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À Nantes, le démantèlement du plus grand bidonville de France se prépare

À Nantes, le démantèlement du plus grand bidonville de France se prépare

La métropole veut « résorber » le camp de Roms de la prairie de Mauves d’ici quatre ans. Autrement dit : accompagner vers un logement un millier de personnes – ou du moins celles qui le souhaitent. Malgré les 80 millions d’euros alloués au projet et les bonnes intentions, tout reste à faire.

Marine Dumeurger (Mediacités)

13 octobre 2024 à 09h29

 

 

 

Nantes (Loire-Atlantique).– En passant sur le boulevard de la prairie de Mauves, difficile de concevoir ce long campement qui s’étend entre la Loire et la voie ferrée. Mais une fois la piste boueuse empruntée, le sentier s’enfonce sur plus d’un kilomètre. Entre 700 et 1 000 personnes vivent sur cet ancien terrain de la déchetterie, un bidonville considéré comme le plus grand de France métropolitaine, même si ce chiffre reste difficile à vérifier.

 

Entre buissons de ronces, flaques de boue et dépôts sauvages, le campement né en 2018 compte à présent sept hameaux, des dizaines d’abris de bric et de broc, caravanes améliorées ou simples cabanes de fortune, selon les moyens de chacun·e.

 

À Vulcain 3, l’un de ces sept hameaux, Soredan repose sa carrure de costaud sur une chaise en plastique devant son le pas de sa porte. Une caravane à laquelle il a ajouté une pièce, bricolée de planches de bois, de vitres et d’un semblant d’isolation. Le jeune homme rentre tout juste de son travail, l’entretien de la vigne dans le vignoble nantais où il est embauché plusieurs mois par an. Assis à l’entrée de sa maison, il retrouve sa fille d’à peine 3 ans qui joue en couche‐culotte avec la ribambelle d’enfants du voisinage.

 

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Soredan et sa petite fille devant leur caravane, à Vulcain 3, l’un des sept hameaux de ce camp de la prairie de Mauves. © Photo Marine Dumeurger / Mediacités

 

Même si son français est approximatif, il a bien compris que l’évacuation de la prairie de Mauves se préparait, sans en connaître les détails. Il hausse les épaules d’un air fataliste. Lui aimerait vivre quelque part de « bien », de décent, fait‐il comprendre en jetant un coup d’œil aux flaques de boue qui s’étendent entre les petites décharges improvisées. Une maison, un appartement, un terrain, qu’importe. Il voudrait juste que cessent les expulsions. La dernière pour lui et les siens date de juin 2022, à l’issue de laquelle ils ont été contraints de quitter un terrain de Sainte‐Luce‐sur‐Loire. Arrivés ici, ils ont dû tout reconstruire.

 

D’après le plan de la métropole, dans quatre ans, le bidonville de la prairie de Mauves ne devrait plus exister. Dans un contexte foncier tendu, le terrain récupéré doit permettre d’agrandir la déchetterie voisine. Une « résorption », selon les termes des pouvoirs publics, censée se faire sans expulsions. Ou bien « ce serait un échec », assure François Prochasson, vice‐président de Nantes-Métropole chargé du droit au logement. 

 

Un budget maximal de 80 millions d’euros sur quatre ans

Si le calendrier reste lâche, la délibération métropolitaine votée le 28 juin établit les grandes lignes de ce démantèlement. La démarche s’étalera sur quatre années, avec un budget évalué à 80 millions d’euros maximum. « Chaque euro de la métropole sera complété à la même hauteur », espère Johanna Rolland. La maire de Nantes assure que des recherches de cofinancements sont en cours auprès de l’État et de l’Union européenne. Pour le moment, Nantes-Métropole n’a obtenu aucune assurance sur ces soutiens financiers. 

 

Depuis le mois de septembre, les premiers diagnostics ont néanmoins débuté prairie de Mauves. En témoignent les petites étiquettes numérotées disposées sur chaque caravane. Pilotée par Coallia, chargée de la manœuvre globale, c’est l’association de sociologues Trajectoires qui doit évaluer les personnes présentes sur le site. Autrement dit, selon le contrat signé par Coallia après l’appel d’offres, « identifier les ménages s’inscrivant dans un parcours d’intégration durable au territoire ».

Spécialisée dans les solutions d’hébergement et l’accompagnement des personnes vulnérables, c’est cette association qui va accompagner les familles vers des terrains dits « sas », a priori temporaires. Ou du moins celles qui le désirent. À condition d’être capables de payer un loyer régulier et de respecter les règles de vie du collectif. À terme, elles devraient ensuite rejoindre des logements de « droit commun », dans l’habitat social notamment.

 

« Leur inclusion, ce n’est pas seulement l’hébergement, précise François Prochasson. Cela passe également par la scolarisation des enfants – environ un tiers des occupants du bidonville sont mineurs et les trois quarts ne vont pas à l’école –, l’apprentissage du français et le respect du droit. »

 

Quelles solutions de relogement ?

