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Les échos si frappants des révoltes urbaines anglaises de l’été 2011

En 2011, à la suite de la mort d’un jeune homme noir victime de la police, l’Angleterre fut secouée par des soulèvements. L’effet de panique dans les médias, le discours féroce du gouvernement Cameron, le refus général de comprendre méritent retour et réflexion.

Antoine Perraud

5 juillet 2023

 

Les nuits d’insurrection du mois d’août 2011 en Angleterre et les réactions qu’elles suscitèrent sont riches d’échos et d’enseignements par rapport à la situation française, bientôt douze ans plus tard.

Un homme d’origine afro-caribéenne de 29 ans, Mark Duggan, était tué dans un quartier populaire et multiéthnique de Tottenham, au nord de Londres, le 4 août 2011. Les policiers qui l’ont abattu appartenaient à une unité spéciale chargée, sous le nom d’« opération Trident », de réprimer « les crimes commis avec des armes à feu dans la communauté noire ».

Mark Duggan, soupçonné d’appartenir à un gang et d’écouler de la cocaïne, est exécuté par la police alors qu’il se trouvait dans un taxi. Neuf ans plus tard, en 2020, comme le relatait alors Mediapart, la structure d’enquêtes londonienne Forensic Architecture, dans une reconstitution rigoureuse de la scène, allait démontrer que les forces de l’ordre avaient menti : Mark Duggan n’était pas armé, la légitime défense invoquée par la police n’était qu’un prétexte.

Forensic Architecture, spécialiste des contre-enquêtes sur les crimes et mensonges d’État, a reconstitué, dans le film ci-dessous, la scène de l’interpellation meurtrière. Voici une réalité virtuelle fondée sur les vidéos, images fixes, croquis, avis d’experts et dépositions de témoins versés au dossier judiciaire au cours des ans ; ainsi que sur un rapport commandé à un chercheur en biomécanique. Les conclusions, implacables, anéantissent la version policière.

 

En 2011, sur le moment, aucun élément n’est rendu public en raison d’une enquête confiée à l’IPCC (Independent Police Complaints Commission). Une version des faits criminalisant Mark Duggan tout en exonérant ses exécuteurs assermentés s’impose dans les médias dominants.

Le 6 août, deux cents personnes se rassemblent devant le commissariat de Tottenham Court Road pour réclamer toute la lumière sur les circonstances de l’événement tragique. Le soir même et pendant cinq nuits ont lieu des insurrections urbaines touchant non seulement le Grand Londres, mais près d’une dizaine d’autres villes, dont Liverpool, Birmingham, Manchester, Bristol…

Bilan côté insurgés : 5 morts, près de 4 000 arrestations sur les 15 000 participants ayant commis 5 000 actes de délinquance (dont 1 660 incendies et 1 649 pillages). 186 blessés parmi les forces de l’ordre. Des dégâts matériels s’élevant à 500 millions de livres sterling.

Et une classe politique rentrée dare-dare à Londres en écourtant ses vacances estivales : le premier ministre conservateur David Cameron, sa ministre de l’intérieur Theresa May, l’ineffable maire de la capitale Boris Johnson, le leader de l’opposition travailliste Ed Miliband…

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Londres, août 2011. © AFP/Leon Neal

Immédiatement, le pouvoir joue sur l’effet de sidération et de panique qui saisit le pays. David Cameron impute les émeutes à un effondrement des valeurs morales traditionnelles ancrées dans le peuple britannique. Il va plus loin et affirme que le pays se retrouve « brisé » en raison de « la déformation et [de] la dénaturation des droits de l’homme ayant abouti à saper toute responsabilité personnelle ».

Le discours conservateur consiste à récuser toute « excuse sociologique » et à marteler que les désordres n’ont pas été causés par la pauvreté mais par le comportement d’une jeunesse surchauffée par les techniques avancées – les téléphones BlackBerry sont montrés du doigt ­– et désormais incapable d’établir une distinction entre le bien et le mal.

