Un petit néandertalien, témoin du soin social durant la préhistoire
Probablement trisomique et souffrant de troubles prononcés de l’audition et de l’équilibre, l’enfant a bénéficié du soutien de son groupe de chasseurs-cueilleurs. Une découverte qui éclaire l’origine de la compassion.
Par Hervé Morin
Publié le 10 juillet 2024
En orange, vue en trois dimensions de l’oreille interne du fossile de l’enfant néandertalien de Cova Negra (Espagne), montrant une dilatation pathologique d’un canal semi-circulaire. A droite, l’oreille interne d’un Néandertalien ne souffrant pas de cette pathologie. JULIA DIEZ-VALERO
Nos ancêtres et cousins disparus faisaient-ils preuve de compassion, d’entraide envers leurs semblables affaiblis par les blessures, la maladie ou la vieillesse ? Plusieurs cas ont déjà été documentés chez les néandertaliens, mais certains anthropologues continuaient à se demander si ces exemples renvoyaient à des circonstances où l’attention portée à autrui était vraiment désintéressée, ou si elle était motivée par un sens de la réciprocité plus égoïste, en anticipation d’éventuels coups durs.
La grotte de Cova Negra, près de Valence en Espagne, offre une réponse à ces interrogations. Elle a été fouillée depuis les années 1930, révélant des ossements attribués à des néandertaliens l’ayant occupée dans la période allant de 273 000 à 146 000 ans avant nos jours. En se repenchant sur des restes fauniques trouvés sur le site en 1989, Mercedes Conde-Valverde (Université d’Alcala, Madrid) et ses collègues ont découvert plusieurs ossements humains, dont un os temporal immature, baptisé CN-46700, attribué à un enfant néandertalien qui aurait tout juste dépassé l’âge de 6 ans au moment de sa mort.
L’imagerie en tomographie y a révélé la structure des canaux semi-circulaires qui entrent dans la composition de l’oreille interne. L’un de ces canaux présentait une forme anormale. Cette pathologie était très probablement associée à une trisomie 21, estiment les chercheurs espagnols, pour qui les symptômes liés à cette malformation devaient inclure « au minimum », une perte d’audition sévère et une réduction marquée du sens de l’équilibre.
« Si bien que le soin nécessaire à la survie de cet enfant sur une période de plusieurs années excédait les capacités de la mère et aurait requis l’aide des autres membres du groupe social », écrivent-ils dans Science Advances du 26 juin. Jusque dans les années 1930, l’espérance de vie des personnes trisomiques était seulement de 9 ans, rappellent-ils, et de 12 dans les années 1940, pour plus de 60 ans aujourd’hui dans les pays développés.
Une aide désintéressée
« Le cas de CN-46700 est particulièrement intéressant, ajoutent-ils, parce que le soin dont il a fait l’objet était destiné à un individu immature qui n’avait pas la possibilité de rendre la réciproque pour l’assistance reçue. » Le fait que cette forme d’aide désintéressée soit aussi présente chez notre espèce « suggère que cette adaptation sociale complexe a une origine très ancienne dans le genre Homo », avancent-ils en conclusion.
Celle-ci est saluée par l’anthropologue indépendante australienne Lorna Tilley, qui travaille sur la « bioarchéologie du soin » : « Je n’ai aucun doute quant à la fourniture de soins sociaux – et plus particulièrement de soins liés à la santé – dans ce cas précis et dans la société néandertalienne de manière plus générale, car il y en a de nombreuses preuves éclatantes. »
Au-delà, elle se dit « ravie que l’étude remette explicitement en question un argument basé essentiellement sur le rationalisme économique selon lequel le soin (dans toutes les espèces humaines) serait un arrangement transactionnel découlant d’un contrat d’“altruisme réciproque”, plutôt que de motifs d’amour, de compassion, de responsabilité envers autrui, etc. ». Pour elle, cette conception était « plus révélatrice de la culture sociopolitique occidentale moderne que du passé ». Elle note ainsi que la thèse d’une « évolution de l’altruisme réciproque » a été proposée en 1971 par Robert Trivers (université Harvard, aux Etats-Unis), au moment où les idées de l’économiste libéral Milton Friedman (1912-2006) gagnaient en influence.
Pour Jean-Jacques Hublin (chaire de paléoanthropologie du Collège de France), l’étude espagnole est « très intéressante », notamment parce qu’« il y a peu de cas d’enfants présentant des malformations congénitales dans le registre fossile ». Il note que si certains primates non humains adultes tels que les chimpanzés peuvent survivre à des « blessures épouvantables, telles que des amputations faites par des pièges », ce n’est pas le cas des petits qui présenteraient des malformations de naissance. Un rare cas de trisomie a été documenté par des chercheurs japonais, mais ce bébé chimpanzé est mort à l’âge de 3 mois ou 4 mois.
Aux sources de l’empathie
Plus près de nous sur le plan évolutif, « on connaît l’exemple d’un individu souffrant d’une maladie congénitale ayant atteint l’âge adulte : une prénéandertalienne datée de 400 000 ans sur le site de Salé au Maroc, présentant une forme de torticolis sévère, dont on voit mal comment elle aurait pu survivre hors d’un contexte social », indique Jean-Jacques Hublin. En 2009, il avait évoqué ce cas dans une étude sur « la préhistoire de la compassion », citée par l’équipe espagnole. « Un terme chargé sur le plan émotionnel », reconnaît-il, mais un comportement qui, selon lui, s’enracine profondément dans notre biologie.
Le volume conséquent du cerveau humain serait central dans l’émergence de ces comportements. Son lent développement impose en effet de telles contraintes énergétiques que la mère seule ne peut y pourvoir – « il mobilise jusqu’à 70 % du métabolisme de base chez un enfant de 4 ans », rappelle le chercheur français. Le sevrage intervient tôt, alors que notre encéphale n’est qu’à la moitié de sa taille finale. A charge pour le groupe de contribuer à l’alimentation de cet organe ogresque.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la vue des nouveau-nés déclenche chez les proches la sécrétion d’ocytocine, la fameuse hormone de l’attachement. Et si les tout-petits parviennent très tôt à distinguer les intonations des adultes, « pour voir comment ils réagissent à leurs manœuvres de séduction », ce qui contribue à forger leur théorie de l’esprit.
Pour Jean-Jacques Hublin, il n’est pas étonnant qu’au paléolithique « des enfants handicapés aient survécu en bénéficiant de cet environnement social », y compris chez les néandertaliens, dont le cerveau n’était guère différent du nôtre. Le cas de ce petit trisomique néandertalien renvoie donc bien aux sources de l’empathie, question fascinante où, constate Jean-Jacques Hublin, « il est difficile de séparer la biologie de la culture et même de la psychologie ».