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Dans l’Ouest américain, une sécheresse millénaire aux conséquences inédites

Pour la première fois depuis la conquête de ce territoire, l’aridité dans le bassin du Colorado menace la production hydroélectrique, l’agriculture et certaines industries.

 

« Zone brûlée ». A l’embranchement de la route 14, un panneau barre la circulation. La forêt est interdite « à tous les usagers ». En ce mois de juillet, on ne peut pas accéder à la source du Colorado, au lac du col de la Poudre. C’est de là que s’élance le grand fleuve de l’Ouest américain, à 3 100 m d’altitude, à l’ombre des Never Summer Mountains, les montagnes qui ne voient jamais l’été. D’habitude, c’est une destination prisée des randonneurs. Mais le paysage est aujourd’hui défiguré.

 

L’an dernier, cette région du nord du Colorado, qui s’étend le long de la rivière Cache la Poudre, a subi le plus grand incendie qu’ait connu l’Etat. « On a été évacués trois mois », dit Tasha Collins, la propriétaire du Trading Post Resort, un établissement situé près du village de Rustic, doté d’un ours empaillé et de cabanes de rondins appréciées des amateurs de pêche à la mouche. L’incendie, le Cameron Peak Fire, n’a été déclaré circonscrit qu’en décembre 2020, après cent douze jours : seule la neige en est venue à bout. Il a laissé derrière lui une mosaïque de troncs brûlés et une rivière remplie de cendres.



Un an plus tard, les bénévoles de l’association Poudre Wilderness Volunteers s’activent au col Cameron. Il faut couper, déblayer les arbres tombés sur les sentiers – des pins ponderosa plus que centenaires –, remonter les 17 ponts détruits. Dans certains endroits, il a fait si chaud que la terre a « formé une croûte imperméable », décrit Mike Corbin, leur responsable. Avec 300 membres, l’association, créée en 1996 quand le service national des forêts a réduit ses budgets, est la plus importante de ce type aux Etats-Unis. Après le Cameron Peak Fire, elle a été submergée de donations, un signe de l’émotion des habitants – Denver, la capitale de l’Etat, ne se trouve qu’à 200 km –, saisis par la violence du feu et asphyxiés par la fumée.

 

« Le climat change, c’est clair »

 

En ce week-end de juillet, les volontaires sont sur liste d’attente pour aider à restaurer la forêt. Deux mille arbres calcinés ont été dégagés des sentiers. Il en reste au moins trois fois plus. « Le climat change, c’est clair, soupire Mike Corbin. Avant, le temps était beaucoup plus prévisible. L’été on avait des orages tous les après-midi. » Maintenant, la « mousson » (le terme employé dans l’Ouest américain) est erratique. L’an dernier, elle ne s’est même pas matérialisée. Au printemps, à la fonte des neiges, l’eau a pénétré dans le sol assoiffé, plutôt que de se déverser dans les cours d’eau. Le Colorado n’a jamais été aussi épuisé.

De son berceau des Rocheuses à son embouchure dans la mer de Cortez, au Mexique, le Colorado est un fleuve assiégé, pris dans le cycle infernal qui est devenu l’ordinaire des étés dans l’Ouest : chaleur, sécheresse, incendies. Long de 2 320 km, il alimente en eau et en hydroélectricité 40 millions de personnes (et 29 tribus indiennes) dans sept Etats. Et irrigue les cultures que ces régions désertiques s’obstinent à faire pousser (du riz et du coton en Arizona).

Cet été, le bassin en est à sa vingt-deuxième année de sécheresse. A ce stade, les climatologues parlent de « méga-sécheresse ». « La région vit une de ses périodes les plus sèches en 1 200 ans », a déclaré Elizabeth Klein, chargée de mission au ministère de l’intérieur, en mai, lors d’une audition devant la commission des ressources naturelles de la Chambre des représentants. Comparable, selon le magazine National Geographic, à la grande aridification qui avait conduit les Indiens Pueblos à abandonner leurs habitations troglodytes de Mesa Verde (Colorado) au XIIIe siècle.