David Cameron entend « redresser la société ». Il estime que les émeutiers, éduqués dans des foyers sans père, ont grandi sans modèle masculin au point de chercher dans la rue des figures paternelles avec la rage au cœur…

À cette psychologie de quatre sous s’ajoute une doctrine de fer sous couvert de« riposte sociale » : éliminer les aides qui ne font qu’« encourager ce qu’il y a de pire chez les gens ». Ceux-ci finiraient, selon la rhétorique tory, par penser « qu’ils peuvent être irresponsables au possible, dans la mesure où l’État les renflouera toujours ».

Aubaine politique néolibérale

Les chômeurs sont désignés à la vindicte publique, puisqu’ils échappent au« travail qui est au cœur d’une société responsable ». La réforme de mars 2012 allait ainsi conditionner les allocations-chômage en imposant des sanctions en cas de refus d’une offre d’emploi : suspension de l’indemnité pendant trois mois au premier refus, six mois au deuxième et trois ans au troisième.

Les conservateurs britanniques au pouvoir profitent donc sans vergogne de la tourmente, transformée en aubaine politique néolibérale : réduction de la protection sociale ; augmentation de la sévérité en matière pénale. Le tout légitimant les impératifs idéologiques du capitalisme réel.

Tout cela s’obtient avec l’aide de la presse, qui conditionne l’opinion en n’évoquant les soulèvements que sous l’angle de la « criminalité aveugle » et en dénonçant à qui mieux mieux la « voyoucratie » (thuggery). Les titres du Daily Telegraph, comme du Sun et de bien d’autres torchons, condamnent une « jeunesse écervelée »(beaucoup de mineurs parmi les insurgés) relevant d’une « classe marginale et ensauvagée » – cette presse allait faire son miel des premières comparutions en justice : 73 % avaient déjà été condamnés, 25 % avaient déjà purgé une peine de prison.

Une pétition électronique recueille 100 000 signatures, qui réclame que les agitateurs sanctionnés soient définitivement privés de leurs « avantages sociaux ». Et Theresa May ferme le ban à sa façon, réduisant le mouvement à une cupidité funeste et hautement condamnable : « La grande majorité des émeutiers ne protestaient pas, ils volaient. »

Interprétations à la petite semaine

Sur-le-champ, les experts sollicités vont dans ce sens. Le sociologue Zygmunt Bauman insiste sur les pillages (des produits électroniques aux baskets), qui seraient, selon lui, le fait de « consommateurs disqualifiés et contrariés », humiliés de ne rien posséder, saisissant soudain l’occasion d’échapper à « une vie de non-achat, stigmate douloureux d’une vie sans gloire ».

Le philosophe Slavoj Žižek, pour sa part, souligne « l’absence de sens » d’un mouvement « dont la rage est incapable d’aboutir à un programme de changement sociopolitique ». Son pessimisme désabusé lui fait écrire : « L’opposition au système ne peut plus s’exprimer sous la forme d’une alternative réaliste, ni même sous la forme d’un projet utopique. »

Enfin, sous couvert d’interpréter de prétendues « émeutes raciales », une riposte raciste se déchaîne de la part des commentateurs officiels. Le dérapage le plus ahurissant intervient à la BBC. Dans l’émission de télévision « Newsnight », l’historien et journaliste David Starkey se réfère au discours haineusement apocalyptique d’Enoch Powell sur « les rivières de sang » tenu en 1968 – une préfiguration du pseudo-« grand remplacement ».

Starkey, dans un délire aussi affolé qu’affolant, affirme que « les Blancs sont devenus noirs » comme en témoignerait une violence destructrice et nihiliste à la mode, sous l’influence d’icônes consuméristes noires ayant mis à l’honneur le style « gangster-chic »…

Il a fallu attendre quelque temps pour avoir accès à des études qui ne soient pas des réactions réactionnaires aux événements. Le Guardian et la London School of Economics (LSE) avaient, dès la mi-décembre 2011, proposé une quarantaine de pages d’analyses et de graphiques : Reading the Riots.

En 2014, l’universitaire allemand Ferdinand Sutterlüty produisait un article remarquable sur la morale cachée des émeutes de 2005 en France et de 2011 en Angleterre. En 2016, Tom Slater (de l’université d’Édimbourg) se lançait pour sa part dans une « analyse de classe » du soulèvement anglais, dans un chapitre de l’ouvrage collectif consacré aux insurrections urbaines en Europe : Urban Uprisings.