Si, sur le papier, l’intention semble louable, reste néanmoins une question centrale : combien de familles comme celle de Soredan auront le désir de s’installer et de payer un loyer à l’année selon les critères retenus par la métropole ? D’une part, la plupart des résident·es du bidonville effectuent les allers‐retours avec leur pays d’origine à la belle saison. D’autre part, la communauté rom vit souvent avec la famille élargie sous le même toit. Une cohabitation compliquée à conserver en appartement.

 

Plutôt désireux de s’intégrer, Soredan habite avec sa femme, ses enfants, ses parents et ceux de son frère. Une structure qu’il aimerait conserver, même s’il ne se prononce pas trop sur le projet. Il attend de voir ce qui lui sera proposé. Un peu plus loin, Maria raconte à demi‐mot avoir obtenu un appartement dans de l’habitat social récemment. Mais il est loin de son travail et elle n’a pas le permis. Elle est donc revenue vivre ici.

 

Déjà sensible humainement, l’opération est rendue encore plus complexe par la crise du logement qui sévit dans l’agglomération nantaise. Chacune de ces quatre dernières années, la métropole estime avoir manqué d’environ un millier de nouveaux logements pour répondre à la demande des 9 000 nouveaux habitants et habitantes qui, en moyenne, s’installent chaque année dans l’agglomération. Alors que ce déficit de logements est devenu structurel, que les chantiers accumulent des retards et que les municipalités peinent à construire les logements sociaux imposés par la loi SRU, comment trouver une place au millier d’occupant·es du bidonville de la prairie de Mauves ?

 

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Entre 700 et 1 000 personnes vivent sur ce terrain insalubre de la prairie de Mauves. © Photo Marine Dumeurger / Mediacités

Une « guerre des pauvres »

La difficulté n’a évidemment pas échappé aux principaux opposants au projet, parmi lesquels les partisans d’une politique basée sur la « préférence nationale », pour le logement comme d’autres choses. Le site d’information identitaire Breizh.info n’hésite pas, par exemple, à diviser les 50 millions d’euros (le coût du projet estimé par la métropole sur quatre ans) par le nombre de Roms installés dans le bidonville. Une façon de déterminer un coût par individu (71 500 euros) sans grand sens et détaché de toutes autres considérations.

 

De son côté, François Prochasson est clair. « L’idée n’est pas d’organiser la guerre des pauvres. » Parmi les pistes évoquées, du logement léger ou modulaire, des « formes urbaines à inventer. Ce ne sera pas luxueux. Mais en rapport avec la capacité de financement de la population », précise l’élu.

 

Si les premières familles sont censées déménager dès l’an prochain, impossible de savoir où seront situés les terrains transitoires prévus. La prospection menée par la ville de Nantes serait toujours en cours. « Les solutions d’habitat restent à trouver », admet François Prochasson. Quant aux communes alentour – Carquefou, Sainte‐Luce ou encore Bouguenais –, leurs élu·es s’y inquiètent déjà de voir débarquer celles et ceux qui refuseront de prendre part au dispositif. Prairie de Mauves, un des occupants croisés raconte avoir déjà repéré un terrain où s’installer. Pour l’instant, il ne semble pas intéressé par l’idée de rejoindre un logement régulier.

 

Des communes riveraines frileuses à l’idée d’accueillir ces Roms

À Bouguenais, où trois campements roms sont recensés, dont un viabilisé et géré par la ville, la maire centre‐droit, Sandra Impériale, met en garde et appelle à la fermeté. « C’est une population complexe à intégrer, avec des mariages forcés, du trafic. Il faut passer des contrats, certes, mais il faut aussi des sanctions. »

 

Elle s’appuie notamment sur l’expérience menée dans sa ville où un terrain d’insertion temporaire a été créé par la mairie. Une quarantaine de personnes y ont été installées. Au départ du projet, elles étaient une centaine. Certaines ont préféré partir ailleurs, retourner en Roumanie ou rejoindre d’autres campements improvisés.

À Carquefou, la maire divers droite Véronique Dubettier‐Grenier assure de son côté observer depuis quelques semaines l’arrivée de personnes issues du terrain de la déchetterie nantaise sur sa commune. Au conseil métropolitain du 28 juin, elle dénonçait durement leurs pratiques, n’hésitant pas à évoquer un « tripot » ou à parler de « proxénétisme ». Pourtant, si la préfecture – contactée sur le sujet par Mediacités – confirme la présence de « certaines formes d’emprise et de délinquance sur le bidonville », elle appelle « à la plus grande vigilance […]. Cette population étant très souvent stigmatisée ».

 

La place des Roms dans la société

Ce n’est plus une épine dans le pied, c’est un parcours semé d’embûches. Pour les mairies, et surtout celles de bonne volonté, le sujet des campements roms est devenu un casse‐tête bien compliqué à gérer. À Saint‐Herblain, l’aménagement d’une parcelle viabilisée, dédiée à l’accueil de quatorze familles ayant une activité, un projet pionnier et novateur, a été retoqué mi‐juin par la justice administrative. Les riverain·es ont en effet saisi la justice, prétextant la préservation de l’environnement et l’artificialisation des sols. Le chantier d’un budget de 1,5 million d’euros était quasiment achevé.