 

Achat d’eau pour refroidir la rivière

 

Tout le long du fleuve, la sécheresse a forcé à prendre des mesures d’urgence. Sur la rivière Yampa, affluent de la Green River qui vient alimenter le Colorado près de Moab (Utah), la pêche a été limitée, le tubing interdit : on ne descend plus les rapides sur des pneumatiques mais on se baigne. « L’eau est à 24 degrés ! », s’exclame le gérant d’un magasin de sports de Steamboat Springs, à 2 050 m d’altitude.

La station en est à acheter de l’eau à des comtés voisins pour refroidir la rivière et sauver l’écosystème. Autour de Grand Junction, où la rivière Gunnison se jette dans le Colorado, terre de ranchs et de cow-boys, le foin a jauni. Les éleveurs sont livrés à un dilemme : vendre leurs animaux ou les nourrir avec du fourrage acheté au prix du marché. La compagnie des eaux locale, qui s’alimente habituellement dans de petites rivières venant du Nord, a commencé le 10 juin à pomper dans le Colorado, pour la première fois en soixante-cinq ans d’existence.


A quelque 500 km en aval, le Colorado forme un entrelacs de méandres qui débouchent sur le lac Powell, bien connu des millions de touristes qui passent sur la route du Grand Canyon. Le niveau d’eau du réservoir est au plus bas depuis l’inauguration de 1964, et les célèbres houseboats(les « maisons-bâteaux ») sont au chômage partiel. Le lac n’a reçu que 30 % de l’apport en eau d’une année normale, si tant est qu’il en existe encore. Le niveau est descendu à 1 084 m au-dessus du niveau de la mer : à 10 m du seuil à partir duquel l’électricité ne peut plus être générée.


Le 17 juillet, le Bureau de réclamation, l’agence fédérale qui gère l’eau et les barrages, a décidé de puiser d’urgence dans trois réservoirs avoisinants pour maintenir la production hydroélectrique. Une mesure exceptionnelle, qui va pénaliser encore davantage les agriculteurs en amont. « Il va falloir la coopération de tout le monde, a plaidé devant la presse le responsable du bureau pour le Colorado supérieur, Wayne Pullan. Nous avons atteint le point que nous craignions d’atteindre. »L’organisation environnementale Save the Colorado a protesté. « Drainer le bassin supérieur pour maintenir le lac Powell, c’est un pansement sur une hémorragie, critique Gary Wockner, son directeur. A notre avis, le lac Powell ne peut pas être sauvé. » Plein, le lac s’étalait sur 667 kilomètres carrés. Aujourd’hui, il n’en couvre plus que 299.

 

Marinas à sec

 

Quelques centaines de km plus bas, le lac Mead est au même point. Le réservoir, à 50 km de Las Vegas, est le plus grand du pays. Le 18 juillet, il n’était rempli qu’à 34 % : son niveau le plus bas depuis sa mise en service après la construction du barrage Hoover, en 1934, à la frontière entre l’Arizona et le Nevada. La plupart des pontons sont impraticables, les rampes suspendues au-dessus de l’eau. Les plaisanciers qui insistent pour descendre leur bateau sont mis en garde : « A vos risques et périls ».

Ce n’est plus le lac aux 8 millions de visiteurs annuels que l’on vient contempler, mais le « bathtub ring », l’anneau qui marque l’ancien niveau, comme dans les baignoires mal récurées ; la ligne qui matérialise la rupture entre les années fastes et la disette actuelle. En vingt ans, le niveau du lac Mead a chuté de l’équivalent de treize étages. Des formations géologiques englouties ont surgi, des îles oubliées. Certaines marinas sont à sec. Le Hoover Dam a déjà réduit sa production hydroélectrique de 25 %.

Pour le gouvernement fédéral, l’heure des décisions est venue. Le 16 août, lors de sa prochaine réunion, le Bureau de réclamation sera contraint d’en prendre acte : le seuil fatidique est atteint, le niveau du lac Mead est passé en dessous de 325 m. Les responsables vont décréter officiellement le « niveau 1 » de pénurie d’eau dans le bassin inférieur du Colorado. En clair : les mécanismes d’urgence devront être activés. Ce sera la première fois dans l’histoire de l’expansion de l’Ouest.

