L’ombre de Jean-Christophe Lagarde et d’un ex-flic sur la fausse affaire Garrido-Corbière
A gauche, Jean-Christophe Lagarde, ex-député UDI de Seine-Saint-Denis et adversaire malheureux de Raquel Garrido aux législatives. A droite, Noam Anouar, ex-policier désormais détaché auprès de la mairie de Drancy, dirigée par l'épouse de Jean-Christophe Lagarde. (Photos Joel Saget. AFP et /Frédéric Stucin. Libération)
L’ex-député UDI Jean-Christophe Lagarde est-il impliqué dans la fausse affaire Raquel Garrido-Alexis Corbière ? Dans un article du Point publié mercredi 22 juin, le journaliste Aziz Zemouri affirmait que le couple de députés LFI avait employé durant plusieurs mois, et à «des cadences infernales», une aide ménagère algérienne sans papiers de 36 ans. Plusieurs incohérences dans l’article, relevées notamment par CheckNews, avaient alors conduit la direction de l’hebdomadaire à le retirer, vingt-quatre heures à peine après sa publication. Et à procéder, comme nous l’annoncions vendredi soir, à la mise à pied d’Aziz Zemouri et à sa convocation à un entretien préalable à un éventuel licenciement. La direction du Point, qui a mis en place une cellule interne pour expliquer ce crash éditorial, s’est depuis convaincue d’une manipulation.
De son côté, le journaliste Aziz Zemouri a déposé plainte, mardi, pour «abus de confiance» contre Jean-Christophe Lagarde, adversaire malheureux de Raquel Garrido lors des législatives. Une plainte a également été déposée contre un ancien policier des renseignements territoriaux, Anouar Bouhadjela, dit Noam Anouar, qu’Aziz Zemouri présente comme à l’origine des fausses accusations contre les deux élus. Dans sa plainte, il assure que l’ex-policier, «qui serait détaché auprès de la mairie de Drancy» (ville de Seine-Saint-Denis dont la maire est l’épouse de Lagarde), l’a sollicité fin mai pour le mettre en contact avec la prétendue femme de ménage du couple de députés LFI.
Plusieurs éléments recueillis par CheckNews pointent également vers Drancy et Jean-Christophe Lagarde, suggérant qu’il était a minima au courant de l’affaire avant la publication de l’article. Le premier est l’identité de la personne ayant transmis le dossier à Aziz Zemouri. Il s’agit bien de Noam Anouar. Lanceur d’alerte, syndicaliste, l’homme a dénoncé le racisme au sein de l’institution policière et l’aveuglement de la France face à la montée du jihadisme, avant d’être suspendu de la police. Il travaille désormais, depuis la mi-2021, pour la ville de Drancy, au sein du conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD).
«Le maire de Drancy, c’est Aude Lagarde, pas Jean-Christophe Lagarde»
Contacté lundi par CheckNews, l’ex-flic reconnaît avoir transmis le dossier au journaliste du Point, tout en réduisant son rôle à celui d’intermédiaire. «Cette affaire est partie d’une information qui était en ma possession au départ. Je collabore avec le Média [site d’information indépendant proche de LFI, ndlr], et quand je suis mis au courant de certaines affaires et que le Média ne les traite pas, je les transfère à certains amis journalistes. Ça fait des années que je fais ça»,explique-t-il. S’il admet désormais que l’information était finalement «pourrie», il se défend d’avoir voulu manipuler le journaliste, imputant la responsabilité de ce fiasco journalistique à un «défaut de vérification d’Aziz Zemouri».
«Le Point veut laver son image et cherche le coupable idéal, affirme-t-il. J’ai été candidat aux municipales dans la ville où j’habite, et la tête de liste était UDI. C’est parce que j’ai eu cette candidature qu’on me cible, alors qu’en réalité je suis beaucoup plus proche des insoumis que de l’UDI.» Et de balayer le fait qu’il travaille comme fonctionnaire territorial à la mairie de Drancy. «Le maire, c’est Aude Lagarde, c’est pas Jean-Christophe Lagarde, et les missions parlementaires n’ont rien à voir avec les missions de la mairie.»
