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Pénuries de médicaments : « En trois ans, il doit être possible de poser les bases solides d’un plan industriel pharmaceutique »

 

Pauline Londeix, Jérôme Martin, Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament

 

Deux ans et demi après le début de la crise due au Covid-19, l’incapacité des pouvoirs publics à faire face à des manques de médicaments de base produits hors de France est choquante, estiment Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, dans une tribune au « Monde ».

 

Le 22 décembre 2022, la République populaire de Chine annonçait suspendre l’exportation de certains médicaments, comme l’ibuprofène. Elle entend répondre ainsi aux besoins de sa population, 1,4 milliard d’habitants confrontés à un rebond de la pandémie de Covid-19. « C’est une situation désespérée et c’est chacun pour soi », expliquait un officiel de la ville de Nankin.

 

Quatre-vingts pour cent de la production des principes actifs pharmaceutiques nécessaires aux médicaments que nous consommons sont produits en Chine et en Inde. Nous savons pourtant ce qu’implique une telle dépendance. En décembre 2019, à cause du Covid-19, des usines chinoises avaient dû momentanément fermer. En mars 2020, l’Inde avait fermé ses frontières aux exportations pour certains médicaments. La combinaison de ces deux phénomènes, à laquelle s’ajoutait l’explosion de la demande mondiale, avait provoqué des ruptures dans les hôpitaux parisiens. L’annonce chinoise du 22 décembre ressemble donc à la répétition d’un même mauvais scénario. Sommes-nous mieux préparés qu’il y a trois ans ? On peut en douter, tant l’action publique ne semble pas avoir pris en compte cette dépendance et l’évolution du contexte international.

 

A chaque nouvelle rupture de médicaments, nous en rappelons les causes structurelles, l’ultraconcentration de la fabrication et l’inscription des produits de santé dans des logiques marchandes et financières. Nous montrons la nécessité d’une production locale de médicaments, au moins en partie publique, dans différents sites de production, et du recours à la production hospitalière, ainsi que d’une coordination de cette production avec les autres pays européens. S’il n’est certes pas possible d’improviser un plan industriel pharmaceutique en trois ans, il est néanmoins possible d’en poser des bases solides. D’autres pays le font, pourquoi pas la France ?

 

Chantiers de fond

A chaque fois que nous mettons en avant ces réformes structurelles pragmatiques, on nous oppose l’urgence de la situation, qui épuiserait l’essentiel des ressources et des actions possibles. Pourtant, des autorités compétentes devraient être à même de mettre en place les réponses à court terme adaptées et de lancer les chantiers de fond qui permettent de prévenir, réduire et mieux anticiper les pénuries. De 132 ruptures ou tensions signalées en 2011, on est passé à 2 160 en 2021. Pense-t-on que les seules mesures de gestion de l’urgence, sans un travail de fond pour endiguer cette explosion, soient efficaces et tenables, même à très court terme ? Et se rend-on compte du danger qu’il y a à repousser des mesures indispensables à notre sécurité sanitaire au motif qu’elles seraient longues à être mises en place ?


Les entreprises pharmaceutiques prétendent que les prix trop bas de certains médicaments n’inciteraient pas suffisamment les industriels à garantir la continuité de la chaîne d’approvisionnement, ce qui expliquerait les ruptures. Mais si les entreprises ne trouvent plus d’intérêt à produire ces médicaments, c’est une raison supplémentaire pour que le secteur public s’en charge. L’argent public serait alors utilisé pour un dispositif transparent qui répondrait aux besoins en santé. Car, actuellement, l’opacité la plus totale demeure sur la fixation de ces prix, sur le coût de production, les investissements réels des firmes, les aides publiques reçues, et empêche de se prononcer sur la pertinence des demandes des industriels.

 

Les autorités sanitaires, notamment l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, semblent quant à elles dépassées. Elles n’ont pas su anticiper les pénuries d’amoxicilline en France, qui faisaient pourtant depuis des semaines les titres de la presse internationale. L’agence a, depuis, envisagé d’importer cet antibiotique de pays de l’hémisphère Sud pourtant touchés par les mêmes ruptures. Elle a aussi proposé aux parents de diluer eux-mêmes des formes adultes pour en permettre un usage pédiatrique, avec des risques d’erreurs de posologie. De telles pratiques peuvent par ailleurs être considérées, selon les normes de l’Organisation mondiale de la santé, comme des sous-standards.

 

Faillite collective

Perte de compétence parmi les hauts fonctionnaires sur ces questions, liens d’intérêt, influence des cabinets de conseil, dogmatisme ? Comment la France en est-elle arrivée là ? Aussi multiples soient les raisons de cette faillite collective, l’heure est à établir les responsabilités au plus vite. Tout comme doit être prise la mesure des profondes mutations en cours, dans un contexte de guerre ayant des répercussions sur le prix de l’énergie, des matières premières, et provoquant des pénuries en cascade. Des usines chinoises peuvent fermer faute de personnel. L’escalade qui continue autour de Taïwan et une éventuelle attaque militaire pourraient avoir des conséquences géostratégiques majeures, et la production pharmaceutique dont nous dépendons pourrait devenir un levier diplomatique ou une arme de guerre économique. Il n’est plus possible de faire comme si le monde d’aujourd’hui était le même que celui d’avant la pandémie et d’avant l’offensive russe en Ukraine en février 2022.


Sans médicaments, nous ne pourrons plus nous soigner. Si la Chine ferme ses frontières aux exportations, ni la main invisible du marché, ni les multinationales pharmaceutiques, ni les incantations des ministres François Braun ou Roland Lescure, qui ont déclaré récemment que tout rentrerait dans l’ordre d’ici peu, ni les discours non suivis d’actes d’Emmanuel Macron ne suffiront. On parle de la fabrication de produits vitaux pour des millions de personnes. Il est temps d’avoir les débats et les politiques à la hauteur.

 

Les changements qui sont en cours et leurs conséquences, dans les hôpitaux, dans les pharmacies de ville, pour nous-mêmes, pour nos proches, pour les soignants, devraient nous alarmer. L’exécutif, les gouvernements successifs, les oppositions de gauche et de droite doivent prendre conscience de la gravité de la situation et agir en conséquence. Il s’agit de mesurer combien des décisions industrielles prises se traduisent concrètement pour chacun d’entre nous. Ce ne sont pas les alertes qui génèrent la panique, mais au contraire le manque d’anticipation, le déni et la légèreté des responsables politiques et administratifs qui, en refusant une approche globale et structurelle des pénuries, en mettant le droit à la santé en bas de leurs priorités, en répétant les mêmes objections démontées de longue date, nous font perdre un temps considérable dans cette course pour garantir notre sécurité sanitaire.