Il apparaît d’abord que les personnes impliquées dans les révoltes urbaines avaient, dans des proportions importantes, été victimes de harcèlements et de sévices policiers : elles exprimaient donc une colère en toute connaissance de cause après la mort de Mark Duggan.

Il en résulte ensuite que les insurgés avaient une vision très nette de l’application de la loi toujours inégalitaire et en leur constante défaveur. D'autre part, ils ne pouvaient souffrir davantage le discours stigmatisant dont ils faisaient l’objet, de la part d’une classe politique moralisatrice mais en grande partie corrompue – ainsi que l’illustrait l’énorme gabegie des notes de frais au Parlement britannique dévoilée en 2009.

Impression qu’il est désormais impossible de s’en sortir

Ces injustices se greffaient sur un fardeau que ressentaient les séditieux d’août 2011 outre-Manche : l’inégalité sociale absolue qui exclut de tels citoyens traités en sujets. Tel est l'état d'esprit des plus jeunes – se manifeste une fracture générationnelle – issus des communautés immigrées, en particulier pakistanaises : l’impression qu’il est désormais impossible de s’en sortir. N’existe même plus, à leurs yeux, l’exception tirée vers le haut, qui justifierait la règle, c’est-à-dire l’immense majorité galérant ad vitam æternam.

D’où cette façon de s’en prendre – ce qui contredit les accusations de simple pillage consumériste – aux institutions publiques censées promouvoir l’égalité des chances, comme les écoles ou les bibliothèques, dans un message politique criant, aussi discutable soit-il.

La réflexion produite sur le tard replace les soulèvements d’août 2011 dans un plus large contexte : l’effondrement de l’accord keynésien d’après-guerre et les conséquences sur l’architecture socio-économique et politique de la Grande-Bretagne à partir de l’ère Thatcher. Avec de surcroît une baisse continuelle des prestations sociales, qui avait déjà précédé les événements au point de faire partie d’un faisceau de causes ayant pu les déclencher.

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Or une nouvelle diminution de ces prestations a donc été décidée par les autorités en guise de réplique punitive. Et ce, dans un renversement permanent de la culpabilité dont font montre les conservateurs britanniques à l’égard de populations précarisées à l’extrême.

Les recherches universitaires ont étayé deux contradictions niées avec le plus grand cynisme. Primo, le gouvernement et les médias encouragent une culture de la consommation au sein de la population tout en ne lui donnant pas les moyens de l’assouvir. Secundo, l’État répond à la marginalité qu’il crée – du chômage à la toxicomanie en passant par le mal-logement et la sous-éducation – en développant jusqu’à l’étranglement le travail précaire, instable et mal rémunéré, au nom du prétendu « workfare ».

Accuser de tous les maux des gens maintenus dans tous les maux ; pousser au crime pour ensuite dénoncer des pratiques criminelles ; blâmer des individus prédisposés aux turpitudes selon des critères moraux, voire psychologiques, en niant toute cause d’ordre économique, sociale et politique : telle apparaît l’attitude d’un gouvernement conservateur britannique persuadé que rien ne vaudra jamais une guerre civile tuée dans l’œuf pour conforter son emprise.

Face à une gauche inexistante ou tétanisée, David Cameron, ses conseillers néolibéraux et leurs supplétifs médiatiques ont réussi à fixer dans l’inconscient collectif, en 2011, un récit et une idéologie hégémoniques recyclant les peurs classiques : classes pauvres, classes dangereuses ; colonisés d’hier, colonisateurs de demain…

L’heure, au sommet, est au surveiller et punir. Avec cet impératif suggéré au socle national : se prémunir face aux conséquences redoutées – le chaos –, plutôt que de traiter la cause camouflée : une réalité sociale déniant toute justice comme toute égalité.

Ainsi les classes moyennes inférieures vivent-elles dans la fièvre obsidionale, face à la menace entretenue des troubles à venir. Au point de peut-être céder un jour aux sirènes démagogiques et antidémocratiques, à la condition que celles-ci promettent une force sans doute injuste mais putativement protectrice.

C’est arrivé en 2016, à l’anglaise, avec le Brexit puis la séquence Boris Johnson. Cela semble se profiler en France, où le pire semble parfois chez lui...