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INTERNATIONAL - ANALYSE

Violence versus non-violence: le débat revient en force

26 OCTOBRE 2019 | PAR CHRISTOPHE GUEUGNEAU

La non-violence comme principe est souvent critiquée par les militants plus radicaux. La donne politique mondiale et l’urgence écologique ravivent ce débat stratégique très ancien. Et s’il était mal posé ? C’est en tout cas une thèse qui se développe dans les mobilisations récentes.

C’est une banderole comme il y en a eu beaucoup pendant une semaine place du Châtelet. C’est pourtant une banderole qui résume à elle seule la discorde en cours. Mardi 8 octobre, les militants d’Extinction Rebellion (XR) qui occupent une place du centre de Paris déploient, au passage du cortège funèbre des quatre policiers tués à la préfecture de police de Paris, une banderole avec le texte suivant : « Uni·e·s contre toutes les violences. » Pour ces militants adeptes de la non-violence, il s’agit de dire que les violences policières comme les violences contre les policiers sont également condamnables.

Mais le texte passe mal. Dans un billet de blog sur Mediapart, les militants de Désobéissance écolo Paris se disent « profondément choqués » et jugent le message « profondément violent ». Ils reviennent aussi sur « certaines des attitudes militantes et de leurs modes de fonctionnement » d’Extinction Rebellion qui « interpellent », voire « indignent ». Selon ces militants, « il y a, dans le dogmatisme non violent [prôné par XR], une violence insidieuse – parce qu’inaperçue – qui se loge ».

Ils en veulent pour preuve cette image de militants d’XR effaçant à l’acétone des tags rendant hommage à des victimes de violences policières, sur le pont au Change occupé, ou, pendant l’occupation du centre commercial Italie Deux, à Paris, le samedi 5 octobre, ce militant tentant d’en empêcher d’autres d’écrire sur une vitrine « Fuck le 17 ». 

De l'autre côté, les organisateurs de la marche pour le climat du 21 septembre n'ont pas hésité à renvoyer dos-à-dos « black blocs » et « forces de l'ordre » lorsque la manifestation a dégénéré

 

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🔴 Alors que certains militants taguent des slogans anti-flics à l'intérieur du centre commercial Italie 2, d'autres décident de les effacer.

🗣 "Il y avait marqué 'fuck le 17' et on n'est pas d'accord, ça alimente la violence", explique Dom', membre d'Extinction Rebellion.

 

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Invitée le 16 octobre sur le plateau d’Arrêt sur images, Lola, membre d’Extinction Rebellion, a d’abord dénoncé « des mouvements d’extrême gauche, enfin de gauche, qui rentrent dans ce jeu, de nous dénigrer, de nous mépriser, de nous tirer une balle dans le pied ». Avant de mettre un peu d’eau dans son vin : « Je dis aux gens qui critiquent, utilisez la méthode qui vous convient mais réveillez-vous, en fait. » 

Sur ce même plateau, Manuel Cervera-Marzal, docteur en sciences politiques, venait d’expliquer que la banderole « contre toutes les violences », « c’est vraiment du Gandhi mal digéré ». « Gandhi n’a jamais mis sur le même plan la violence des oppresseurs et celle des opprimés », a rappelé ce spécialiste de la désobéissance civile, qui a expliqué que même Gandhi prônait face à la répression une réponse par l'autodéfense physique quand il n'y avait pas le choix.

Le débat sur la non-violence dans les mouvements sociaux, et notamment dans le mouvement climat, avait déjà resurgi quelques semaines plus tôt, au sortir de l’été. Après l’échec relatif de la mobilisation contre le G7, à Biarritz, au Pays basque, la stratégie mise en place par la plateforme organisant le contre-G7 – G7 EZ ! – avait été vertement critiquée. En fait de stratégie, les organisateurs avaient préféré parler de « consensus d’action ». 

Ce consensus, expliqué sur leur site, stipulait notamment : « Nous ne dégraderons rien, nous ferons uniquement usage de méthodes et techniques non violentes et pacifiques pour montrer notre détermination, nous ne participerons pas à la surenchère et nous ne mènerons pas de stratégie de confrontation avec les forces policières. »

De fait, le contre-sommet a sans doute été l’un des plus calmes de l’histoire des contre-sommets, et sans doute un des moins efficaces. Si tant est que les exemples où les affrontements ont été nettement plus importants aient produit des effets plus grands – on pense ainsi à l'exemple douloureux pour toute une génération de militants du contre-sommet de Gênes en 2001, qui a conduit à la mort du jeune Carlo Giuliani. 

