'agit de sociétés accommodées à des mortalités atroces, des sociétés d'avant Pasteur, d'avant les antibiotiques. La maladie n'y est qu'une des formes du malheur. Mais je pense aussi que nous, femmes et hommes du XXe siècle qui avons lu la littérature du témoignage, comprenons très bien que ce qui est documenté dans une catastrophe, ce n'est jamais la catastrophe elle-même, mais ses abords.

C'est cette idée que, pour raconter la Shoah, il faut ne pas l'avoir véritablement vécue…

Exactement. La vérité historique est comme un cratère : le cœur brûlant des choses nous est inaccessible, on ne peut que le cerner. Les sciences de l'environnement nous fournissent l'équivalent pour elles de mon histoire de cierge. Nous savons, par exemple, que le pin est l'espèce végétale qui recolonise le plus vite les territoires abandonnés, dès lors qu'il y a dépopulation. Or, nous savons aujourd'hui reconstituer le couvert végétal de temps anciens grâce à l'étude archéologique des pollens. En Italie, au temps de Marc Aurèle, la proportion de pins monte en flèche : on peut en déduire qu'il y a moins d'hommes.

Si, dans des temps difficiles, on se tourne vers les historiens, c'est qu'on attend du passé qu'il éclaire le présent. Or, c'est aussi l'inverse qui peut se produire : le présent éclaire le passé. Je ne sais pas si l'étude de la peste peut être d'une quelconque utilité pour la compréhension du coronavirus, mais que la compréhension du passé soit aidée par notre situation présente, oui, j'en fais l'expérience. Y compris d'ailleurs pour répondre à cette question : qu'est-ce que l'on voit, vraiment ? Beaucoup ont tenu leur journal du premier confinement mais, de ma fenêtre, qu'ai-je vu de la pandémie ? Une seule chose, en réalité : un jour d'avril, alors que je faisais ma promenade quotidienne autorisée, j'ai vu passer une voiture grise des services funéraires de la mairie de Paris, qui roulait très doucement et qui avait, à son bord, quatre hommes en combinaison intégrale. C'est un signe très indirect, là aussi. Camus, dans La Peste, dit que lorsque le fléau est passé, il ressemble à un mauvais rêve : on n'est plus sûr de ce que l'on a vécu. La question des archives du Covid sera intéressante, d'ailleurs : on a produit des milliers de pages d'articles et de blogs, mais a-t-on gardé des documents, des attestations de déplacement par exemple ? Je divague un peu, ici, mais pas tant que ça : qu'on n'ait de phénomènes énormes qu'une connaissance frêle et indirecte ne doit pas nous étonner, puisque c'est ce dont nous faisons l'expérience. Et cela nous permet aussi de venir troubler une autre fausse évidence : si l'on n'y prend pas garde, on peut se dire, par une sorte d'optimisme, ou de volontarisme historiographique, que tout grand événement produit de grandes conséquences. Mais en est-on certain ? L'imaginaire de la peste dont vous parliez, c'était l'idée que ces temps-là ne pouvaient qu'être ceux d'une société bouleversée, d'un monde à l'envers. Puisqu'on mourait en masse, il devait se produire une énergie folle, terrifiante, certes, mais également érotisée. Or… peut-être pas. De la situation actuelle, Houellebecq a dit qu'elle « réussissait la prouesse d'être à la fois angoissante et ennuyeuse ». C'est malheureusement très vrai.

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Il vous a semblé retrouver un fond de cet imaginaire-là dans notre rapport à l'épidémie de coronavirus, dans notre regard sur la jeunesse, sur la fête ?

C'est possible. Ce qui est certain, c'est qu'on n'a pas assisté au débordement festif que l'on pouvait annoncer. Ni l'an dernier ni au Moyen Âge. Ce que proclame Boccace – au fond, puisqu'on va mourir, autant se marrer un peu… –, absolument rien ne le documente. Les pouvoirs publics au XIVe siècle tâchent surtout de réglementer les conséquences supposées de l'épidémie. On va contrôler les salaires, par exemple : il faut s'assurer que la main-d'œuvre ne profite pas de la pénurie que l'épidémie a créée. Même chose pour les femmes : la surmortalité leur permet d'accéder à de nouvelles possibilités d'action ou rend ces possibilités plus visibles, à Florence, par exemple, le patrimoine passe en mains féminines. C'est insupportable : on s'empresse de mettre cela au pas. On essaie par ailleurs de contrôler les violences contre les juifs, accusés d'être responsables du fléau. Mais c'est tout. Alors même que l'époque contrôle la sexualité, condamne la sodomie, on ne trouve pas trace d'une lutte contre des débordements de ce type. Mais pour répondre à votre question, oui, je crois que cet imaginaire, pourtant toujours démenti par l'expérience, revient en force aujourd'hui. On veut croire que l'épidémie va être aussi un moment d'émancipation, une rupture, que la crise offre une occasion à saisir. Je n'y crois pas du tout.

Mais est-ce que la grande peste n'a pas provoqué tout de même une forme de rupture philosophique ou anthropologique ?

