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Grand âge : « La certitude du réchauffement climatique n’a d’égale que l’inéluctabilité du vieillissement de la population »

Tribune

Luc Broussy

Responsable du cercle de réflexion Matières grises

Le gouvernement ne semble pas avoir pris la mesure du défi que représente l’explosion à venir du nombre de personnes âgées de plus de 75 ans, estime Luc Broussy, responsable du cercle de réflexion Matières grises, dans une tribune au « Monde ». Il prône des investissements massifs.

 

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », s’exclamait Jacques Chirac au Sommet de la Terre à Johannesburg, en 2002. Vingt ans plus tard, il serait tout aussi légitime d’ajouter : « Notre maison vieillit et nous regardons ailleurs », tant la certitude du réchauffement climatique n’a d’égale que l’inéluctabilité du vieillissement de la population.

S’il est impossible de prévoir le niveau des taux d’intérêt à six mois ou la météo à huit jours, on connaît en revanche à la virgule près le nombre de personnes qui seront âgées de 85 ans et plus en 2050. Et pour cause : les baby-boomeurs nés entre 1945 et 1965 sont potentiellement les nonagénaires des années 2035-2055.

Mais tous les « vieux » ne le seront pas au même moment et dans les mêmes conditions. Alors que le nombre de « 85 ans et plus » stagne peu ou prou entre 2020 et 2030, il succédera à cette étape de plaine une véritable « Alpe-d’Huez » démographique, puisque les « 85 ans et plus » passeront brutalement entre 2030 et 2050 de 2,5 millions à 4,8 millions – soit une hausse de + 85 % en vingt ans. Du jamais-vu dans l’histoire humaine !

D’autant que durant l’actuelle décennie 2020-2030, un autre défi se joue : celui de l’explosion des « 75-84 ans », dont le nombre va croître de 4 millions à 6 millions d’ici à 2030 (+ 50 %). Là encore, un phénomène tout à fait inédit dans son ampleur.

A ces deux périodes – avant et après 2030 – et à ces deux phénomènes démographiques – explosion du nombre des « 75-84 ans », puis des « 85 ans et plus » – correspondent deux types de politiques publiques.

Horizon 2030

La première consiste à permettre aux « 75-84 ans » de conserver le plus longtemps possible leur autonomie en bénéficiant d’un logement adapté (10 000 seniors meurent chaque année de chutes domestiques, d’où la bonne nouvelle du lancement en janvier 2024 de MaPrimeAdapt’), en sauvegardant des liens sociaux (500 000 personnes âgées vivent dans une situation d’isolement et de « mort sociale »), en évoluant dans un environnement urbain bienveillant (transports et mobilier urbain adaptés, voirie sécurisée, accès aux commerces, aux résidences seniors ou à un habitat inclusif…).

La seconde nécessite d’anticiper à l’horizon 2030 les solutions permettant de faire face aux défis de la dépendance : création d’établissements et de services, embauche de personnels supplémentaires, meilleure solvabilisation des bénéficiaires et des aidants… Dans ce domaine, une loi de programmation – que le député (Parti socialiste) Jérôme Guedj a proposée récemment à l’Assemblée nationale avec le soutien du gouvernement – permettrait un travail prospectif et transpartisan.

Ajoutons un constat sociologique à ce constat démographique : les personnes qui auront 85 ans en 2030 avaient 23 ans en mai 1968. Autant dire que cette nouvelle génération de seniors ne s’en laissera pas conter. Elle voudra maîtriser son vieillissement et refusera qu’on lui impose des solutions standardisées. La génération qui s’est trouvée comme slogan « Le bonheur si je veux » nous criera demain : « L’Ehpad si je veux ! »

 

Or, face à ce défi majeur, tous les gouvernements depuis quarante ans sont apparus comme une poule face à un couteau, partagés entre sidération et désinvolture. Et Emmanuel Macron n’a hélas pas fait exception en érigeant, comme ses prédécesseurs, la procrastination en art majeur.

Promise par le président en juin 2018, la loi « grand âge » a depuis été abandonnée. Lancé en octobre 2022, un Conseil national de la refondation consacré au bien-vieillir devait se conclure en mai 2023 par une ambitieuse « feuille de route interministérielle » qui a fait pschitt. Engagée en avril, une (modeste) proposition de loi a depuis été reportée sine die. Et alors que Les Fossoyeurs, le livre de Victor Castanet (Fayard, 2022), dénonçait les trop faibles ratios de personnels soignants en Ehpad, la promesse présidentielle de créer 10 000 emplois par an s’est pour le moment traduite par le financement de… 3 000 emplois par an.

Le propos ici n’est pas d’accabler telle ou telle majorité. Tous les mandats ont permis des avancées : plan Alzheimer sous Sarkozy, loi d’adaptation de la société au vieillissement sous Hollande, création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale consacrée à l’autonomie sous Macron… Mais l’enjeu commande désormais de changer de braquet.

Aurore Bergé très attendue

Voilà où se situe désormais l’immense défi d’Aurore Bergé, la nouvelle titulaire d’un ministère dont l’intitulé, malheureux symbole, ne comprend même plus les termes « autonomie » ou « personnes âgées ». Sa notoriété médiatique comme son indéniable poids politique au sein de la majorité présidentielle doivent constituer autant d’atouts pour écrire une nouvelle page.

Elle pourra, pour ce faire, s’appuyer sur ces milliers de professionnels des Ehpad ou des services à domicile, publics comme privés, qui, chaque jour, se dévouent corps et âme. Leur enthousiasme ne doit pas céder à la désespérance d’être enfin compris. Elle pourra aussi s’appuyer sur les élus locaux – maires, présidents de métropole –, de plus en plus sensibles au vieillissement de leurs habitants. Ou encore sur des acteurs économiques – de la start-up innovante aux grands groupes en passant par mutuelles et acteurs du logement… – qui forment cette filière de la silver économie qui a tant à apporter à notre pays.