 

8d5a4eed03d08ea032efeace3e90ed87.jpgReconnaissable avec son brassard vert, un bénévole surveille un pont au passage du cortège à Hendaye, lors du contre-sommet du G7, le 25 août. © Yann Levy / Hans Lucas

 

« Pacifisme collabore », pouvait-on lire sur un tag tracé au sein même du campement du contre-sommet de Biarritz. Dans un court texte en forme de bilan – « en demi-teinte », précise-t-il –, Txetx Etcheverry, fondateur basque d’Alternatiba et de sa branche locale, Bizi !, coorganisateur de l'événement, résume ainsi : « En fait, un certain nombre de débats existant depuis pas mal d’années en France […] se sont largement invités en Pays basque ces derniers mois : sur les modes d’action, la complémentarité violence/non-violence, la “convergence des luttes”, les alliances, le fonctionnement et la gestion des collectifs, plateformes et des événements, les cortèges de tête, le rapport aux organisations, et à l’organisation tout court, la conception même de la démocratie et de la pluralité. »

Le débat « violence vs non-violence » est beaucoup plus ancien, et pas franco-français. Il jalonne même toute l'histoire des mouvements sociaux et démocratiques.

Interrogée par Reporterre pendant la semaine d’occupation d’XR à Paris, l’historienne Mathilde Larrère rappelait qu’il a « toujours traversé les mouvements révolutionnaires »« Personne ne veut la violence pour la violence, la question est de savoir quelle est la meilleure tactique, ajoutait Mathilde Larrère. Dans les révolutions, il y a donc souvent une légitimation d’une violence présentée comme nécessaire et inévitable. »

Sans remonter aussi loin que les révolutions du XIXe siècle, le débat violence vs non-violence est récurrent depuis la naissance du mouvement altermondialiste, à la fin du XXsiècle. À Seattle, le 30 novembre 1999, une réunion de l’OMC rencontre une opposition populaire importante : 40 000 manifestants sont sur place, décidés à perturber le sommet. Ils se répartissent notamment entre des « groupes affinitaires », selon le degré d'affrontement avec les forces de l'ordre qu'ils prônent.

Et c'est aussi ce jour-là qu'apparaît un groupe de manifestants masqués, vêtus de noir, lançant une série d’attaques contre des succursales de banques et plusieurs magasins de grandes marques internationales. Ce premier black bloc du mouvement altermondialiste sera suivi par bien d’autres.

 

© The Hated One

 

« Le recours à la tactique du black bloc lors de la “ bataille de Seattle” avait été précédé, dans les années 1990, d’une série d’actions de désobéissance civile non violente menées par des écologistes radicaux de la côte Ouest américaine. Même si les écologistes n’oppo­saient aucune résistance, les policiers avaient utilisé le poivre de Cayenne, qui brûle les yeux, et les avaient arrêtés en masse. Prévoyant une répétition de ce scénario à Seattle, des activistes ont alors décidé d’adopter une tactique mobile, celle du black bloc, qui leur éviterait à la fois les blessures dues au gaz lacrymogène et au poivre de Cayenne et l’arrestation de masse », raconte Francis Dupuis-Déri dans son livre Les Black Blocs – La liberté et l’égalité se manifestent (éditions Lux Québec). 

Dès cette époque, les condamnations de la part des organisateurs des contre-sommets, jugeant que l'intervention violente, et non coordonnée, des black blocs met en péril les participants ayant choisi un autre mode d'action, sont quasi unanimes. Dix ans plus tard, à l’occasion du mouvement Occupy, notamment aux États-Unis et au Canada, une nouvelle passe d’armes oppose, pour le dire vite, « progressistes » et « anarchistes » sur la « diversité des tactiques ».

Pour les premiers, le journaliste Chris Hedges publie un texte sur Truthdig.com, dans lequel il explique que « les anarchistes du black bloc, qui ont été actifs dans les rues d’Oakland et d’autres villes, sont le cancer du mouvement d’occupation » et « un cadeau du ciel à l’État de sécurité et de surveillance ». 

L’anthropologue et anarchiste David Graeber, impliqué dans le mouvement Occupy, lui répond dans un long texte. En substance, explique-t-il, criminaliser les black blocs, c’est exercer en soi une violence et surtout donner un blanc-seing à l’État pour toujours plus de répression. Revenant sur l’expression « cancer du mouvement » utilisée par Hedges, Graeber répond : « Cette affirmation est non seulement inexacte sur le plan factuel, mais elle est aussi littéralement dangereuse. C’est le genre de désinformation qui peut vraiment faire tuer des gens. En fait, à mon avis, il est beaucoup plus susceptible de le faire que n’importe quel autre geste posé par un adolescent vêtu de noir qui lance des pierres. »

 

 

 

Que ce soit en 1999, en 2011 ou aujourd’hui, les termes du débat sont toujours peu ou prou les mêmes. L’action violente empêcherait les mouvements de devenir massifs en faisant peur aux personnes les plus pacifistes, l’action violente attirerait la répression policière, l’action violente détournerait l’attention des médias qui ne parleraient plus des revendications d’un mouvement, l'action violente, enfin, serait le fait de jeunes « casseurs » sans pensée politique.