 

Quant à la maire de Rezé, engagée sur le sujet du mal‐logement, elle dénonçait en octobre dernier les menaces physiques et insultes reçues après la présentation de son projet de création d’un terrain temporaire pour des familles roms dans le quartier de la Classerie. À Bouguenais, la maire assure quant à elle recevoir régulièrement des menaces venant de la communauté des gens du voyage ou de sympathisant·es RN.

 

Des mécanismes d’emprise

À Nantes-Métropole, François Prochasson ne sous‐estime pas les mécanismes d’emprise en place au sein de la communauté rom. « La plupart se sont installés ici via des passeurs, précise‐t‐il. Les familles ont dû emprunter et payent un loyer sur leur caravane pour rembourser. »

Ces pratiques grises ne sont pas la seule réalité. Originaires de la région agricole déshéritée de Mehedinți au sud‐ouest de la Roumanie, les habitants du bidonville de Mauves ne sont ni nomades ni venus par hasard. Attirés dans la région nantaise par le travail dans la vigne ou le maraîchage, ils exercent des travaux agricoles peu qualifiés, des métiers en tension qui peinent à recruter, comme Mediacités l’avait raconté.

 

Déclarés, ils cumulent souvent les CDD. « L’objectif est de fluidifier cet emploi, poursuit l’élu, afin d’éviter que des recruteurs informels ne ponctionnent une partie du salaire, comme c’est le cas à présent. » En résumé, sortir de ces multiples rapports de dépendance en intégrant celles et ceux qui en ont le souhait. Un programme d’envergure auquel la métropole s’attaque, comptant notamment sur le soutien de l’État. « Casser ces réseaux ne pourra pas se faire sans l’intervention de la justice et de la police, complète‐t‐il, ainsi que la participation des employeurs. Il faut que tout le monde se mette autour de la table. »

 

Ce camp témoigne de la politique de pourrissement menée par la métropole depuis quinze ans.

Philippe Barbo, militant du collectif Romeurope

Au collectif Romeurope, Philippe Barbo, militant et accompagnateur de plusieurs familles roms, attend prudemment de voir ce qui sera réalisé. « C’est sûr qu’il existe des zones grises au sein du bidonville, explique‐t‐il en parcourant ses allées terreuses. Mais il ne faut pas oublier que ce camp témoigne de la politique de pourrissement menée par la métropole depuis quinze ans. » Alors que les premiers Roms arrivent dans le département vers 2005, « très vite, ç’a été la politique de la patate chaude, regrette‐t‐il. Depuis, les Roms se déplacent de commune en commune au gré des expulsions ». Dans le département, ils sont aujourd’hui environ 3 000, répartis dans une soixantaine de bidonvilles. 

 

Ceux de la prairie de Mauves sont arrivés en 2018, quand la ville de Nantes a libéré un terrain privé. Le bidonville s’est ensuite agrandi au fil des évictions. Jusqu’à atteindre sa taille fatidique. Philippe Barbo, lui, milite pour des petits terrains, à dimension humaine, avec un habitat léger et adapté à leur mode de vie : « Il y a plein de choses à explorer, travailler avec l’École d’architecture afin de proposer des alternatives, par exemple. Pourquoi vouloir toujours l’intégration par le logement ? Comme si un bon Rom était un Rom HLM‐isable. »

 

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Le camp de la population rom de la Prairie-au-Duc comprend sept hameaux sur près de huit hectares. © Photo Théophile Trossat / Mediacités

Quelle sera la destinée des familles de la prairie de Mauves ? Parviendront‐elles à obtenir des conditions de vie décentes, et à quel prix ? À ce jour, de nombreuses questions restent à éclaircir, que ce soit sur l’emplacement des terrains transitoires ou sur les solutions de logements durables. Sans compter le nécessaire travail d’information et d’accompagnement auprès des occupant·es, dont Soredan et sa famille.

 

Sujet polémique et ultra-politique, de nombreuses personnes contactées ont refusé de s’exprimer. D’autant plus que la plupart des associations sont missionnées par les collectivités pour intervenir sur le bidonville. C’est le cas des sociologues de Trajectoires, spécialisés sur le sort des personnes migrantes d’Europe de l’Est des bidonvilles, et chargés de mener les questionnaires aux familles sur le terrain de Mauves. Ces derniers ont évoqué « beaucoup de réactions et d’articles dans les différents médias », à la suite de la communication de la métropole, préférant garder le silence. Idem du côté de l’association Une famille un toit, qui n’a pas motivé son refus, de Coallia ou des maraîchers nantais qui n’ont pas souhaité se prononcer sur le sujet de l’emploi des Roms sur leurs parcelles.