On se rappelle la phrase de l’Américain James Freeman Clarke [1810-1888] : « Un politicien pense à la prochaine élection. L’homme d’Etat, à la prochaine génération. » On aimerait tant sur ce sujet pouvoir enfin compter sur des hommes – et en l’occurrence sur des femmes – d’Etat.

 

 

Grand âge : « Il faut mettre l’héritage au service d’une politique publique ambitieuse »

Tribune

Lucie Castets

Professeure associée à Paris-Dauphine

Antoine Guillou

Adjoint (PS) à la maire de Paris

Face à l’augmentation drastique du nombre de personnes dépendantes et des besoins de financement afférents, une solution solidaire et équitable consisterait à créer un prélèvement additionnel sur les plus gros patrimoines, proposent la professeure Lucie Castets et l’adjoint à la maire de Paris Antoine Guillou dans une tribune au « Monde ».

 

Le gouvernement a annoncé en juillet le report sine die de la proposition de loi sur le « bien-vieillir » portée par les députés de la majorité présidentielle, et aux ambitions pourtant modestes. La nécessité de préparer nos services publics et la société tout entière au vieillissement de la population, en particulier aux risques liés à la dépendance, est pourtant plus criante que jamais.

 

Selon le rapport remis au gouvernement en 2019 par le président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, Dominique Libault, le nombre de personnes âgées dépendantes en France pourrait passer de 1,265 million en 2015 à 2,2 millions en 2050, et le besoin de financement supplémentaire d’ici à 2030 s’élèverait à 9,2 milliards d’euros par an.

 

Les besoins de financement du système de santé, de soin et d’accompagnement au sens large sont donc immenses. Il s’agit non seulement de prendre soin de plus de personnes, mais aussi des plus dépendantes, comme l’a cruellement mis en évidence le scandale des maisons de retraite Orpea.

Outre le besoin de financement global à l’échelle du pays, les inégalités d’accès au « bien-vieillir » sont aujourd’hui flagrantes. Les écarts entre territoires en matière de moyens et de capacités de planification sont majeurs. Si certaines familles peuvent avoir accès – sous réserve de disponibilité et en fonction de leurs revenus – à des Ehpad publics par le biais des départements, de nombreuses autres se retrouvent en grande difficulté lorsqu’elles sont confrontées à la dépendance, compte tenu du nombre limité de places et du reste à charge très élevé des établissements. L’accès à des solutions d’hébergement et d’accompagnement dépend alors directement du patrimoine dont disposent la personne concernée ou ses proches.

Entre les générations

Le vieillissement et l’accroissement de la dépendance viennent ainsi jeter une lumière nouvelle sur les inégalités dans notre pays. Comment assurer un accompagnement digne à celles et ceux dont le patrimoine est insuffisant sans faire peser une charge disproportionnée sur les familles ? Autrement dit, comment assurer l’équité du financement de la politique du grand âge, à la fois entre les générations et au sein de chacune d’entre elles ?

 

Il n’est pas anormal de considérer que, à l’approche de la fin de leur vie, les besoins de soins et d’accompagnement des personnes âgées puissent être financés par la cession d’une partie du patrimoine qu’elles ont accumulé. De ce point de vue, le principe d’équité entre les générations serait plutôt respecté, a fortiori si l’on prend en compte le fait que celles nées dans les décennies 1940 à 1960 ont plutôt bénéficié d’une situation économique favorable par rapport aux personnes qui intègrent aujourd’hui le marché du travail.

 

Cette logique est aujourd’hui en vigueur pour l’attribution de l’aide sociale à l’hébergement, allocation versée par les départements aux personnes âgées dont les ressources sont inférieures aux frais d’hébergement. Après le décès du bénéficiaire, la collectivité qui a financé son accueil peut effectuer un prélèvement sur son héritage correspondant à la somme avancée.

Réforme des droits de succession

Mais cette logique ne permet pas de dégager des moyens suffisants pour le financement d’une véritable politique en faveur du grand âge et de la prise en charge de la dépendance. Surtout, elle ne permet pas d’assurer le principe d’équité au sein de chaque génération.

Face à ce constat et dans ce contexte de besoins, il serait légitime d’adopter une approche de financement collective reposant sur une réforme des droits de succession, qui prévoirait notamment un prélèvement additionnel sur les plus gros héritages. Cela permettrait de dégager des montants significatifs sans augmenter la fiscalité sur l’immense majorité des successions.

 

Dans une note publiée en décembre 2021, le Conseil d’analyse économique esquissait plusieurs scénarios de réforme de la fiscalité des successions. Il démontrait qu’il serait possible de dégager au moins 10 milliards d’euros supplémentaires par an, tout en ayant un impact nul – voire permettant une réduction fiscale – pour 99 % des ménages. Il s’agirait, en somme, de mettre l’héritage au service du grand âge.

Il est possible de financer une politique publique ambitieuse sans en faire peser la charge sur les générations futures, tout en réduisant les inégalités. Le diagnostic est connu et les solutions existent : au gouvernement, désormais, de faire preuve de volonté.

Lucie Castets est professeure associée à l’université Paris-Dauphine et conseillère au cabinet de la Mairie de Paris ; Antoine Guillou est adjoint (PS) à la maire de Paris, Anne Hidalgo, chargé des ressources humaines, du dialogue social et de la qualité du service public.