« Uber Files » : ces faux articles sur des sites de presse commandés par Uber
Par Martin Untersinger Publié aujourd’hui à 11h00, mis à jour à 13h20
ENQUÊTE L’entreprise a fait appel aux services de la société spécialisée iStrat, qui a disséminé sur Internet des textes favorables aux VTC avant une décision judiciaire cruciale.
Au sein d’Uber, on l’appelait le « projet Carla ». Derrière ce nom de code se cache une opération de manipulation du débat public commanditée par Uber à iStrat. Cette entreprise d’intelligence économique et de relations publiques, rebaptisée depuis Avisa Partners, a récemment été épinglée par un témoignage dans le magazine Fakir et une enquête de Mediapart puis de Marianne, dans lesquels d’anciens collaborateurs expliquent avoir été rémunérés par l’entreprise pour l’écriture d’articles favorables à ses clients diffusés sous de faux noms sur les espaces participatifs de plusieurs médias et sites Web.
Un service de manipulation numérique auquel a recouru Uber en 2014. Un document issu des « Uber Files » révèle en effet qu’iStrat a fait publier pour le compte du groupe 19 « articles » sur 13 sites d’information différents, allant de Challenges aux Echos en passant par Mediapart ou Le Journal du Net. Ces textes ont été publiés en novembre et décembre 2014, une période charnière pour l’entreprise californienne, durant laquelle le tribunal de commerce de Paris devait se prononcer sur la légalité de son service UberPop, accusé par ses adversaires de « concurrence déloyale ». Ils ont été disséminés par iStrat sous la forme de tribunes ou dans les espaces participatifs des sites de presse, où les utilisateurs peuvent publier des contributions sans validation éditoriale.
Signés de noms différents, ces « articles » répètent en boucle les principaux messages d’Uber. Les taxis – trop rares et trop chers – y sont présentés comme une profession « sclérosée », « corporatiste » et privilégiée, allergique à la concurrence et disposant d’appuis politiques et d’une force de lobbying importants. Les usagers, qui plébiscitent Uber, seraient les grands oubliés des débats, tandis que la loi Thévenoud, entrée en vigueur le 1er octobre 2014, inadaptée, serait déjà « obsolète ».A l’inverse, Uber est dépeint dans ces « articles » comme une société sympathique, moderne et innovante, dont le modèle vertueux a fait « bouger les lignes » et qui prône « les valeurs de solidarité et de partage ». Les pouvoirs publics, eux, sont incités à prendre les bonnes décisions pour éviter à la France « une réputation de nation rétrograde ». L’audience devant le tribunal de commerce de Paris est souvent mentionnée, et même si chaque « article » porte une signature différente, certaines tournures de phrase ou statistiques reviennent régulièrement.
Identités construites de toutes pièces
De rapides recherches montrent que les auteurs de ces « articles » ne disposent de quasiment aucune empreinte numérique. Tout juste trouve-t-on pour certains un compte LinkedIn ou Twitter, impersonnel et inactif depuis 2014, avec des titres professionnels vagues et difficilement vérifiables – « consultant en réingénierie », « cadre dans le business development », etc. « Guillaume Debregeot », une fausse identité avec laquelle iStrat a publié dans Challenges une tribune laudatrice intitulée « Pourquoi Uber irrite tant ses concurrents », emprunte même sa photo de profil à un homme d’affaires et notable local russe de la région de Vladivostok. Cette publication a échappé au ménage réalisé par l’hebdomadaire économique en 2015, lorsqu’il avait repéré plusieurs tribunes publiées par iStrat, réagit aujourd’hui son directeur délégué, Pierre-Henri de Menthon, qui a procédé à son retrait. Challenges avait même porté plainte en septembre 2015 contre X pour « faux et usage de faux » et « escroquerie ». Une plainte qui n’a jamais abouti.
