Mort de Zineb Redouane : l’enquête judiciaire s’interroge sur une « responsabilité médicale » des pompiers et de l’hôpital de la Conception, à Marseille
Cette habitante de Marseille est morte en décembre 2018, en marge d’une manifestation de « gilets jaunes », des suites d’un tir d’une grenade lacrymogène par les forces de l’ordre.
Par Mustapha Kessous
Lors d’une manifestation en hommage à Zineb Redouane, à Marseille, le 5 décembre 2020. NICOLAS TUCAT/AFP
Il y a près de cinq ans, le 2 décembre 2018, une dame de 80 ans mourait sur une table d’opération de l’hôpital de la Conception, à Marseille. La veille au soir, Zineb Redouane avait reçu une grenade lacrymogène en plein visage, tirée par un CRS lors de l’acte III des « gilets jaunes » – une manifestation qui s’était terminée en violents affrontements, près du Vieux-Port – alors qu’elle était en train de fermer les fenêtres de son appartement, situé au quatrième étage de la rue des Feuillants, dans le centre-ville.
Depuis les faits, aucun policier n’a été mis en cause par la justice. Pourtant, dans son rapport détaillé d’avril 2021 que Le Monde a pu consulter, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) avait « mis en lumière un manquement professionnel et un comportement contraire à la déontologie policière » concernant le CRS qui a tiré et son superviseur. Et l’IGPN de conclure que tous deux avaient « manqué à l’obligation de discernement » – le premier « par une action manifestement inadaptée », le second « par une décision manifestement inadaptée » – demandant « le renvoi en conseil de discipline de ces deux policiers ».
Dans ce rapport, « la police des polices » avait reconstitué la soirée du 1er décembre 2018 et décrit un climat « insurrectionnel » autour du domicile de Zineb Redouane, dans une atmosphère saturée de gaz lacrymogènes (200 grenades lancées lors de la manifestation). Et avait noté, concernant le tir mis en cause, que la « fatigue, [le] manque de visibilité, [la] tension et [la] nécessité légalement établie à riposter ont probablement pesé dans la décision du superviseur de l’autoriser, et celle du tireur, de l’effectuer ». Pour autant, l’Inspection avait pointé qu’« en effectuant un tir au Cougar, d’une munition ayant une portée de 100 mètres, alors qu’il se trouvait à 33 mètres de la façade d’un immeuble d’habitation (…), et qu’avec ou sans visibilité, il ne pouvait imaginer disposer d’un espace suffisant pour tirer une telle munition sans prendre le risque d’un dommage non souhaité et/ou que ce tir soit inefficace ». D’autant que le tireur « disposait d’un temps de réflexion » avant de lancer sa grenade.
Malgré ces remarques et conclusions, Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale, avait décidé, en octobre 2021, de ne pas suivre l’avis de l’IGPN. Sollicité pour expliciter son choix, M. Veaux n’a pas, pour le moment, répondu à la demande du Monde.
Retour au point de départ
Depuis près de cinq ans, l’enquête semble tourner en rond pour revenir au point de départ. En effet, les investigations prennent désormais un chemin éloigné de toute faute policière. Dans une ordonnance datée du 1er mars 2023 que Le Monde a pu consulter, la magistrate chargée de l’instruction au tribunal judiciaire de Lyon, depuis que l’affaire y a été dépaysée, a désigné deux experts – un médecin légiste et un chirurgien maxillo-facial – afin de déterminer la « responsabilité médicale » des pompiers et du personnel de l’hôpital dans leur prise en charge de la victime. Ce projectile lui avait causé, selon le rapport d’autopsie, « un traumatisme facial sévère, avec fractures de l’ensemble de l’hémiface droite, et des fractures costales ».
A l’époque, le procureur de la République de Marseille d’alors, Xavier Tarabeux, avait, au lendemain du décès, estimé que la mort de Mme Redouane résultait « d’un choc opératoire et non d’un choc facial », ajoutant qu’« à ce stade, on ne[pouvait] pas établir de lien de cause à effet entre la blessure et le décès ». Une explication qu’avait reprise l’ancien ministre de l’intérieur Christophe Castaner.
Juste après le décès de Mme Redouane, la justice avait mis en avant sa santé fragile : « diabète, prothèse valvulaire, insuffisance rénale chronique », pouvait-on lire, entre autres, dans le rapport d’autopsie du 3 décembre 2018, qui soulignait, également, que son « décès [était] survenu au cours de l’induction d’anesthésie pour [une] intervention chirurgicale en urgence sur une patiente “à haut risque anesthésique” ».
Le 25 décembre, peu avant son inhumation à Alger – Mme Redouane était de nationalité algérienne –, les autorités de ce pays avaient effectué, à leur tour, une autopsie et le rapport était sans équivoque : « L’important traumatisme facial »causé par la bombe lacrymogène était « directement responsable de la mort par aggravation de l’état antérieur de la défunte, malgré les soins intensifs prodigués en urgence ». Par la suite, M. Tarabeux avait précisé au Monde que « contrairement à ce qui a été rapporté, il n’a jamais été question de nier qu’elle a reçu un projectile au visage, cette blessure est indiscutable. La question est de savoir si son décès a pour origine l’intervention chirurgicale, compte tenu de ses antécédents médicaux lourds ».
Aujourd’hui, la justice étudie donc officiellement cette hypothèse en nommant deux médecins qui ont pour mission de dire si « la prise en charge médicale de Zineb Redouane (…) a été conforme aux données acquises par la science ». D’abord, ils doivent déterminer si, le 1er décembre 2018, les marins-pompiers étaient « intervenu[s] tardivement » ou non chez la victime. Selon le déroulé noté dans l’ordonnance, l’appel au 18 avait eu lieu à 19 h 18, pour un départ à 19 h 23 et une arrivée à 19 h 36 dans l’appartement rue des Feuillants. « En cas de réponse positive », les experts vont devoir expliquer si « le retard a privé Zineb Redouane de toute chance de survie ».
« Thèse ridicule »
Les deux médecins ont aussi la tâche de déterminer si « des manquements aux bonnes pratiques médicales ont été commis » dans les « diagnostic[s] » par le personnel de l’hôpital de la Conception. A savoir : les blessures au visage et le choix d’hospitaliser Mme Redouane ont-ils été correctement établis par l’interne en chirurgie maxillo-faciale de garde ; tout comme la décision de l’opérer prise par le médecin senior assisté par un autre interne. En outre, la justice cherche à savoir s’il n’y a pas eu de faute « lors de la phase de l’anesthésie », et si cette opération « sous anesthésie générale a privé la patiente de toute chance de survie ». Enfin, « si les médecins étaient suffisamment renseignés ou se sont suffisamment renseignés sur l’état pathologique et les antécédents médicaux de Zineb Redouane ». Le rapport des deux experts doit être remis avant le 31 août.
Pour Yassine Bouzrou, l’avocat des enfants de Zineb Redouane, « les juges d’instruction semblent malheureusement écarter totalement cette évidente responsabilité du policier et préfèrent explorer la thèse ridicule d’une faute du médecin et des pompiers, lesquels ont pourtant tout fait pour tenter de sauver Zineb Redouane. » Il annonce au Monde qu’il « envisage de demander la récusation des magistrats instructeurs afin que d’autres juges puissent instruire ce dossier en respectant la loi ».