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Lutte contre le « séparatisme islamiste » : l’arsenal renforcé de l’Etat

Depuis le début de janvier, des outils adoptés en 2021 sont entrés en vigueur. Tout au long du quinquennat, et malgré une définition floue, l’exécutif a déployé un effort systématique de surveillance et de sanction. Mais la dimension sociale est oubliée dans le dispositif.

Par Christophe Ayad et Louise Couvelaire

 

La mosquée fermée de la rue Correus, à Beauvais (Oise), le 7 janvier 2022. La mosquée fermée de la rue Correus, à Beauvais (Oise), le 7 janvier 2022. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

La lutte contre le « séparatisme islamiste » fera partie, à l’heure des bilans, des chantiers majeurs du quinquennat d’Emmanuel Macron. Fermeture de plusieurs dizaines de lieux de culte musulmans, loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, mise en place des cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR)… La stratégie du gouvernement a pris plusieurs formes.

L’entrée en vigueur, au 1er janvier, du « contrat d’engagement républicain », qui doit désormais être signé par toutes les associations désireuses de recevoir des fonds publics, et du « déféré laïcité », qui permet au préfet de saisir en urgence le juge administratif lorsqu’une collectivité locale prend une mesure jugée contraire à la laïcité (horaires différenciés dans une piscine municipale, menus inspirés de considérations religieuses à la cantine, location gratuite d’un bâtiment municipal à un culte, etc.), est une nouvelle pierre ajoutée à ce dispositif déjà imposant.

 

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L’Etat français s’est doté d’un arsenal de coercition et de répression sans équivalent pour combattre ce que ses services ont pourtant encore le plus grand mal à définir. Car le concept de « séparatisme islamiste » demeure flou.

 

Une « atmosphère »

L’expression a été utilisée pour la première fois par Emmanuel Macron après l’attentat à l’intérieur de la préfecture de police, à l’automne 2019. Un an plus tard, le chef de l’Etat formalisait sa vision lors du discours des Mureaux (Yvelines), auquel l’assassinat du professeur Samuel Paty, quelques jours après, donnait un tour encore plus prioritaire.

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Dans les couloirs du ministère de l’intérieur, on évoque l’existence d’« écosystèmes », on dénonce la volonté de « vivre à l’écart » du reste de la société, de « bâtir une vie à côté de la République ». Les services de l’Etat, eux, parlent d’une forme de « radicalisation non violente » et évoquent un prosélytisme souvent moins « visible et plus insidieux » qu’il y a quelques années mais « tout aussi dangereux pour la République », parce que s’inscrivant dans une « démarche politico-religieuse ».

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, s’est, lui aussi, heurté à cet écueil de la définition du séparatisme. « Entre le terrorisme et rien, il n’y a pas rien », déclarait-il ainsi en ouverture d’un séminaire destiné à sensibiliser plus de 450 hauts cadres de l’Etat, le 29 novembre 2021, place Beauvau. Ce « pas rien », il le désigne quelques instants plus tard comme une « atmosphère », en référence à la formule du politologue et spécialiste du monde arabo-musulman Gilles Kepel sur le « djihadisme d’atmosphère ». Une atmosphère qui consiste à « vivre entièrement dans sa communauté religieuse », poursuit M. Darmanin. En résumé, « tout un contexte qui favorise le passage à l’acte [terroriste] ».

 

S’agit-il ici de prévention du terrorisme ou de défense des lois de la République, supérieures à toute autre ? Il y a presque autant d’interprétations que d’acteurs chargés de la lutte contre le séparatisme. Entre l’islam, religion, et l’islamisme, idéologie, la confusion est possible. Ce qui relève de l’islam pour les uns est ferment d’islamisme pour d’autres. Une pratique à tendance rigoriste est en soi un danger pour certains, mais ne présente pas de risque systématique pour d’autres ; pour les tenants d’une laïcité « dure », elle remet en cause par nature les valeurs républicaines que le gouvernement promeut au forceps, mais pour les défenseurs d’une laïcité « inclusive », elle est compatible avec le vivre-ensemble made in France.

