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Gilets jaunes - Jean Pisani-Ferry : « La réforme de l'État, c'est le cimetière des bonnes intentions »

baae9c6809577f6e43c84d27d80d377e.jpgMalgré ses annonces en faveur du pouvoir d'achat, Emmanuel Macron garde le cap, selon son ex-conseiller. S'il n'ouvre pas les vannes de la dépense publique.PROPOS RECUEILLIS PAR MARC VIGNAUD

Il était le chef économiste de la campagne d'Emmanuel Macron. Jean Pisani-Ferry est en quelque sorte le gardien de l'esprit du programme économique du candidat. D'abord proche de Dominique Strauss-Kahn, cet ancien commissaire général de France Stratégie, un cercle de réflexion rattaché au Premier ministre, analyse les ratés de la politique économique menée au cours des dix-huit premiers mois d'Emmanuel Macron. Alors que le chef de l'État a décrété l'état d'urgence économique et social, il appelle à ne « surtout pas dépenser l'argent que nous n'avons pas en substituant des dépenses publiques aux réformes ».

Le Point : Comment analysez-vous la révolte des Gilets jaunes ?

Jean Pisani-Ferry : C'est l'expression d'une très grande anxiété économique et d'une importante défiance non seulement à l'égard des politiques, mais, au-delà, à l'égard de nos règles du jeu collectives. Se combinent stagnation du revenu, insécurité économique et sentiment que certains sont exonérés des efforts : la coupe est pleine. Ajoutez-y le sentiment que nous sommes entrés dans un monde où les enfants des classes moyennes ont une chance sur deux de vivre plus mal que leurs parents, tandis que ceux d'en haut parviennent à assurer à leurs descendants un avenir : c'est insupportable. La défiance à l'égard de nos institutions économiques, sociales et politiques s'est installée. Un rapport de France Stratégie l'avait bien montré à travers des enquêtes qui mettaient en évidence un gouffre entre ce que les statisticiens mesurent et ce que les Français ressentent en matière d'inégalités, de pauvreté ou de mobilité sociale.

Tout est parti de la hausse des taxes sur le carburant, jugée inéquitable. Cela n'a pas été vu pendant l'élaboration du programme d'Emmanuel Macron ?

Les mesures d'accompagnement ont clairement été sous-calibrées. L'idée des économistes selon laquelle la fiscalité environnementale, en ayant un effet sur les prix, change mécaniquement les comportements et qu'il n'est donc pas nécessaire de dire ce qui sera fait des recettes n'est plus tenable. Pour réhabiliter la fiscalité écologique, ce qui est essentiel, les recettes prélevées sur les ménages devront être affectées pour moitié à des mesures très identifiées d'accompagnement à la transition, comme le chèque énergie, des mesures d'aide au changement de véhicule ou à l'isolation des logements, et pour l'autre moitié à des baisses d'impôts sur les ménages, par exemple la CSG.

Emmanuel Macron n'a-t-il pas commis l'erreur majeure d'avoir reporté la suppression des cotisations salariales maladie et chômage à octobre alors que la CSG a augmenté dès le 1er janvier ?

C'est ce qui a rendu sa politique fiscale totalement illisible. Il y a eu un gros problème d'équité fiscale lié à la suppression de l'ISF et au calendrier des mesures : les baisses de l'impôt sur le capital ont été prises dès le début du mandat, les autres devaient être étalées.

N'était-ce pas indispensable de le faire tôt pour que ces mesures aient le temps de produire leurs effets ?

Si. Ces mesures ont été prises rapidement pour de bonnes raisons économiques, car elles produiront des résultats graduellement. Mais cela a créé un déséquilibre entre le premier budget d'Emmanuel Macron et la totalité des mesures prévues sur l'ensemble du quinquennat. L'impact politique s'est révélé très négatif. Le rejet a été amplifié par le fait que la baisse des cotisations sociales et l'augmentation de la prime d'activité, favorables aux salariés, ont été étalées pour des raisons budgétaires idiotes. Bercy a pris beaucoup trop de marges de sécurité. On peut être d'accord ou pas avec cette mesure, mais baisser les cotisations sociales en contrepartie d'une hausse de la CSG avait un sens. Les Français ont simplement vu que la CSG avait augmenté. Et maintenant la baisse des cotisations va être brouillée par le prélèvement à la source.

Vous craignez donc l'instauration du prélèvement à la source le 1erjanvier ?

Dans le contexte actuel, oui, par son effet psychologique, cela va être difficile, même si, sur le fond, c'est une bonne réforme.