Au départ, l’ancien policier du renseignement raconte avoir eu vent d’une suspicion d’«affaire de vol aggravé». Une femme sans papiers d’origine algérienne, qui se serait fait prendre son passeport lors d’un contrôle de police à Paris. La femme étant en présence d’un enfant du couple Garrido-Corbière, les policiers auraient en effet reçu l’ordre de fermer les yeux. Avant, contrariés, de confisquer le passeport de la jeune femme.
Anouar donne le «tuyau» à son «ami de douze ans», Aziz Zemouri, ainsi que le numéro de téléphone de la victime supposée, accompagné d’une photocopie de son passeport. Au bout de ce numéro, rattaché à une ligne Lycamobile, une femme prétendant s’appeler Sana D. raconte au journaliste qu’elle est exploitée par le couple de députés. Elle serait logée avec d’autres sans papiers dans un appartement, loué par un proche de LFI. Un récit livré au journaliste sur WhatsApp, sans que jamais Aziz Zemouri ne voie l’intéressée.
Un numéro qui ne répond plus depuis les législatives
CheckNews a pu consulter dans leur globalité ces échanges, qui dureront quatorze jours, du 2 au 16 juin. Dans un français truffé de fautes d’orthographe, la supposée femme de ménage présente ses employeurs comme de mauvais parents, qui la font travailler à des horaires abusifs et sans la payer correctement. Tout s’accélère dans les jours qui précèdent le second tour des élections législatives. Sana D. se montre plus insistante. Le 13 juin, elle affirme que le couple Garrido-Corbière utilise une fausse adresse parisienne pour que «les enfants soient à Paris pour l ecole» (sic) et envoie une fausse photo de l’immeuble où elle se trouve, découpée dans un portrait d’Alexis Corbière disponible en ligne. Le 14, elle demande la date de publication de l’article. Le 15, elle déclare que Raquel Garrido «[l]’a giflé que j’étais comme sa fille» (sic), insiste à nouveau sur la date de publication de l’article et ajoute que les Garrido lui ont promis des papiers en cas d’accession au pouvoir de Jean-Luc Mélenchon. Le 16 juin, jour de l’agression de Raquel Garrido à Drancy, elle écrit à Aziz Zemouri que sa patronne «a demandé qu’on la filme pendant le problème», faisant ainsi croire à une mise en scène. Il s’agit alors des derniers mots échangés avec le journaliste.
Une fois le second tour passé, l’interlocutrice ne répond plus à Aziz Zemouri. Un message envoyé le 20 juin apparaît comme lu, et celui du 23 juin n’a jamais été reçu. CheckNews a tenté de joindre son numéro plusieurs fois, mais il apparaissait alors constamment indisponible.
Au cours des échanges, le 14 juin, le journaliste se procure l’adresse où est censée habiter la jeune femme : un immeuble de la rue Léon, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Zemouri s’y rend et constate que le nom de la supposée femme de ménage figure bien sur une des boîtes aux lettres. Sauf que le patronyme, selon les témoignages des habitants de l’immeuble recueillis par CheckNews, a été ajouté quelques jours seulement avant que le journaliste du Point ne se rende sur les lieux. Et a été enlevé depuis. «Personne de ce nom n’a habité ici», témoigne ainsi un habitant, qui affirme également ne pas connaître la jeune femme lorsqu’on lui présente la photo de Sana D.
Sana D. n’est pourtant pas une identité fictive. CheckNews a pu entrer en contact, via les réseaux sociaux, avec une personne algérienne, répondant à ce nom et âgée de 36 ans. Nous avons également eu confirmation que la photocopie de son passeport a bien été communiquée à Aziz Zemouri. Contactée, cette femme assure n’être mêlée en rien à cette affaire et affirme avoir perdu son passeport il y a deux ans, sans en avoir déclaré la perte. Et être ainsi victime d’une usurpation d’identité.