C'est ce que je cherche, et que j'essaie de repérer. Je suis depuis longtemps redevable au travail du philosophe et historien de l'art Georges Didi-Huberman et à son texte magnifique, « Les images malades de la peste ». Voilà quelque chose d'intéressant : où sont les images ? La peste a-t-elle laissé une impression visuelle quelque part ? Où peut-on la voir ? Il y a les images du « triomphe de la mort », toutes ces représentations d'une femme décharnée, munie d'une faux, sur un cheval fantomatique. Pas de chance, elles datent souvent d'avant l'épidémie : les années 1330 pour le Camposanto de Pise. Il y a par ailleurs les danses macabres, qui décrivent en effet une sorte de communisme de la mort… mais elles apparaissent bien plus tard. Si l'on cherche un rapport transparent entre les faits et leur représentation, le résultat est très décevant : les images manquent. Il en va de même pour la littérature. Boccace, je l'ai dit, ne décrit pas la peste. En revanche, c'est parce qu'il vit l'épidémie qu'il commence à écrire ce qu'il écrit, le Décaméron, cette littérature qui, comme les Mille et Une Nuits, consiste à se raconter des histoires pour repousser la mort. Là, assurément, quelque chose de puissant s'invente. Mais cela ne documente pas directement le fléau. La peste, c'est le mal. Et le mal, c'est ce qu'on ne peut pas dire, mais que l'on subit tout de même. La peste attaque au fond l'idée même de représentation. C'est un peu l'hypothèse anthropologique que je formule : après l'épidémie, on entre dans une autre aventure, celle de la modernité, qui posera de façon neuve cette question de la représentation – pas simplement en art, mais en politique aussi. Pour en revenir tout de même à aujourd'hui, si je ne crois pas que les plus grands événements produisent d'eux-mêmes les plus grandes conséquences, il me semble qu'ils peuvent néanmoins fournir des conditions de possibilité du changement social. Ne serait-ce que parce que vivre séparément la même chose, c'est aussi comprendre qu'on ne le vit pas de la même manière, et rendre plus aigu le sentiment d'injustice.

Mais est-ce qu'il ne vous semble pas, en l'occurrence, que cela aussi s'est un peu délité ? Pendant le premier confinement, il y avait quelque chose d'une expérience commune, d'un événement inédit et assez passionnant, corrélée à la croyance dans « le monde d'après ». Dans l'hiver assez lugubre que nous vivons, il n'en reste pas grand-chose.

En effet, il y eut d'abord une forme d'énergie sociale, de goût pour l'expérimentation, et puis après… Dans La Peste, toujours, le narrateur de Camus dit à un moment donné : « Nous découvrons à quel point nous sommes fatigués. » C'est très juste, cet effet retard, cette lassitude physique, morale, associée à ce qu'on appellerait volontiers aujourd'hui une « fatigue démocratique ». Mais là encore, il faut prendre garde à la concordance des temps. Si l'histoire n'avait rien à dire du présent, elle ne serait pas bien passionnante. Mais cette mise en regard n'est en aucun cas un vis-à-vis, un face-à-face transparent.

J’ai toujours identifié mon métier à une sorte de recherche des ressources d’inventivité, d’énergie, de courage, une réassurance de notre puissance d’agir.

On revient à la question de ce qui fait événement. C'était celle aussi de votre arrivée au Collège de France : vous avez tenu votre leçon inaugurale un mois après les attentats du 13 novembre 2015. Avec, là aussi, un effet de déflagration, de sidération, un besoin de se tourner vers les historiens pour tâcher de comprendre et, en même temps, une difficulté à trouver la bonne focale.

La bonne focale, et le bon ton : se pose en de tels cas une question de décence, de retenue… et mon premier réflexe est souvent de ne rien dire. Ce cours sur la peste m'a d'ailleurs mis dans un embarras dont je ne suis pas sûr d'être sorti. J'étais tellement désemparé face à la fausse évidence de la concordance des temps, face à tous ceux qui me disaient, sympathiquement d'ailleurs, que ça « tombait vraiment bien »… que j'ai failli y renoncer, pour parler de toute autre chose. Puis j'ai décidé de ne pas me dérober.

Il est très français, ce rapport aux historiens, cette façon de se tourner vers eux pour comprendre le présent ?

Ce qui est peut-être propre à la France, c'est une façon de faire appel à eux dans la structuration du débat public. Il n'y a pas que chez nous que l'on se dispute sur le passé, bien au contraire. Mais le raisonnement qui consiste à se dire que les maux du passé peuvent être un peu pansés par un retour sur l'Histoire, par une autre façon de la raconter, oui, il me semble très affirmé en France. La question de ce qui fait événement, la question de savoir si ça fait événement tout de suite ou si l'événement est l'ombre projetée de la mémoire…, tout cela fait que, en effet, dès qu'une nouveauté nous inquiète, on peut être tenté de se tourner vers les historiens afin qu'ils nous rassurent sur les continuités. On attend le plus souvent d'eux qu'ils disent : « Ça a déjà existé. » Et on est nécessairement un peu déçu lorsqu'ils répondent qu'on est face à du neuf. Vous parliez des attentats. J'ai donné beaucoup de conférences devant des enfants, en 2015 (l'une d'elles a été publiée sous le titre Comment se révolter ?). Et je leur disais : « Il n'y a pas beaucoup de leçons de l'histoire, mais ce que l'on sait tout de même, c'est qu'à un moment ça s'arrête, qu'on finit par s'en sortir. » J'ai toujours identifié mon métier à une sorte de recherche des ressources d'inventivité, d'énergie, de courage, une réassurance de notre puissance d'agir. Nous pouvons être attirés par le désastre, par le soleil noir de la catastrophe. Mais, dans les abords du drame, ce qui se documente aussi, c'est la reprise, le retour de la vie.

 

lepoint.fr par Marion Coquet

 

Les cours de Patrick Boucheron au Collège de France sont intégralement disponibles en ligne, et peuvent être retrouvés ici.