Pourquoi fallait-il, à vos yeux, supprimer l'ISF ?

L'ISF était un mauvais impôt. Il ne faut donc pas le rétablir. L'exonération de l'outil de travail qui y était associée traduisait une vision datée de l'économie. Pourquoi un chef d'entreprise qui ne possède qu'une seule société était-il moins taxé que celui qui en avait fondé une deuxième ? Dans l'économie actuelle, il ne faut pas favoriser la détention patrimoniale de père en fils, mais, au contraire, encourager les créations, les reventes, etc. Par ailleurs, l'ISF manquait sa cible pour toutes sortes de raisons : exonération de l'outil de travail, transfert de fortunes hors de France et multiples exemptions fiscales. Pour preuve, la facture payée par les 100 plus grandes fortunes n'était que de 70 millions d'euros sur un patrimoine total sans doute voisin de 300 milliards ! C'est une petite fraction du taux théorique d'ISF. On ne pouvait donc pas garder cet impôt. Sa suppression n'en a pas moins donné un signe d'injustice fiscale qui doit être corrigé. J'aurais souhaité que cela se fasse par une augmentation de la fiscalité des grosses successions. On peut aussi penser à un impôt sur la fortune profondément réformé, voire à une nouvelle tranche supérieure de l'impôt sur le revenu. C'est une question d'équité fiscale, politiquement majeure.

L'augmentation des taxes sur les carburants pourra-t-elle reprendre en 2020 ou risque-t-elle d'être définitivement enterrée ?

Le risque existe, bien sûr. Ce serait très grave par rapport aux enjeux climatiques. Construire l'acceptabilité sociale de la transition écologique, c'est un énorme défi. Pas seulement en France, ce n'est pas très différent ailleurs en Europe.

Emmanuel Macron a fait des concessions. La France peut-elle se permettre de violer à nouveau la règle européenne des 3 % de déficit ?

Il ne faut surtout pas dépenser l'argent que nous n'avons pas en substituant des dépenses publiques aux réformes. C'est à l'opposé de la philosophie d'Emmanuel Macron. Avancer des mesures déjà programmées sur le quinquennat se défend parfaitement, corriger ici ou là est nécessaire, mais ouvrir les vannes de la dépense publique pour créer du pouvoir d'achat n'est pas la solution. La situation actuelle ne s'explique pas par un défaut de redistribution. L'Observatoire français des conjonctures économiques vient de montrer que la France a prélevé 11 milliards sur les 10 % des Français les plus aisés entre 2008 et 2017. Sur la même période, de 5 à 6 milliards ont été redistribués aux 20 % les plus modestes. La réforme de l'ISF et la flat tax ont évidemment bénéficié aux hauts revenus, mais pour le reste l'idée selon laquelle on aurait mené, depuis la crise, des politiques économiques libérales et réduit la redistribution est totalement fausse. La France est un pays d'inégalités de revenus primaires élevées, pas très loin derrière les États-Unis, mais doté d'un système de redistribution très puissant, qui joue surtout par la dépense. L'enjeu de fond n'est pas d'augmenter encore la redistribution, mais d'améliorer le pouvoir d'achat par la dynamique économique, d'améliorer l'accès à l'emploi et de recréer des perspectives individuelles en réformant les règles du jeu social. Il est possible de dépenser un peu plus si c'est pour appuyer une stratégie de réformes. La réforme de l'État implique de commencer par investir pour changer la manière de fonctionner des administrations publiques. Mais il faut rester très vigilant, car l'économie globale est en fin de cycle. Cela veut dire que l'environnement économique se dégradera brutalement à un moment ou à un autre. La fenêtre est donc étroite.

Dépenser de l'argent qu'il n'a pas, n'est-ce pas précisément ce qu'Emmanuel Macron a annoncé lundi 10 décembre, avec ses mesures en faveur du pouvoir d'achat ?

Il a avancé des mesures qui étaient prévues sur le quinquennat, comme la hausse de la prime d'activité, pour augmenter la rémunération des salariés au smic. Ça se défend, ça ne déséquilibre pas la logique du programme. C'est un changement de calendrier. Il a aussi annoncé l'annulation de la hausse de la CSG sur les retraites inférieures à 2 000 euros. Ça me paraît réaliste puisque les retraites ne seront pas revalorisées autant que l'inflation ; le cumul des deux ne passait pas auprès de l'opinion.

Qu'en est-il de la désocialisation et de la défiscalisation des heures supplémentaires ?