Un tweet publié par Jean-Christophe Lagarde
Qui est à l’origine de cette manipulation ? Qui a donné le numéro de téléphone à Anouar, qui l’a ensuite transmis à Zemouri ? L’ex-policier ne nous a pas répondu sur ce point. Mais un enregistrement obtenu par CheckNews d’une conversation téléphonique, tenue lundi entre les deux hommes, apporte des éléments troublants. L’ex-député de Seine-Saint-Denis Jean-Christophe Lagarde, qui a perdu dimanche 19 juin contre Raquel Garrido au second tour des législatives, est ainsi mentionné plusieurs fois comme source possible de l’affaire.
Au début de l’échange, alors que Zemouri s’insurge contre Anouar des informations frelatées qu’il lui a communiquées, et lui reproche de ne pas le protéger auprès du Point, Anouar lui dit : «Je te protège, mais je ne protège pas que toi. Tu vois ce que je veux dire ? Moi je veux pas leur dire [à tes collègues du Point] tout ce que je sais…» Zemouri : «Mais pourquoi, tu protèges qui d’autre ?»Anouar : «A ton avis ? Tu sais très bien…»
Plus tard dans la conversation, Zemouri évoque un tweet que Lagarde a publié sur son compte Twitter après le retrait de l’article du Point, pensant vraisemblablement qu’il l’envoyait en privé. «Je ne comprends pas bien et ne sais pas la fiabilité de ceux qui me donnent ces infos, avait ainsi tweeté le 23 juin, de manière sibylline, l’UDI. En fait, ils m’ont alerté la semaine dernière que cet article allait sortir mercredi et jeudi. Puis le journaliste a dit que ça avait été bloqué en haut. On en parle tout à l’heure ?»
«Sa source à lui, c’est une source policière. Il y a de la flicaille dans le truc»
Pour Zemouri, l’évocation d’un blocage de l’article par la rédaction du Pointdans le tweet est la preuve qu’Anouar a parlé à Lagarde : «C’est un truc que je t’ai dit à toi [Anouar] que l’article était bloqué. Donc si lui le sait, c’est que tu lui as dit.» Anouar : «Je lui ai dit [à Lagarde] : “On a fait tout ce qu’on a pu, […] à l’époque où [l’article] était bloqué. On a fait tout ce qu’on a pu, je ne pense pas que [Zemouri], il soit partie prenante du truc, je pense que c’est pas à son niveau qu’il y a un obstacle. Nous on a fait ce qu’on pouvait, on a l’obligation de moyen mais pas de résultat, maintenant stop, on a fait, c’est pas de son niveau.” C’est comme ça qu’il a traduit, ça s’est fait à un niveau au-dessus.»
Plus tard encore dans l’échange, Anouar suggère que Lagarde a obtenu les informations transmises auprès de policiers : «Sa source à lui, c’est une source policière. Il y a de la flicaille dans le truc. C’est ça en fait le machin.» Zemouri, énervé : «Sa source à qui ? Sa source à Lagarde tu veux dire, j’ai pas compris là ?» Anouar : «Ouais. je pense que c’est une manipulation de flics au départ.»
Puis, plus loin : «Il y a une manipulation, on sait pas qui c’est. Je pense même que si, à la limite, allez, on imagine que Lagarde soit impliqué à un moment ou un autre, je pense qu’il a été baladé.» Zemouri : «Non mais c’est Lagarde qui t’a demandé de me passer un passeport… J’ai réfléchi, c’est monté spécifiquement pour moi. En mettant une Algérienne avec sa mère, c’est n’importe quoi…» On devine, par la suite, qu’Anouar se doute que la conversation est enregistrée. Et ne met dès lors plus en cause Lagarde.
Puis Zemouri l’interpelle : «T’es proche de LFI, et t’as été candidat sur une liste UDI en même temps, je comprends rien !» Anouar : «Je suis proche de LFI, je suis partisan, je suis ami avec eux, mais le problème qui se pose, c’est que ces gens-là, ils ne font rien pour moi. Ils ne m’ont rien proposé. A chaque fois qu’il y a un truc à gagner, à partager, ils ne pensent pas à moi.»
Interrogé par CheckNews sur la teneur de ces échanges, Noam Anouar nous a expliqué ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet, eu égard au devoir de réserve auquel il serait tenu en qualité de fonctionnaire territorial. Contacté à propos de ces passages le mettant en cause, Jean-Christophe Lagarde, de son côté, ne nous a pas répondu.