 

Un champ d’application quasiment illimité

En attendant, sur le terrain, l’Etat cible tous azimuts les lieux où « l’on convainc discrètement ». C’est une librairie du Val-d’Oise dont le gérant, un converti à l’islam « très engagé », appartiendrait à la mouvance des Frères musulmans. En Seine-et-Marne, c’est une enseigne de restauration rapide dont la cave aurait été aménagée en salle de prière fréquentée par des salafistes diffusant une idéologie antirépublicaine. Il est aussi question d’une épicerie en Moselle, dont le gérant, leader de la mouvance tabligh (mouvement né dans les années 1920 en Inde et qui fait de la réislamisation sa priorité) tiendrait des réunions secrètes. Dans la métropole de Lyon, on parle d’une librairie tenue par une salafiste diffusant un prosélytisme « très offensif » lors de rencontres réservées aux femmes.

Dans le Doubs, on évoque un fast-food, QG d’un salafiste local organisant des rencontres aux relents anti-France destinées aux habitants du quartier. En Gironde, l’Etat a identifié un Burger Store, lieu de rassemblement de salafistes en lien avec le banditisme et des trafiquants de stupéfiants. En Seine-Saint-Denis, on s’inquiète au sujet d’un imam qui se montre modéré dans les prêches qu’il prononce en France mais qui appelle à « égorger les mécréants » lorsqu’il prend la parole à l’étranger, en Tunisie principalement. Dans le Val-de-Marne, un organisme de formation professionnelle est suspecté de détourner des fonds publics pour dispenser des cours d’arabe et faire du prosélytisme pour un islam rigoriste. Ailleurs encore, une boucherie surfacturerait l’organisme de certification halal qui garantit sa viande afin de financer des causes moins avouables.

 

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Comme le montre cette série de cas, le champ d’application de la loi contre le séparatisme est presque illimité. Il englobe tout le marché du halal, qui ne se limite plus à la viande mais s’étend désormais aux cosmétiques, à la finance ou au tourisme. Il cible les commerces communautaires, les clubs de sport, les bars à chichas, les agences de voyage et même la médecine dite « prophétique », de plus en plus en vogue et suspectée par l’Etat d’être un moyen d’endoctrinement.

Pour certains acteurs, soumis à la culture du chiffre et peu au fait de la religion musulmane, la tentation de l’amalgame est grande. L’on a ainsi pu entendre un haut fonctionnaire s’émouvoir du fait que des particuliers contournent les principes républicains en louant des villas avec piscine pour y organiser des baignades non mixtes pour femmes. Autant la réservation de piscines municipales à des publics spécifiques pour des raisons religieuses n’est pas légale, autant l’organisation de baignades privées non mixtes ne relève ni de l’Etat ni de la justice.

 

« Assainir le milieu associatif »

Tout est question d’interprétation et d’usage, en somme. Pas sûr que le grand plan de formation de « référents laïcité » lancé cette année – chaque fonctionnaire devrait avoir suivi un cursus adapté d’ici fin 2025 – permette de cadrer leur champ d’action et d’échapper aux abus. Avec les deux nouveaux décrets d’application, sur le « contrat d’engagement républicain » et sur le « déféré laïcité », les préfets viennent de se voir attribuer des pouvoirs encore accrus. « Ce sont deux armes très puissantes qui nous apportent rapidité et efficacité, se félicite l’un d’eux. D’expérience, les dérives séparatistes se nichent le plus souvent dans les activités périscolaires à destination de la jeunesse : ce décret va nous permettre d’assainir le milieu associatif. »

 

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Désormais, lorsqu’une association ou une fondation – les ligues professionnelles et les fédérations sportives agréées sont également concernées – sollicitera une subvention publique, elle devra accepter de signer un contrat d’engagement républicain par lequel elle « s’engage (…) à respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine ainsi que les symboles de la République (…) », à protéger « la liberté de conscience des membres et bénéficiaires », à prohiber le « prosélytisme abusif », à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République et à s’abstenir de « toute action portant atteinte à l’ordre public ». Tout manquement peut « justifier le retrait d’une subvention, en numéraire ou en nature ».