La désocialisation était prévue dans le programme. Cela dit, les économistes comme moi sont réservés sur cette mesure. Il n'y a pas de raison de traiter différemment les heures supplémentaires et les heures normales. Pourquoi encourager les gens à travailler plus plutôt qu'inciter à embaucher ? Il est en outre très difficile de vérifier que les entreprises n'abusent pas des heures supplémentaires au détriment des heures normales. Il y a un risque d'optimisation.

Emmanuel Macron est-il toujours en mesure de mener la politique pour laquelle il a été élu et de respecter l'esprit de cette politique ? Sur le plan budgétaire, a-t-il déséquilibré son quinquennat ?

Sur le plan budgétaire, il y a une prise de risque indéniable, en tout cas pour la trajectoire budgétaire en 2019 et en 2020, car un certain nombre de mesures programmées seront effectives plus tôt que prévu. Il va falloir être plus rigoureux sur la question des dépenses publiques, qui se posait de toute façon compte tenu de notre niveau de dépenses et de l'aspect « révolte fiscale » du mouvement des Gilets jaunes. La réforme de la sphère publique devient clé. Emmanuel Macron a aussi préservé l'ensemble des paramètres qui permettent de lancer la réforme des retraites.

Aurait-il fallu baisser beaucoup plus vite les dépenses publiques pour diminuer massivement les impôts ?

La première année, Emmanuel Macron n'avait pas beaucoup le choix. Pour le budget 2019, il aurait pu engager un mouvement plus vigoureux. La réforme de l'État, c'est le cimetière des bonnes intentions, et il faut donc identifier ce qui peut catalyser le changement. Je suis partisan d'une organisation dans laquelle des agences publiques auraient beaucoup plus de liberté pour mettre en œuvre les politiques publiques dont elles sont chargées. Elles devraient pouvoir décider elles-mêmes comment répartir leur budget entre dépenses d'équipement et dépenses de personnel, et être pilotées par de vrais manageurs responsables, jugés sur leurs résultats. Ces agences devraient pouvoir embaucher des contractuels et pas seulement des fonctionnaires. Il faut être plus radical pour dynamiser la sphère publique. Aujourd'hui, quand on parle de couper dans la dépense publique, on ne pense qu'aux mesures de recul de l'âge de départ à la retraite. Cela produirait des économies immédiates, mais jetterait le soupçon sur toute réforme structurelle des retraites. Pour conduire une réforme ambitieuse du système, il faut au contraire garantir que la réforme se fera à budget constant. Il est en revanche possible de réduire les dépenses d'intervention, comme cela se fait déjà sur le logement ou l'emploi. Actuellement, la France dépense autant pour l'emploi (y compris les allégements de cotisations), soit 120 milliards d'euros, que pour l'éducation, de la maternelle à l'université. Ce n'est pas raisonnable. Mais corriger cela nécessite en parallèle d'améliorer le fonctionnement du marché de l'emploi ou celui du logement.

Le système fiscal est-il devenu trop inégalitaire à cause de l'augmentation des impôts et des taxes proportionnels aux revenus et non pas progressifs ?

Oui, notre système fiscal est de plus en plus proportionnel. Contrairement à d'autres pays, comme le Royaume-Uni ou l'Irlande, la France fait surtout de la redistribution par la dépense et moins par les impôts. Votre question renvoie à une éventuelle fusion entre la CSG et l'impôt sur le revenu, au caractère individuel ou familial de l'impôt.

Faut-il poser ces questions à l'occasion du grand débat sur les impôts et les dépenses annoncé par l'exécutif ?

Les poser, oui. Construire du consensus, oui. Mais je doute qu'on puisse faire en même temps le grand soir des retraites et le grand soir des impôts. Ce sont de très gros chantiers qui relèveront probablement d'un autre quinquennat.

Emmanuel Macron a-t-il trop négligé les corps intermédiaires, comme on l'entend beaucoup ?

La première année a été celle de réformes issues du programme, il a fait ce qu'il avait dit, c'est allé vite. C'était assez neuf et les Français l'ont apprécié. Mais c'est fini depuis l'été dernier. Il aurait fallu ouvrir, à la rentrée, une seconde phase, plus délibérative, qui associe plus les corps intermédiaires et, plus largement, l'ensemble des Français par de nouvelles formes de démocratie participative. Elle va maintenant s'enclencher. Il va falloir innover, avec beaucoup de transparence, de l'évaluation, des consultations ouvertes par Internet, des délibérations impliquant des citoyens tirés au sort.

Source Le Point