Une seule tribune a été publiée sous une vraie identité. Elle est signée Arnaud Dassier et a été publiée le 28 novembre sur l’espace participatif de L’Express. L’homme d’affaires, proche de la droite – il a dirigé la campagne Internet de Nicolas Sarkozy en 2007 –, vole au secours d’Uber. Il célèbre dans son article « vérifié et validé par la rédaction » une entreprise « qui a su séduire des millions de clients en quelques années : facilité, rapidité, qualité et réduction des prix », mais qui fait face « aux accusateurs, aux procéduriers et aux rentiers ». Problème : Arnaud Dassier est l’un des principaux dirigeants d’iStrat, entreprise rémunérée au même moment par Uber pour ses prestations d’influence, dont la publication de cette tribune fait partie. Une précision qui ne figure pas dans le texte. Contacté, Avisa Partners (anciennement iStrat) assure que les tribunes de M. Dassier « reflétaient toujours ses convictions personnelles ».
Difficile de jauger l’efficacité de cette campagne d’influence. Le tribunal de commerce a fini par donner, en décembre 2014, une victoire tactique à Uber en écartant la demande de ses concurrents. Une capture d’écran de Google Actualités le jour de la décision du tribunal, partagée par iStrat à Uber, donne un indice sur les objectifs de cette campagne : les « articles » publiés par iStrat figurent en bonne place lorsque l’on recherche le nom de l’entreprise. « Nos articles ont été présents sur Google News tout au long de mi-novembre jusqu’à aujourd’hui », se félicite ainsi iStrat.
L’état-major d’Uber se montre en tout cas très satisfait de leur prestation. Thibaud Simphal, qui dirige alors Uber France, salue dans un e-mail du 9 janvier 2015 le « très gros boulot accompli par l’équipe en peu de temps, très efficace, avec les bons mots, le bon équilibre entre les différents médias/angles/critiques et avantages ». Il affirme n’avoir « aucun doute sur l’impact de ces publications [et] du progrès de nos arguments dans l’environnement réglementaire et médiatique ».
Chapitres Wikipédia à la trappe
Sollicitée, Avisa Partners défend ses activités, qualifiées d’« approches inédites dans le champ de l’e-réputation ». « L’utilisation ponctuelle de pseudonymes et de “plumes” ne saurait être assimilée à de la “désinformation”. C’est même l’usage dans de nombreux espaces sur Internet, les réseaux sociaux et dans les médias », assure la société, pour qui « les entreprises sont des parties prenantes légitimes pour participer au débat public », renvoyant aux médias la « responsabilité » de « juger des contenus qui leur sont soumis avant de décider de les publier ».
IStrat s’est aussi penché sur plusieurs pages Wikipédia en lien avec Uber. Dans le récapitulatif de ses prestations, l’entreprise pointe directement vers les modifications qu’elle a effectuées. Elle se vante ainsi de la « suppression des chapitres “Interdictions”, “Controverses” et “Guerre des prix” » sur la page de l’entreprise, mais aussi de l’« ajout d’un historique chronologique afin de diluer les informations négatives avec des données positives ou neutres ». Chose étonnante, cette modification a été réalisée par une utilisatrice régulière de Wikipédia, qui en compte plusieurs milliers à son actifs. Est-elle réellement l’autrice de cette altération et a-t-elle été rémunérée par iStrat pour le faire ? Sollicitée, elle n’a pas donné suite.
Lire aussi Comment Wikipédia repère les comptes qui améliorent l’image d’entreprises ou de PDGIStrat a également procédé à des changements sur la page « Taxi en France » (« ajout d’informations expliquant que les taxis ne sont pas assez nombreux, contre l’innovation »), sur celle des VTC (« suppression de l’information selon laquelle les services de VTC proposant du covoiturage seraient illégaux ») et contribué à près de 12 000 signes à la page « Taxis parisiens » (« ajout des mauvais classements des taxis parisiens dans le monde » ainsi que de « détails sur le rapport Attali de 2008 et les points positifs d’une déréglementation »). Toutes ces modifications correspondent parfaitement aux arguments et aux intérêts avancés par Uber dans le débat public. Huit ans plus tard, de nombreuses modifications introduites par iStrat figurent encore telles quelles sur Wikipédia.
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« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.