Si ces arguments ont longtemps fait mouche, ils sont aujourd’hui davantage débattus. Et pour cause : la donne politique et économique mondiale, marquée par un néolibéralisme violent et une guerre sociale mondiale, ainsi que l'urgence écologique provoquent un questionnement renouvelé sur les modes d'action.

Sans parler, évidemment, de la virulence de la répression policière (comme l'a montré, en France, le mouvement des gilets jaunes) et de l'échec répété des mobilisations traditionnelles, encadrées par les syndicats ou les principaux partis de gauche, ces dernières années.

Dans le monde aussi, le débat stratégique revient en force. Au Chili, un mouvement lancé par des étudiants contre l’augmentation du prix des billets des transports en commun a rapidement tourné à l’émeute. Les étudiants ont été rejoints par les plus précaires de la population chilienne, au point que le gouvernement a déployé l’armée dans les rues des grandes villes et annoncé un couvre-feu.

Au Liban, c’est une taxe sur l’application WhatsApp, notamment, qui a mis les gens dans la rue, provoquant de nombreuses violences : le gouvernement a là aussi reculé. Et malgré les violences, le nombre de manifestants a augmenté.

À Hong Kong, le mouvement de protestation a été lancé en réponse à un projet de loi sur l’extradition vers la Chine : le gouvernement a été obligé d’ajourner sa décision. Les émeutes se poursuivent en dépit de mesures de police de plus en plus dures, et le soutien de la population au mouvement n’a pas sensiblement décliné. C’est même l’alliance entre les « violents » (les « braves » comme ils s’appellent) et les « pacifistes » qui explique en partie la force du mouvement.

En France, le mouvement des gilets jaunes a forcé le gouvernement à prendre des mesures, même insuffisantes, dont des coups de pouce budgétaires et une convention citoyenne sur le climat. Ce dernier point fait partie des quatre demandes d’Extinction Rebellion France. Et là encore, cette mobilisation a posé la question de la violence de manière assez différente que dans les manifestations classiques – entre justification des occupations (les ronds-points) et débat sur l'attitude à adopter face à des forces de l'ordre qui ont usé d'armes extrêmement dangereuses.

« Glorifier les arrestations, c’est bien beau, mais tu ne peux pas dire ça au comité Adama »

Tous ces exemples montrent bien que l’approche binaire violence/non-violence est sans doute largement réductrice. Héros français de la désobéissance civile, José Bové, quand il démonte un MacDonald’s ou fauche un champ OGM, ne s’en prend-il pas à la propriété privée au même titre que des membres du black bloc brisant une vitrine bancaire ?

L’universitaire brésilien Pablo Ortellado, cité par Francis Dupuis-Déri dans son livre sur les black blocs, estime que cette tactique, telle que reprise aux États-Unis dans les années 1990, « s’inscrit en fait dans la tradition de la désobéissance civile non violente, puisqu’il s’agit principalement de transgresser volontairement la loi et d’agir contre la propriété privée ou publique, sans blesser d’êtres humains, pour attirer l’attention des médias et du public, voire provoquer la répression policière pour révéler la violence du système ».

 

© CNEWS

 

La question de la définition du terme « violence » surgit ici. Dans l’essai fréquemment cité par les adeptes de la non-violence, Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict (Columbia University Press, 2012), Maria J. Stephan et Erica Chenoweth ont étudié plus de 300 campagnes de résistance selon qu’elles ont été principalement violentes ou principalement non-violentes. Il en ressort, pour les autrices, que la non-violence est beaucoup plus efficace que la violence – elle atteindrait deux fois plus souvent son objectif. 

Philippe Quirion, docteur en économie de l'École des Mines de Paris, chercheur en économie de l'environnement et de l'énergie, membre de l’association négaWatt, a publié le 3 octobre dernier un compte-rendu de l’ouvrage dans lequel il estime que le mouvement écologiste doit « assumer le choix clair et exclusif de la non-violence ». Et de poursuivre : la non-violence « n’est pas irréaliste, elle est efficace, plus en tout cas plus que la violence politique ».