[Illustration]
Signature des premiers « contrats d’engagement républciain » lors d’un déplacement de Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté, à Beauvais, dans l’Oise, le 7 janvier 2022. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

Très critiquée lors des discussions à l’Assemblée nationale, cette disposition inquiète notamment Le Mouvement associatif – qui représente environ 700 000 structures. Dans un communiqué daté du 3 janvier, il tire la sonnette d’alarme : cette loi « donne surtout à l’administration un pouvoir d’interprétation de principes à valeur constitutionnelle avec un effet de sanction immédiat, sans passer par la voie judiciaire » et expose les associations à des mesures de répression « arbitraires ». « Revenir à un contrôle administratif de l’action associative est à l’inverse de ce qui est porté par la loi de 1901 », alerte Frédérique Pfrunder, déléguée générale. Entre de « mauvaises » mains, l’outil permet tous les excès. « Il y aura peut-être des surréactions au début, concède un préfet, mais le système va se réguler. »

Quant au « déféré laïcité », les élus en gardent un goût amer : celui d’un arsenal construit sinon contre, du moins dans la défiance envers leur action. Aux yeux de l’Etat omniscient, ils sont suspects au mieux de naïveté, au pire de céder aux lobbys communautaires et au clientélisme religieux pour des raisons électorales.

 

Eviter le moindre « trou dans la raquette »

Le gouvernement n’a pas attendu la loi d’août 2021 pour lancer son offensive contre le séparatisme islamiste. Au fil du quinquennat, l’exécutif a déployé un effort systématique de surveillance, et de sanction si nécessaire. Un « criblage »des quelque 2 623 salles de prière et mosquées en France a été lancé par le ministère de l’intérieur ces douze derniers mois.

Parmi les 99 lieux de culte soupçonnés de séparatisme, 36 ont échappé à toute mesure de répression en ayant décidé de changer d’imam ou de gouvernance associative à la suite des contrôles de l’Etat, selon une source place Beauvau. En revanche, 22 lieux de culte ont été fermés. Dernière en date, la grande mosquée de Beauvais (Oise), dont les portes resteront closes pour six mois selon un arrêté préfectoral du 27 décembre 2021. En cause, les prêches d’un imam « glorifiant le djihad » et combattant « les chrétiens, les homosexuels, les juifs ». Six autres lieux de culte font l’objet d’une instruction en cours qui devrait déboucher sur des fermetures dans les semaines à venir. Le sort des 35 lieux de culte restants est suspendu au résultat des enquêtes en cours, qui s’emploient, notamment, à remonter les filières de financement.

 

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Si la loi du 24 août 2021 oblige désormais les mosquées et associations à déclarer tous les dons supérieurs à 15 000 euros, le ministère des finances a également mis sur pied une cellule opérationnelle croisant les informations de Tracfin, des douanes et de la direction générale des finances publiques (fiscalité et comptabilité publiques) afin de mieux cerner les « cibles » séparatistes. Quatre pays sont particulièrement surveillés : l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït et la Turquie.

 

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Le nombre et la diversité des quelque 450 hauts fonctionnaires conviés au séminaire de la Place Beauvau sur le séparatisme islamiste en dit long sur la détermination de l’Etat : services de renseignement (DGSI, renseignement territorial et de la préfecture de police de Paris), préfets et directeurs d’administration centrale du ministère de l’intérieur, où un bureau de la laïcité a été créé, recteurs académiques, représentants de Tracfin, de la cellule de renseignement et d’enquête du ministère des finances, et des services d’impôt, fonctionnaires des affaires sociales (inspection du travail, Pôle emploi, etc.), procureurs de la République.