 

Un accord entre Nord et Sud

 

Pour comprendre les enjeux, il faut remonter à 1922, lors de la signature du « Colorado River Compact », l’accord inter-Etats sur la répartition de l’eau de la rivière, conclu sous supervision de l’Etat fédéral, représenté par le secrétaire au commerce et futur président Herbert Hoover. Le traité prévoit un mécanisme de solidarité entre les Etats du bassin supérieur – premiers sur le tracé du fleuve – (Colorado, Utah, Wyoming, Nouveau-Mexique) et ceux du bassin inférieur (Arizona, Nevada, Californie). Le niveau d’eau est mesuré à Lees Ferry, à quelques kilomètres du lac Powell.

Les Etats du Nord doivent faire en sorte que le Sud ne manque pas d’eau : 9,251 milliards de mètres cubes sont alloués à chaque bloc. Mais les experts ont vu large. Ils ont basé leurs estimations sur une pluviosité qui avait été exceptionnelle les années précédentes. Ils s’en sont aperçus dès les années 1930… Mais peu importe : Washington a hâte de développer l’Ouest ; la Californie veut que l’Etat fédéral paie pour le barrage qui permettra de contrôler le débit de ce qu’un ingénieur a appelé « le Nil américain ». L’Arizona, furieux du « deal », ne le signera pas avant les années 1960.


Le mécanisme de solidarité doit être activé dès que le niveau du lac Mead tombe en dessous de 325 m. On y est depuis le 10 juin. « La principale victime va être l’Arizona », explique George Sibley, professeur au Western State College, à Gunnison (Colorado), et spécialiste de l’histoire du fleuve. A partir du 1er janvier 2022, l’Etat va perdre une partie de son allocation en eau. Le « projet central Arizona », le réseau d’irrigation qui s’étend sur 500 km, devrait être privé de 30 % de son volume annuel. Les réductions vont frapper de plein fouet les agriculteurs, mais les industries de pointe – comme celle des semi-conducteurs –, grandes consommatrices d’eau, pourraient également être affectées.

 

Des mesures proches des « pas de bébé »

 

Le Nevada sera frappé lui aussi, mais dans une moindre mesure (4 % en moins). L’Etat a décidé d’interdire les pelouses « inutiles » (aux ronds-points par exemple)… à partir de 2026. A Las Vegas, dans la région la plus sèche du pays (10 cm de pluie par an), des « water patrols » (« patrouilles de l’eau ») circulent dans les banlieues pour traquer le gaspillage. Et la ville paie les propriétaires pour qu’ils se débarrassent de leurs carrés d’herbe. Des « pas de bébé », selon les écologistes, au regard del’augmentation des températures dans la région : plus de 2 °F en vingt ans (0,16 °C), d’après l’agence fédérale pour la protection de l’environnement (EPA).

 

La Californie, qui se taille la part du lion du traité avec 5,4 milliards de mètres cubes, ne pâtira pas des restrictions dans un premier temps. C’était la condition sine qua non de sa participation à l’élaboration d’un plan d’urgence en 2019 : si l’eau devait être rationnée, les sacrifices devaient d’abord être faits par l’Arizona.

Pas question pour le géant de la côte ouest de subventionner l’agriculture en plein désert de son voisin. « Ça sert d’avoir 57 représentants au Congrès », note George Sibley – à eux deux, le Nevada et l’Arizona n’ont que 17 sièges. La Californie, il est vrai, est en proie à ses propres pénuries d’eau dans le nord de l’Etat : le barrage d’Oroville, qui alimente la vallée centrale, la région qui produit 60 % des fruits et légumes américains, n’est lui aussi rempli qu’à 28 % de sa capacité.

 

La « méga-sécheresse » remettra-t-elle en question le pacte de solidarité de l’Ouest ? Des négociations sur la révision du traité de 1922 ont commencé. Elles n’en sont encore qu’aux délibérations sur les futurs participants (les tribus indiennes ont bien l’intention cette fois d’y avoir leur place). Les Etats du Nord sont dans la situation ubuesque de payer leurs agriculteurs pour détruire des cultures, comme le Colorado a commencé à l’expérimenter, afin d’honorer leurs obligations de 1922 envers le Sud, où certains propriétaires de villégiatures n’imagineraient pas de se priver de golfs ni de pelouses. « C’est un désastre à déroulement lent. On vit sur une fiction depuis le premier jour », lâche George Sibley, qui est partisan d’une renégociation. « Mais le plus probable, prévoit-il, c’est qu’on va continuer à prier pour avoir plus de neige l’hiver, sans être surpris qu’elle ne vienne pas. »