JustPaste.it

« A la différence du réchauffement, la crise de la biodiversité n’est pas comprise comme un risque par les classes dirigeantes »

Chronique

auteur

Stéphane Foucart

La baisse de production agricole n’est jamais spontanément abordée comme un signe d’essoufflement de l’écosystème, mais soit comme une entrave à l’usage d’une technologie, soit comme un simple défi technique à relever, explique, dans sa chronique, Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

 

La 16e conférence des parties de la convention des Nations unies sur la biodiversité, mieux connue sous le nom de COP16, devait s’achever le week-end du 2-3 novembre à Cali (Colombie), et nous prenons ici le pari que les décisions qui y seront prises ne contribueront en rien, pas plus que les précédentes, à ralentir le rythme de l’effondrement de la biodiversité.

 

La raison en est simple. A la différence de la question climatique, la crise de la biodiversité n’est pas comprise comme un risque majeur par les classes dirigeantes. Les COP se succèdent, fixent des objectifs dont la fonction majeure est d’être annoncés plutôt que poursuivis, et évoluent dans une sorte de réalité parallèle.

 

Dans le monde réel, celui qu’on élabore dans les assemblées parlementaires, les gouvernements et les conseils d’administration des grandes entreprises, la question de la biodiversité demeure une pure abstraction sans intérêt, sans conséquence sur la prospérité des nations, le pouvoir d’achat, etc.

 

Car lorsque les systèmes productifs rencontrent des limites, celles-ci sont toujours interprétées comme des limites techniques. La baisse de production du secteur primaire, par exemple, n’est jamais spontanément abordée comme un signe d’essoufflement de l’écosystème, mais soit comme une entrave à l’usage d’une technologie, soit comme un simple défi technique à relever, que ce soit par la prochaine substance active, le prochain OGM, le recours à l’intelligence artificielle ou à une mégabassine.

Ce biais culturel, très répandu au cœur de l’appareil d’Etat, nous rend aveugles aux effets de la destruction du vivant.

Détérioration progressive

Un exemple récent, abordé voilà deux semaines dans ces mêmes colonnes, est offert par Annie Genevard, la ministre de l’agriculture, à propos de cerises. Qu’il y ait moins de cerises sur les étals, que leur prix soit prohibitif, que le temps des cerises semble désormais révolu, chacun l’a remarqué. L’explication ? « On a interdit en France de traiter les cerisiers, a déclaré Mme Genevard sur la chaîne CNews à la mi-octobre. On a interdit, on s’est fait plaisir. Maintenant, on ne mange quasiment plus de cerises françaises. »

 

L’entourage de Mme Genevard avait un peu de mal à valider a posteriori le bien-fondé de cette déclaration, mais une chose semblait certaine : c’était l’interdiction d’un pesticide qui était en cause, ce ne pouvait être rien d’autre. Et si ce n’était pas le phosmet (interdit en 2022), alors ce devait être le diméthoate (interdit en 2015).

Quand la totalité d’un système est réduite à sa dimension technologique, alors il est naturel de chercher les causes de ses dysfonctionnements dans la technologie. C’est incontestable, on produisait en France bien plus de cerises il y a vingt-cinq ans. Mais l’évolution de la production (passée de 70 000 tonnes environ à la fin des années 1990 à moins de 35 000 tonnes aujourd’hui) apparaît progressive et graduelle, nonobstant les variations interannuelles, sans lien évident avec un ou des événements ponctuels.

Quelles en sont les raisons ? A notre connaissance, il n’existe pas de travaux estimant la part relative de tel ou tel facteur. Les candidats ne manquent pas. Baisse des surfaces, disponibilité de la main-d’œuvre (largement étrangère) dans les exploitations, perturbation du climat, effondrement des pollinisateurs, etc. En tout état de cause, l’évolution de la production évoque bien plus une détérioration progressive de l’environnement qu’une somme de déclins ponctuels provoqués par l’interdiction de tel ou tel produit.

 

Parfois, c’est la nature qui est abîmée, mais nous avons toutes les peines du monde à le percevoir. L’histoire brièvement rapportée par ma collègue Perrine Mouterde, à l’ouverture de la COP16, en donne un exemple saisissant. En 2017, des producteurs de cassis noir de la région de Dijon rencontrent de grandes difficultés, leurs rendements ne cessent de chuter. Ils contactent des chercheurs avec l’espoir que ceux-ci les aident à mieux lutter contre la cochenille, l’un des ravageurs de cette culture.

L’écologue Marie-Charlotte Anstett, chercheuse au laboratoire Biogéosciences (université Bourgogne-Franche-Comté, CNRS), commence par compter le nombre de pollinisateurs sur les buissons. Elle en trouve très peu, un toutes les trois minutes, et consulte les archives de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement pour avoir un élément de comparaison.

Projet exemplaire

La chercheuse dit avoir eu du mal à se figurer et à verbaliser sa découverte tant elle était ahurissante. Par rapport à des comptages effectués in situ en 1981, l’écroulement des pollinisateurs du cassis était de l’ordre de 99 % en l’espace de trente-sept ans. Pendant tout ce temps, l’application forcenée de pesticides pour contrôler les ravageurs a fait quasiment disparaître de ces paysages les abeilles solitaires et les bourdons, sans même être parvenue à éradiquer la cochenille, ses prédateurs ayant été, eux aussi, exterminés.

L’installation de ruches à bourdons sous filet, sur certains plants, a permis d’estimer l’impact de cet effondrement de la pollinisation. Avec le retour des pollinisateurs, le rendement pourrait passer de 3,2 tonnes à l’hectare à 11,3 tonnes à l’hectare. Soit, au cours actuel du cassis noir de Bourgogne, quelque 15 000 euros à l’hectare. La limitation du recours à la chimie, l’installation de nids d’abeilles solitaires dans les plantations et le maintien de fleurs sauvages autour des parcelles ont d’ores et déjà permis de faire remonter les rendements de manière substantielle.

 

Mais, sans ce projet exemplaire, il aurait été possible de fabriquer une belle histoire et de la faire raconter sur les plateaux de télévision, attribuant à un excès de réglementation des phytosanitaires la disparition du cassis noir de Bourgogne. Qui aurait deviné que c’était exactement l’inverse ?