Pourtant, à bien y regarder, Maria J. Stephan et Erica Chenoweth procèdent d’un biais dans le choix même de leur objet d’étude : pour qu’une campagne soit considérée comme violente, elles se sont fondées sur des listes de conflits armés ayant fait plus de 1 000 morts parmi les combattants. Pour qu’une campagne soit considérée comme non violente, les deux chercheuses ont repris une liste de grandes campagnes fournie par des « experts en conflit non violent ». 

Pour Peter Gelderloos, philosophe et essayiste, auteur notamment de Comment la non-violence protège l’État (éditions Libres, 2018), Stephan et Chenoweth « comparent des pommes et des oranges, alignant des mouvements sociaux contre des guerres, comme si ces différents types de conflits surgissaient dans les mêmes circonstances et n'étaient que le résultat des choix de leurs participants ».

 

5019f7158a8feb0c6c7c180552a7432a.jpgÀ Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) en août, des militants d'ANV-COP21 brandissent des portraits d'Emmanuel Macron volés dans des mairies. Un acte de désobéissance civile revendiquée. © Yann Levy / Hans Lucas

 

La non-violence est dans l’ADN d’Extinction Rebellion qui, dans ses dix principes, revendique d’utiliser « une stratégie et des tactiques non violentes comme moyen le plus efficace de provoquer le changement » (point 9). Cette allusion à l’étude de Stephan et Chenoweth s’accompagne, dans un autre principe (point 2), d’une autre allusion à Erica Chenoweth, et plus précisément à une conférence dans laquelle celle-ci estime qu’il suffit de mobiliser 3,5 % de la population d’un État pour réussir une révolution non violente.

Pour massifier la mobilisation, XR, tout comme ANV-COP21 et Alternatiba, prône donc la non-violence et la désobéissance civile. Tous ces mouvements demandent, lors de leurs actions, d’agir à visage découvert et de prendre le risque de l’arrestation. Or, de telles exigences sont, paradoxalement, exclusives. « Glorifier les arrestations, c’est bien beau, mais tu ne peux pas dire ça au comité Adama », résume d’un trait Nicolas Haeringer, coordinateur mondial pour l’ONG 350.org et vieux routier des mouvements altermondialistes et environnementaux.

 

41835c455d2599f6667fb9be8fc6705a.jpgUne banderole est déployée lors de l'occupation du centre commercial Italie 2 par des militants d'Extinction Rebellion, des gilets jaunes et des membres du comité Adama, à Paris, le 5 octobre. © CG

 

Dans son essai La Conscience politique (Fayard, 2019), le philosophe et sociologue radical Geoffroy de Lagasnerie écrit : « Lorsque des chercheurs ou des militants s’affirment “non violents” et soutiennent le recours à des moyens d’action et de protestations présentés comme pacifiques, on pourrait faire valoir que, en fait, ils ne sont pas “non violents”. Ils acceptent seulement de laisser le monopole de la violence à l’État, ils acceptent que la police les déloge ou les frappe sans réagir, les expulse d’un bâtiment, peut-être même les empoisonne… […] Quelqu’un qui se dit non violent devrait en fait dire : je suis favorable au monopole étatique de la violence et au sacrifice de soi. »

Le politologue Olivier Fillieule, cité par Francis Dupuis-Déri dans son livre sur les black blocs, juge qu’il existe de fait un « esprit de connivence » entre organisateurs et policiers. Citée dans le même ouvrage, la politologue Isabelle Sommier note pour sa part que « les exigences de l’ordre interne du défilé » organisé par de grandes institutions militantes correspondent aux « exigences de l’ordre public », puisqu’ils sont «  menacés l’un et l’autre par les “éléments perturbateurs”, “incontrôlés” ou autres “casseurs” ».

Chacun à leur manière, ces auteurs décrivent un mouvement non violent réservé ou en tout cas dominé par des privilégiés. Dans Comment la non-violence protège l’État, Peter Gelderloos écrit : « La non-violence refuse de reconnaître qu’elle ne peut marcher que pour les privilégiés, dont le statut d’agents et de bénéficiaires d’une hiérarchie violente est précisément protégé par la violence. » À l’inverse, une partie de la population n’aurait que peu de chance de se faire entendre.

Comme l’expliquent Richard Andrew Cloward et Frances Fox Piven dans Les Mouvements populaires – Pourquoi ils réussissent, comment ils échouent« certains pauvres voient parfois leur participation institutionnelle réduite à si peu de chose que la seule “contribution” qu’ils peuvent refuser est celle de la tranquillité de la vie civile : ils peuvent manifester violemment dans la rue ».