L’objectif ? Partager les informations et coordonner les actions afin d’éviter le moindre « trou dans la raquette ». C’est tout l’enjeu des CLIR, mises en place à titre expérimental dans quinze quartiers en février 2018, puis généralisées par une circulaire de novembre 2019 à l’ensemble du territoire. Elles regroupent, dans chaque département, autour du préfet, des représentants des services de la justice (procureurs), de l’éducation nationale, de la cohésion sociale, de la direction départementale de la protection des populations, des finances publiques, de la concurrence, du travail, de l’emploi, des directions régionales des entreprises, la caisse des allocations familiales, de l’Urssaf, de Pôle emploi et des services de sécurité (police, gendarmerie et renseignements).

Le travail de repérage de ces structures vient compléter celui des groupes d’évaluation départementaux, chargés du suivi sécuritaire des « fichés S », et des cellules de prévention de la radicalisation et pour l’accompagnement des familles.

 

« Offrir une alternative républicaine »

Fallait-il une couche supplémentaire au mille-feuille administratif chargé du suivi de l’islam radical ? Au ministère de l’intérieur, on se félicite des résultats obtenus par les CLIR : de janvier à novembre 2021, 24 573 opérations de contrôle, 704 fermetures d’établissements et de structures privées ou associatives, 46 millions d’euros redressés. « Des structures de coordination et de contrôle, j’en préside beaucoup d’inutiles, mais les CLIR sont d’une efficacité sans équivalent, assure une préfète. Franchement, il n’y a pas mieux. »

Ce dispositif a mis au jour nombre de micro-organisations, de petits mondes parallèles qui fonctionnent parfois en vase clos avec mosquée, école coranique et/ou école primaire clandestine. « C’est le modèle qui prospère le plus », affirme un préfet qui ajoute que « les enfants sont inscrits en instruction à domicile ». Il a ainsi démantelé une telle organisation dans la grande banlieue parisienne, dans une ZAC isolée, « une zone où personne ne pense à aller ». « Ce qui est le plus frappant, c’est de voir comment les enfants sont pris en charge à 100 % et comment les familles vivent en autarcie », conclut-il. Une procureure cite l’exemple d’une association qui, sous couvert de faire du futsal, du soutien scolaire et de promouvoir l’émancipation des femmes comme l’affirment ses statuts, avait mis en place des cours d’étude du Coran non déclarés en détournant des subventions municipales.

 

A ce stade, la lutte contre le séparatisme semble surtout se résumer à des mesures de contrôle, d’entrave et de sanctions, au détriment de la dimension sociale. Absente de la loi confortant le respect des principes de la République, elle avait pourtant été affichée par Emmanuel Macron lors de son discours des Mureaux, le 2 octobre 2020. Cette volonté de « marcher sur deux jambes » – l’une, sécuritaire; l’autre, sociale – selon les éléments de langage de l’exécutif, a été renouvelée en juin 2021, lorsque les services du premier ministre ont annoncé une enveloppe de 3 millions d’euros à destination des associations agissant contre « les séparatismes en concrétisant la promesse républicaine d’égalité des chances ».

« Ce n’est pas le tout de fermer des associations et des écoles clandestines, encore faut-il être en mesure d’offrir une alternative républicaine », martelait alors un haut fonctionnaire. Un plaidoyer resté en partie lettre morte. Les mesures destinées à promouvoir l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations « ne sont pas à la hauteur des enjeux », se désole-t-il. Et de s’alarmer : un tel déséquilibre risque de renforcer le sentiment de persécution des musulmans, qui se vivent davantage comme des cibles que comme des partenaires dans ce combat mené par l’Etat. Et pourrait, à terme, venir nourrir ce que l’Etat cherche à combattre.

 

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Rectificatif le 10 janvier 2022 à 23 h 40 : à la suite du démenti formel de la société Airbnb et du ministère de l’intérieur de toute coopération en vue d’empêcher les baignades privées non mixtes, la mention de cette coopération a été supprimée.

Christophe Ayad et Louise Couvelaire