Riverains et acteurs de terrain témoignent du traumatisme de la ville après le décès du jeune homme de 17 ans, tué mardi par un policier après un refus d’obtempérer. Beaucoup redoutent une nouvelle nuit de tensions.
Par Juliette Bénézit et Robin Richardot
Colère et émotion. Mercredi, au pied des immeubles de la cité Pablo-Picasso, à Nanterre, où des heurts ont éclaté la veille après la mort de Nahel M., 17 ans, à la suite d’un contrôle routier et d’un refus d’obtempérer, la révolte des jeunes habitants du quartier ne faiblissait pas.
De peur que leurs propos soient déformés, un grand nombre d’entre eux ont refusé de répondre aux questions des journalistes, avec plus ou moins de véhémence. L’un d’entre eux, néanmoins, a accepté de se livrer sous couvert d’anonymat. « On nous a pris notre petit frère, explique le jeune homme de 22 ans, qui habite dans le quartier depuis l’enfance. Il avait pas de père, pas de grand frère, forcément on le prenait avec nous, c’était nous ses grands frères. Sa mère, elle n’avait que lui. Ils étaient soudés. Ça nous déchire le cœur. »
D’après lui, la nuit à venir sera aussi tendue que la veille. « On a gagné la première bataille hier soir, clame-t-il. Vous pouvez écrire dans votre article que ce soir aussi, la nuit va être longue. »
Devant le centre social de la cité Pablo-Picasso, Patricia (toutes les personnes mentionnées par leur prénom ont requis l’anonymat), la soixantaine, débat justement avec un voisin de la probabilité de nouveaux incidents ce soir. Certains commerçants lui ont dit que ça allait chauffer. « Pire que cette nuit », paraît-il. Elle aimerait bien pouvoir dormir ce mercredi soir, elle qui n’a pas pu fermer l’œil avant 3 heures du matin la nuit précédente.
De son côté, Chiraz ne veut pas prendre de risque et a décidé de partir dans la journée avec sa mère de 73 ans qui habite au 15e étage d’une des tours Nuages de Nanterre. Mardi soir, elle a suivi depuis sa fenêtre les affrontements entre jeunes et forces de l’ordre et a vu, impuissante, sa voiture garée en bas prise par les flammes. [Note : à regarder les images de la nuit dernière on constate que sur l'ensemble des actes commis, il y a très peu de voitures du quartier qui ont été endommagées au regard du nombre de barricades enflammées, de tirs d'artifices, de (rares) cocktails molotov lancés vers la police, de mobilier urbain utilisé par les révoltés. L'imMonde, crevard for ever, ouvre évidemment son article par la photo de deux petites voitures brûlées... et pas sur la mis en fuite de la bac, de la crs8 et des autres troupes policières au moyen de tirs d'artifices] « Quand je suis descendue pour essayer de sauver les affaires dans ma voiture, des jeunes dans le hall m’ont empêchée de passer. Ils étaient en transe, en mode attaque. L’un d’eux m’a juste dit : “Madame, rentrez chez vous” », rejoue-t-elle. Ce matin, avant de partir, elle a discuté avec d’autres mères du quartier. « Elles en ont toutes marre mais elles ne peuvent rien faire », souffle-t-elle. Un « petit jeune » est passé et leur a dit que ça allait recommencer ce soir.
« On se fait du mal à nous-mêmes »
Pourtant le maire de la ville, Patrick Jarry (divers gauche), a réitéré en milieu de journée ses appels au calme lors d’une conférence de presse à l’hôtel de ville. Très ému, l’élu a indiqué comprendre « ce sentiment de colère et d’injustice » face aux images vidéo « accablantes » du policier qui a tiré sur Nahel M., ayant donné lieu à « une journée des plus terrible dans l’histoire de la ville ». « Dans ces quartiers, il y a un sentiment partagé qu’il n’y a pas la même justice pour tous, comme il n’y a pas la même école pour tous, le même droit à l’emploi pour tous. C’est tout cela qui nourrit cette frustration qui s’est exprimée durant la nuit », analyse Patrick Jarry.
Mais l’édile regrette que ce soit l’école primaire Pablo-Neruda et le centre de loisirs des Gavroches qui aient fait les frais de cette colère. « Il faut enrayer cette spirale de violence qui se retourne contre les quartiers puisque ces équipements sont sans doute utilisés par les petits frères ou petites sœurs des jeunes qui étaient dans la rue hier soir. On se fait du mal à nous-mêmes », regrette Patrick Jarry. Il reste cependant convaincu que « cette ville va réussir à surmonter cette dure épreuve sans sombrer dans une violence sans issue ». L’élu a d’ailleurs annoncé qu’il serait présent à la marche blanche ce jeudi devant la préfecture, voulue par la mère de Nahel M.
Toute la journée, et comme mardi après-midi, des médiateurs de la ville de Nanterre ont tenté d’apaiser les tensions chez les jeunes dans les quartiers. « Certains sont réceptifs, d’autres sont encore en colère », témoigne Hamadi Najar, responsable des médiateurs. Lui aussi a été marqué par les événements de la nuit : « On a déjà vécu des petites émeutes mais hier, c’était vraiment ingérable. Ça fait dix-neuf ans que je suis dans le service et c’est la première fois que la ville vit de tels événements. » Il espère que la marche blanche de jeudi apaisera les tensions. D’autant que le responsable connaissait le jeune Nahel M. « Un bon vivant, apprécié de la population, décrit-il. C’est pour ça que c’est parti avec une telle force. »
« Les jeunes veulent s’en sortir »
Pour d’autres acteurs de terrain, les causes de cette colère trouvent racine dans des problèmes structurels et anciens. Au centre social et culturel Hissez-Haut, dans le quartier du Vieux-Pont, d’où était originaire Nahel M., la directrice, Rossana Morain, évoque tour à tour la mauvaise gestion des immeubles par les bailleurs sociaux, l’augmentation du chômage et les difficultés des familles monoparentales, surreprésentées dans le quartier. « Il y a beaucoup de misère, que les gens essayent de cacher. Personne n’apprécie d’être au RSA », lâche-t-elle.
« Nous ne sommes plus un quartier classé prioritaire, alors que nous cochons toutes les cases, poursuit Mme Morain. Il ne faut pas se tromper : les jeunes veulent s’en sortir. Certains ont monté leurs petites entreprises, dans le transport ou la restauration. Mais ici, la jeunesse souffre. Il faut les aider. » La directrice du centre social, qui a habité dans le quartier pendant trente ans, plaide notamment pour des mesures de soutien à la monoparentalité ou encore le retour de la police de proximité. « Il n’y a plus vraiment d’endroits ou d’institutions qui créent du lien pour ces jeunes, alors quand il s’exprime, c’est de manière violente. »