Dans Languages of the Unheard, son ouvrage consacré à la question « violence-non violence », le philosophe Stephen D’Arcy cite Martin Luther King : « Ce que nous devons voir, c’est qu’une émeute est le langage de l’inouï [dans le sens de non-entendu, le titre de son livre – ndlr]. » Pour D’Arcy, la ligne ne doit pas être tracée entre violence et non-violence, mais entre le fait de savoir si une action, quelle qu’elle soit, est démocratique ou anti-démocratique. C’est selon lui à cette aune que toute décision tactique ou stratégique devrait être prise.

Mais ce principe laisse de côté « la question du répertoire d’actions, qui doit changer », estime Nicolas Haeringer. « C’est flagrant dans la phase actuelle, en fait, ajoute-t-il. Chacun essaie de trouver un autre répertoire, soit dans l’action, soit dans la théorie, mais personne n’a trouvé le truc qui fonctionne, qui puisse permettre de revendiquer des victoires significatives. »

Pour le coordinateur mondial de 350.org, ces débats sur la violence « sont probablement le reflet du fait que notre répertoire d’action n’est plus adapté au contexte actuel : l’urgence à peu près absolue sur le plan climatique, à quoi s’ajoute notre démocratie dysfonctionnelle ».

 

ab0891235207b567e562863c8dbef5ed.jpgSlogan lycéen dans une manifestation à Paris contre la loi Travail, en avril 2016. © KS

 

Un texte publié en 2016 sur le site lundimatin, dans les suites du mouvement contre la loi sur le travail, ne disait pas autre chose : « Petit à petit, la “question de la violence” apparaît pour ce qu’elle est : une diversion. Tant que nous continuons à parler de ça, et surtout à en parler en termes moraux ou idéologiques, nous n’affronterons pas les vrais problèmes stratégiques posés par les manifestations. Faire l’apologie de la violence, encore une fois, n’amènera à rien. Il y a déjà bien assez de gens prêts à se défendre de la police. Ce qui manque, c’est justement un cortège à protéger. »

Deux des quatre revendications d’Extinction Rebellion pourraient-elles servir de point de départ ? Le mouvement demande d’une part « la réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone en 2025, grâce à une réduction de la consommation et une descente énergétique planifiée » et d’autre part « l’arrêt immédiat de la destruction des écosystèmes océaniques et terrestres, à l’origine d’une extinction massive du monde vivant ».

 

fa1b0938d7ca2feb6ae149dbe234b4a7.pngUne campagne d'Alternatiba en 2018. © DR

 

Deux objectifs très clairs mais qui manquent d’une ou de plusieurs stratégies pour y parvenir. Ce manque aboutit à un paradoxe : XR a des objectifs mais ne propose, pour y parvenir, que des tactiques – la désobéissance civile, le blocage, l’occupation –, sans stratégies. Il se met ainsi en position de demander à l’État de définir cette stratégie. De là une incompréhension, sans doute, avec les autres acteurs – plus radicaux – du mouvement climat qui, eux, demandent un changement de système – en clair, la sortie du capitalisme.

Dans son dernier post de blog sur le site du Monde diplomatique, l’économiste hétérodoxe Frédéric Lordon résume ce point de vue en s’appuyant sur le livre La Violence : oui ou non, écrit au début des années 1980 par le philosophe Günther Anders : « Si des hommes ont monté une machine qui à coup sûr détruira l’humanité, il faut détruire la machine et, si nécessaire, ses hommes, avant qu’ils ne nous détruisent. C’est ce qu’il dit [Günther Anders]. Carrément. Oui ou non, en lieu et place de Oui ou non ?, signifie non qu’“il y a du pour et du contre” mais qu’il y a deux camps, et qu’il va falloir choisir. Il y a ceux qui laisseront faire la destruction de l’humanité par inconséquence, c’est-à-dire refus des moyens, et il y aura les autres. » 

« Pour le dire simplement, écrit Peter Gelderloos, si un mouvement ne constitue pas une menace, il ne peut pas changer un système fondé sur la coercition et la violence centralisées, et si ce mouvement ne distingue pas et n’exerce pas le pouvoir qui lui permet de devenir une menace, il ne peut pas détruire un tel système. »

C’est pourtant le programme que s’est fixé le mouvement climat : « Changer le système, pas le climat », proclament régulièrement banderoles et panneaux lors des grands rendez-vous. C’est dire l’importance du débat stratégique qui y fait rage, et qui pourrait aboutir, s’il se poursuit sans de trop profondes divisions, à redéfinir les lignes de partage traditionnelles entre des modes d’action parfois jugés antinomiques.

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