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Cisjordanie : la chronique d’un village détruit par les Israéliens projetée aux habitants

Par Jean-Philippe Rémy (Masafer Yatta (envoyé spécial))

 

Le documentaire primé à Berlin, en février, raconte sur plusieurs années les violences de l’armée et des colons israéliens pour expulser les villageois de leurs hameaux.

 

Dans la cour de l’école d’At-Tuwani, une petite foule frissonnante se serre sur des chaises en plastique. La nuit est tombée, la rupture du jeûne a été expédiée, il fait un froid à rester chez soi. Qu’est-ce, au fond, que cette notion « chez soi » ? Voilà en substance le thème qui a amené, jeudi 14 mars au soir, quelques centaines de personnes à se retrouver ici, au milieu des collines empierrées, à l’extrême sud de la Cisjordanie occupée, à une cinquantaine de kilomètres de Jérusalem.Lors de la projection du documentaire

 

Entre les murs de ciments de la cour a lieu la première d’un documentaire primé à Berlin, en février, No Other Land (2024), réalisé par un collectif de quatre auteurs, dont deux sont à l’écran. Le film traite de la résistance de la population palestinienne des environs, dans cette région rurale de Massafer Yatta, face aux expulsions menées par l’armée israélienne et les colons. Ces opérations ont commencé dès les années 1980, lorsque la zone a été déclarée zone militaire, destinée en théorie à des exercices de tir. Plus tard, des colons israéliens sont venus s’installer dans les environs, augmentant la pression pour en chasser les habitants.

 

Au cœur du récit se trouve Basel Adra, né dans la région de Massafer Yatta (au total, une dizaine de hameaux et villages), dont le premier souvenir est celui d’une « lumière », celle que braquait sur lui, en pleine nuit, un soldat venu arrêter son père. Il avait 5 ans. Basel est né dans cette lutte, elle l’habite.

 

Résistance non violente

Il fut un temps où attirer l’attention, avec des caméras, des témoignages, avait réussi à enrayer un peu la violence du processus d’expulsion. No Other Land est le résultat de cette politique de témoignages sur la résistance non violente des habitants, qui ont introduit un recours devant la justice. Après vingt ans de procédures, en mai 2022, un arrêté de la Cour suprême l’a rejeté. Mille trois cents d’entre eux devront être expulsés de huit villages. Tout doit y être détruit. Des maisons, une école, un terrain de jeu. Un puits est bouché en étant rempli de ciment. Des systèmes d’irrigation sont découpés à la tronçonneuse.

Lire le reportage | Article réservé à nos abonnés Cisjordanie : l’autre guerre menée par Israël

 

Avec sa caméra, Basel Adra filme. Il est attaqué, menacé, blessé. Les drames éclatent avec une régularité implacable. Les bulldozers arrivent avec les soldats, au petit matin. Un certain « Ilan », aux yeux cachés derrière les verres irisés de ses lunettes de soleil, dépose les arrêtés d’expulsion sous des pierres, tandis que les engins de chantier s’activent. Un village, puis l’autre. Les semaines, les mois, les années s’écoulent. les habitants aux maisons détruites tentent parfois de reconstruire des logements, la nuit. Certains se sont réfugiés dans des grottes voisines, transformées en campements de fortune.

L'équipe de réalisateurs du documentaire Yuval Abraham (à gauche) et Basel Adra, réalisateurs et protagonistes principaux du documentaire

Yuval Abraham est un militant activiste, journaliste, juif. Il rejoint le mouvement anti-expulsion de Massafer Yatta vers 2019. Ils seront au total quatre, à filmer, avec Hamdan Ballal et Rachel Szor, fabricants de ce documentaire sur leur propre action afin de tenter de peser sur le destin de Massafer Yatta. Deux Juifs, deux Palestiniens. « Tu vois ce que ton pays nous fait ? », demande un homme de Massafer Yatta à Yuval. Ce n’est pas la dernière fois qu’on lui posera cette question.

 

Climat de plomb

Alors que le jeune homme se désespère de ne pas susciter d’intérêt sur le site Internet où est publié son article relatant des expulsions, Basel lui demande : « Tu penses venir ici et que tout sera résolu en dix jours ? » Il est inutile de fantasmer des victoires. Il faut durer, tenir, ne pas lâcher. « Habitue-toi à l’échec, sois patient », conseille-t-il. Plus tard, il dira encore : « La lutte la plus difficile, c’est rester sur cette terre. » Ce que le film montre aussi, c’est qu’après les moments de tension Yuval, lui, rentre chez lui, en Israël, à bord de sa petite voiture dont les plaques jaunes (israéliennes) lui permettent d’emprunter la route principale, plus directe, interdite aux plaques palestiniennes (vertes).

 

Contraint par Israël de quitter la Cisjordanie par la Jordanie, Basel n’a pas emprunté le même chemin que Yuval pour rejoindre le festival de la Berlinale, où No Other Land avait été sélectionné. Le 24 février, ils y ont reçu le Prix du meilleur documentaire. Lors de son discours, Yuval Abraham a comparé leurs deux destins. « Moi et Basel avons le même âge et, dans deux jours, nous allons retourner vers un pays où nous ne sommes pas égaux. (…) Je vis sous un régime de lois civiles, et Basel sous des lois militaires (…). Je suis libre de me déplacer où je veux dans ce pays. Basel, lui, est comme des millions de Palestiniens, il est enfermé en Cisjordanie occupée. » Il avait aussi ajouté : « Il nous faut appeler à un cessez-le-feu [à Gaza]. On doit appeler à une solution politique pour mettre fin à l’occupation [dans les territoires occupés]. » Cela avait suffi à déclencher une tempête. Accusations en rafale, y compris celle d’« antisémitisme ». Puis menaces de mort proférées contre sa propre famille, en Israël. Ils sont rentrés, séparément de nouveau. A cette différence, cette fois, qu’effrayé par la virulence des menaces, Yuval a suspendu un temps son retour.

Jeudi soir, à Massafer Yatta, les voilà tous les deux, émus, tendus, mais heureux, un peu, malgré le climat de plomb, avec cette minuscule victoire consistant à montrer leur film, sur place, là où il est né. Basel remarque doucement : « Beaucoup de gens [des environs] auraient voulu voir le film, mais ils ne sont pas venus, parce qu’ils ont peur. Revenir tard chez soi, c’est dangereux. »

 

Au fil des ans, la montée de la violence a été manifeste. Les expulsions des débuts étaient accompagnées de bousculades et de menaces. Peu à peu, les choses ont empiré. Des colons se sont joints aux soldats. D’abord avec des manches de pioche. Puis des armes. Un jour de janvier 2021, des soldats tentent de s’emparer d’un générateur, lors d’une opération d’expulsion. Un coup de feu est tiré par un soldat. Haroun Abou Aram, un jeune homme, est blessé au cou. Il survit, paralysé des quatre membres. Sa famille s’est réfugiée dans une grotte. On l’installe là, dans le froid, sans eau courante, en proie à des douleurs et à des infections récurrentes, pauvre chose brisée. Sa mère le soigne comme un enfant. Un soir, près d’un feu, il murmure soudain, effrayé : « Il y a quelqu’un qui vient. » Elle le calme : « Il n’y a personne. » Haroun Abou Aram est mort en février, toujours dans sa grotte, sans soins.

 

Jean-Philippe Rémy Masafer Yatta (envoyé spécial)